Article élu d'intérêt général
Les lecteurs d’Élucid ont voté pour rendre cet article gratuit. Date de publication originale : 16/03/2022
La France doit-elle encore s’impliquer dans des projets militaires européens coûteux aux résultats médiocres ?
Abonnement Élucid
L’invasion de l’Ukraine par les forces armées russes précipite le passage à un nouvel ordre géostratégique. La perspective de conflits de haute intensité entre États, agitée comme de plus en plus probable ces dernières années, se concrétise soudain à l’initiative du président russe ; en quelques heures, un cadre vieux de trente ans s’en trouve balayé. Dominé, non pas par la paix, mais par les guerres dites asymétriques, il voyait certains États s’opposer, loin de leur territoire, à des formations armées non étatiques.
Les années qui viennent seront donc celles d’une redécouverte de ce qu’implique aux plans stratégiques, tactiques et humains la guerre de haute intensité. L’aggiornamento devra aussi concerner les questions d’ordre technique, liées à la conception, à la production et à l’entretien de matériels militaires. Cela vaut tout particulièrement pour les programmes franco-allemands en cours, à propos desquels demeurent de nombreuses interrogations.
Des programmes de moins en moins performants
Dans les années 1960 et 1970, les coopérations entre États européens ont régulièrement abouti à la production de matériels performants, dont témoignent leurs longues carrières opérationnelles ; ce fut le cas, par exemple, du Jaguar, avion d’appui au sol franco-britannique, ou encore du Milan (missile antichar), du Transall (avion de transport) et de l’Alphajet (avion d’entraînement), tous issus de la coopération franco-allemande.
À partir des années 1990, en revanche, les partenariats de ce type ont accumulé les problèmes : retard de livraison, inflation des coûts d’acquisition, capacités opérationnelles limitées, envolée des coûts de maintenance… Si certains facteurs à l’origine de ces problèmes peuvent être qualifiés d’exogènes – à l’exemple de la baisse des commandes étatiques en cours de programme en raison de la diminution des budgets nationaux de défense – d’autres sont inhérents à la nature même de ces projets, tels qu’on les conçoit à l’époque : la multiplication des États impliqués, loin de faire diminuer les coûts, peut les augmenter au contraire en raison de la variété des spécifications techniques imposées par chacun d’entre eux ; la complexité technique s’ajoute donc à la complexification des relations entre un nombre de partenaires accrus pour rendre le projet difficile à gérer.
Trois programmes majeurs illustrent clairement cette dérive, à commencer par l’hélicoptère NH 90. Fruit d’une coopération entre neuf États, laborieusement conçus à partir des années 1990, livré avec retard dans les années 2010, il souffre en outre d’un taux de disponibilité très bas qui inquiète officiellement les autorités militaires et civiles : en novembre dernier, seuls quatre hélicoptères sur les 27 dont dispose la Marine nationale étaient disponibles ; la faute à des problèmes récurrents de corrosion et à un entretien complexe et coûteux, une heure de vol supposant plus de trente heures d’opération de maintenance…
Confrontée à des difficultés comparables, l’Australie - qui réclame du matériel fiable face à la montée en puissance de la Chine - a annoncé récemment qu’elle allait se séparer de sa flotte de NH 90 au profit de MH-60 américains. Le Tigre, quant à lui, est un hélicoptère de combat qui a apporté la preuve de son efficacité au feu en Afghanistan, en Libye et au Sahel. Mais l’appareil s’est révélé fragile à certains égards et souffre d’un entretien coûteux qui nuit gravement, là aussi, à sa disponibilité. L’Australie, qui en avait acquis une vingtaine au début des années 2000, a décidé de s’en débarrasser au profit, une fois de plus, de matériel américain.
Il semble que l’Allemagne soit sur le point de faire un choix identique. Dans l’immédiat, Berlin a refusé de participer au financement de la modernisation à mi-vie du Tigre (un chantier à 5,5 milliards d’euros) ; cette décision a d’importantes conséquences pour la France, obligée de revoir à la baisse son propre plan de modernisation, qui ne concernera que 42 appareils sur 67.
Enfin, l’A400M, avion de transport militaire, est le fruit d’une coopération entre sept États lancée au début des années 2000. C’est un bel engin, dont les capacités de transport dépassent de loin tout ce que les armées françaises ont eu à leur disposition jusqu’à présent. Mais l’envolée des coûts de conception dans les années 2000 aurait condamné le programme si le gouvernement français, soucieux d’afficher un succès pour « l’Europe de la défense », n’avait pas accepté de prendre à sa charge une partie de ce surcoût. « C’est le programme phare de ce que peut représenter la volonté de produire des programmes communs », affirmait en janvier 2010 le ministre de la Défense Hervé Morin, exprimant par-là l’idée que, pour ce cas d’espèce et à la différence de tous les autres, les considérations financières devaient être considérées comme secondaires.
Deux mois plus tard, il fut décidé que la France financerait à hauteur de 550 millions d’euros le surcoût de 5 milliards annoncé par Airbus, quand, parallèlement, le Président Sarkozy décidait d’abaisser dans des proportions inédites les capacités militaires de la France en supprimant 54 000 postes au sein du ministère de la Défense… Une dizaine d’années s’avéra ensuite nécessaire pour résoudre certains problèmes techniques et pour atteindre les capacités opérationnelles attendues par les militaires français : ravitaillement des hélicoptères en vol, largage des parachutistes par les deux portes latérales, atterrissage sur des terrains sommaires, etc. Pour pallier à tous ces retards, la France dut même acquérir quatre C130 J auprès du constructeur américain Lockheed-Martin.
En 2020, le surcoût annoncé du programme atteignait les 10 milliards d’euros, soit le double de la somme initialement estimée.
On le voit donc : faire de la coopération industrielle entre États une fin en soi au nom de « l’Europe » est tout sauf un choix rationnel. Cette politique, mise en œuvre avec constance depuis trois décennies, a le plus souvent affaibli dans la durée les capacités opérationnelles des armées françaises, tout en se révélant coûteuse pour les finances publiques : de l’inconvénient d’une politique de défense dictée par des impératifs idéologiques.
Le SCAF, inutile et périlleux
Or, il se trouve que la France est engagée aujourd’hui dans un projet majeur, voulu par l’actuel président, qui a toutes chances d’aboutir à son tour aux déboires observés auparavant.
Alors qu’il est encore dans les limbes, le SCAF (Système de Combat Aérien du Futur) a déjà fait couler beaucoup d’encre. Annoncé en juillet 2017, ce projet franco-allemand trouve son origine, côté français, dans la volonté d’Emmanuel Macron, élu deux mois plus tôt, de donner corps et consistance à son ambition de refonder « l’Europe ». Ce faisant, le nouveau président agit en fonction d’un critère politique, sinon idéologique - abandonnant un projet initial élaboré avec le Royaume-Uni avant le Brexit -, sans s’encombrer de considérations industrielles, opérationnelles ou géopolitiques.
Pour justifier le choix du partenariat franco-allemand, quelques semaines plus tard, le Chef d’état-major de l’Armée de l’air pouvait même déclarer, sans souci de cohérence : « Qu’on le veuille ou non, l’aviation de combat fait partie des marqueurs de puissance d’un pays, du fait des capacités militaires essentielles qu’elle permet de déployer et du niveau technologique requis qui signe la capacité d’un pays à garantir sa souveraineté. J’estime donc qu’il s’agit d’un enjeu stratégique »…
Depuis cette époque, d’innombrables péripéties ont porté atteinte à la mise en œuvre du projet. Elles découlent d’abord de la difficulté de l’Allemagne à accepter dans les faits le leadership industriel de la France qu’elle a pourtant reconnu initialement. En juin 2021, après que la Cour des comptes allemande et l’Office fédéral des équipements de la Bundeswehr ont dénoncé la part trop grande faite selon eux à l’industrie française dans le projet, les députés n’ont accepté d’allouer au ministère de la Défense que 1,3 milliard d’euros sur les 4,5 qu’il demandait au titre de la contribution de l’Allemagne au SCAF.
Cette réticence avait été exprimée quelques mois plus tôt, en février 2021, par la chancelière allemande en personne : « C’est un projet sous leadership français, mais il faut quand même que les partenaires allemands puissent être à un niveau satisfaisant face à leurs homologues. Nous devons donc voir très précisément les questions de propriété industrielle, de partage des tâches et de partage de leadership », avait-elle affirmé à l’issue d’un conseil franco-allemand de défense.
À cette sortie, la ministre des armées française avait répondu quelques jours plus tard, sur un registre sentimental : « C’est quelque chose que vous ne pouvez faire qu’avec de vrais amis, ceux qui tiennent parole, qui sont bien conscients que nos destinées nationales vont de pair avec notre identité et notre engagement européens » ; au mois de mars suivant, devant la complexité croissante des discussions entre industriels concernés, elle fut contrainte de préciser que la France ne transigerait pas sur la question de son leadership, ancré dans une supériorité technique et industrielle objective.
Autre facteur de blocage : l’ambiguïté de l’engagement allemand, vis-à-vis de l’ambition française d’une « Europe de la Défense » en général et à propos du SCAF en particulier. De nombreuses décisions ou annonces faites par Berlin témoignent ainsi de son manque d’engagement : volonté de créer un démonstrateur propre qui concurrencerait celui de Dassault, achat d’avions américains (des F35 aux dernières nouvelles) pour remplacer ses Tornado vieillissants, échec probable du projet franco-allemand d’avion de patrouille maritime depuis que Berlin a annoncé vouloir remplacer sa flotte par des P8 Poséidon de Boeing, mais aussi enlisement du programme du char du futur.
Si l’on ajoute à cela l’intégration de l’Espagne au projet, les concessions que Dassault a dû consentir pour le faire avancer et l’annonce par l’Espagne qu’elle envisageait elle aussi d’acquérir des F35, on comprend que le PDG de Dassault ait tenu à rappeler que la France était tout à fait capable de concevoir et de produire seule un avion de combat de nouvelle génération. En décembre dernier, Florence Parly constatait que, si les négociations avaient avancé significativement, le contrat principal n’était toujours pas signé ; quelques semaines plus tard, un rapport parlementaire évoquait même ouvertement le risque d’un échec du projet.
Au-delà de toutes ces difficultés, le succès éclatant du Rafale ne suffit-il pas à invalider le SCAF ? L’avion de Dassault est une réussite technique, opérationnelle et commerciale. Illustration de l’excellence française en matière d’aéronautique militaire, il démontre à lui seul que les programmes les plus ambitieux peuvent être conduits dans ce domaine sur notre seule base nationale.
Le SCAF, à l’inverse, correspond à une inutile prise de risque susceptible d’aboutir, à horizon de quinze ans, à une sorte de F35 européen – soit un avion très coûteux à entretenir et aux performances opérationnelles médiocres. Même s’il était un succès, il induirait une interdépendance vis-à-vis de l’Allemagne et de l’Espagne dont on ne voit pas en quoi elle serait bénéfique à notre pays, sauf à tomber, encore une fois, dans les illusions d’une Europe de la Défense que les trois décennies écoulées devraient permettre de dénoncer comme une chimère.
Cette Europe de la Défense est d’ailleurs vouée à figurer rapidement au nombre des victimes collatérales du conflit russo-ukrainien. Portée par l’actuel président, l’ambition française de constituer quelques formations militaires européennes autonomes – c’est-à-dire extérieure à l’OTAN – s’est toujours heurtée à la réticence unanime de nos partenaires européens. Les quelques concessions arrachées par Paris à ce sujet sont d’une portée stratégique dérisoire, et l’époque qui s’ouvre se prêtera moins encore que la précédente à leur amplification : pour de nombreuses années, l’immense majorité des États européens verront dans le lien transatlantique – c’est-à-dire dans la sujétion stratégique aux États-Unis, le meilleur gage de leur sécurité géopolitique. Ils n’ont jamais cessé de l’affirmer jusque-là, ils le feront plus clairement encore désormais.
La France, qui nourrit d’autres ambitions, ne peut plus prendre le risque de s’enferrer dans des projets coûteux, à l’efficacité incertaine, au profit d’une chimère. Il lui faut, au contraire, être plus au clair que jamais sur ses intérêts concrets. Dans le cadre des programmes d’armement, les critères d’efficacité, de coût et d’indépendance industrielle doivent désormais être considérés comme les seuls pertinents, loin des mirages idéologiques auxquels nous avons beaucoup sacrifié depuis trente ans. Face à la résurgence du risque stratégique dans l’ordre international, il en va tout simplement de notre sécurité et de notre liberté d’action.
Photo d'ouverture : La ministre allemande de la Défense, Annegret Kramp-Karrenbauer, la ministre française de la Défense, Florence Parly, et le secrétaire d'État espagnol à la Défense, Angel Olivares Ramirez, s'adressent à la presse après avoir signé un contrat sur le système aérien de combat futur (FCAS - SCAF) à l'hôtel de Brienne, le 20 février 2020 à Paris - Bertrand Guay - @AFP
Cet article est gratuit grâce aux contributions des abonnés !
Pour nous soutenir et avoir accès à tous les contenus, c'est par ici :
S’abonner
Accès illimité au site à partir de 1€
Déjà abonné ? Connectez-vous
5 commentaires
Devenez abonné !
Vous souhaitez pouvoir commenter nos articles et échanger avec notre communauté de lecteurs ? Abonnez-vous pour accéder à cette fonctionnalité.
S'abonner