Article élu d'intérêt général
Les lecteurs d’Élucid ont voté pour rendre cet article gratuit. Date de publication originale : 18/11/2024
Le concept de « démocratie européenne » n’en finira pas de nous faire rire. Une récente décision de la médiatrice de l’Union européenne nous en fournit une nouvelle illustration à propos d’un organe politique dont la notoriété est inversement proportionnelle à son importance dans la production des lois européennes : le Conseil d’Examen de la Réglementation (CER), un sous-organe de la Commission européenne.
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Le CER est composé de 9 membres (5 fonctionnaires de la Commission européenne et 4 experts externes), supposément indépendants, dont le rôle est d’évaluer la qualité des études d’impact accompagnant les projets de propositions de directives ou de règlements de la Commission européenne, avant que ceux-ci ne soient soumis à la discussion du Parlement européen et du Conseil de l’Union européenne. Pour comprendre toute son importance , un peu de contexte est nécessaire s’agissant de la procédure législative européenne.
Pour mémoire, la Commission européenne détient le monopole de l’initiative législative. Cela signifie qu’il n’y a qu’elle qui peut proposer des lois européennes (directives ou règlements), contrairement à ce qu’il se passe dans les démocraties où ce pouvoir est partagé entre les gouvernements et les parlements. En France, près d’un tiers des lois adoptées chaque année sont issues de propositions de loi du Parlement.
Ainsi, au niveau européen, les organes législatifs, que sont le Parlement européen et le Conseil de l’UE, ne peuvent donc pas proposer leurs propres textes législatifs. Avec un tel monopole, la Commission européenne dispose donc d’un pouvoir exorbitant : celui de décider des lois qui seront débattues et surtout des lois qui ne seront PAS débattues.
Un tel monopole facilite le travail des multinationales, qui n’ont pas à mener plusieurs batailles de front pour torpiller d’éventuels projets « socialisant » que pourraient proposer le Parlement européen ou le Conseil de l’UE. Elles peuvent donc concentrer leurs efforts sur la Commission et son administration.
L’industrie a très vite compris l’enjeu qu’il y avait à « contrôler » ce pouvoir d’initiative. Car qu’est-ce qu’une bonne directive ? C’est une directive qui n’est pas proposée. Nul besoin d’engager une armée de lobbyistes pour anéantir un texte qui irait un peu trop loin dans le sens du progrès social. Les grandes associations patronales ont donc poussé pendant des années pour la mise en place d’un ensemble d’outils visant à mettre sous contrôle l’initiative de la Commission, pour éviter toute « dérive » de la part de cette dernière.
Cet agenda, connu sous le nom de « Better Regulation » (« Mieux légiférer »), a été largement couronné de succès pour l’industrie, puisque la plupart des propositions visant à mettre sous contrôle le pouvoir d'initiative de la Commission ont fini par être mises en place. Nous avions déjà évoqué l’usage abusif des études d’impacts dans un précédent article, ce que certains appellent le « paralysis by analysis », c’est-à-dire noyer un projet de texte en le subordonnant à la réalisation d’un nombre irréaliste d’études d’impact.
D’autres dispositifs font donc désormais partie de l’arsenal « Better Regulation » : la généralisation des consultations à tous les stades de la chaîne législative, les « fitness checks », mais aussi et surtout le Conseil d’Examen de la Réglementation (CER).
Le pouvoir du CER : un droit de véto de fait sur les projets de directives
Nous l’avons dit, le rôle du CER est d’évaluer la qualité des études d’impacts qui doivent accompagner la plupart des propositions de directives et de règlements. Sur le principe, cela ne pose pas de problème ; il s’agit même plutôt d’une bonne pratique, puisque cela force les services de la Commission à être exigeants dans la façon dont ils pensent les textes qu’ils élaborent et les études d’impact associées.
Le problème, c’est l’effet des opinions rendues par le CER. En effet, en cas d’opinion négative sur une étude d’impact – ce qui arrive dans environ 40 % des cas – la proposition de directive s’arrête là, car elle ne peut être proposée pour adoption par le collège des commissaires.
En cas de rejet de l’étude d’impact, la Commission peut donc retravailler à la fois sa proposition et son étude d’impact (si la Commission ne retravaillait pas son projet de directive, il y aurait peu de chances que l’étude d’impact soit fondamentalement différente, d’où l’intérêt de retravailler les deux en même temps) en tenant compte des remarques faites par le CER pour lui resoumettre. En cas de deuxième rejet, seul le vice-président chargé des relations interinstitutionnelles et de la prospective peut soumettre l’initiative au collège des commissaires pour décider s’il y a lieu ou non de poursuivre la procédure.
Le CER, administrativement rattaché à la Commission, dispose donc de fait d’un droit de véto sur les projets de directives. La « démocratie européenne » permet donc à un organe non élu composé « d'experts » et de fonctionnaires de disposer d'un droit de véto contre des propositions législatives. Pourtant, dans une démocratie réelle, le droit de veto a un nom : le vote et il appartient au Parlement, seule institution légitime avec le peuple à être à même de juger du bien-fondé d'une loi.
Les pouvoirs du CER posent donc un problème en soi. Mais ce problème s’aggrave lorsque l'on s'intéresse aux membres du CER, à leurs fréquentations et à leurs motifs de rejets des études d’impacts.
Le CER et la directive sur le devoir de vigilance des multinationales : un cas d’école
L’organisation non gouvernementale Corporate Europe Observatory (CEO) a été la première, si ce n’est la seule, à avoir alerté sur la problématique du CER.
Dans un rapport de 2022, il montrait que le CER négligeait très souvent les aspects environnementaux et sociaux et faisait prévaloir les intérêts industriels. Concrètement, le CER ne demande que très rarement à ce qu’un texte soit plus exigeant sur le plan de la protection de l’environnement, des travailleurs ou des droits humains, mais retoque des études d’impacts et donc des propositions de directives jugées contraires à l’impératif de compétitivité.
Un exemple assez caricatural est son traitement de l’étude d’impact accompagnant la proposition de directives visant à instaurer un devoir de vigilance pour les multinationales. On sait aujourd’hui que le texte finalement adopté est assez pauvre et qu'il ne révolutionnera pas le capitalisme. La proposition initiale était pourtant réellement ambitieuse – avec notamment une responsabilité pesant sur la tête des membres du conseil d’administration en cas de manquement – et devait couvrir toutes les entreprises, y compris les PME. D'autre part, les victimes devaient avoir accès aux juridictions européennes pour porter plainte.
Évidemment, le projet a été massacré par les lobbyistes et en particulier par le Medef et l’AFEP (un autre lobby patronal). Cependant, en amont, une bataille invisible avait été livrée par le CER loin des citoyens, avant que le projet ne soit soumis à la délibération du Parlement européen et du Conseil de l’UE.
En mars 2021, le CER délivrait sa première opinion négative sur l’étude d’impact accompagnant la proposition de directive. Les motifs de cette décision furent tous plus fallacieux les uns que les autres : pour le CER, ni l’existence de violations de droits humains dans les chaînes de sous-traitance internationale ni l’absence de volonté des entreprises pour les éviter n’étaient suffisamment démontrées. Le CER ne considérait pas non plus que l’étude d’impact apportait des preuves satisfaisantes pour montrer qu’une approche par l’autorégulation n’était pas efficace. Était également dénoncé le fait que le point de vue des multinationales n’avait pas été assez pris en compte dans l’étude d’impact…
Et en novembre 2021, malgré une refonte totale de l’étude d’impact par la Commission (suite au premier avis négatif), le CER émettra un deuxième carton rouge, une deuxième opinion négative au motif que la création d’un devoir de vigilance pour les membres du conseil d’administration n’était pas bien justifiée, que les impératifs de compétitivité et d’innovation n’étaient pas assez pris en compte, et que l’inclusion des PME dans le champ d’application de ce nouveau devoir de vigilance n'était pas justifiée non plus.
Ce double rejet, salué par les organisations patronales, a contraint la Commission européenne à déposer une nouvelle version de la directive totalement diluée. Dans cette nouvelle version, la directive ne couvre plus que 1 % des entreprises européennes et exclut des pans entiers des chaînes de sous-traitance qui n’ont pas à faire l’objet de vigilance particulière.
C’est suite à cet « épisode » que le CEO a porté plainte auprès de la médiatrice de l’UE, qui a ensuite ouvert une enquête concernant deux points :
- les interactions du CER et de ses membres avec les représentants d'intérêts en général (c’est-à-dire avec les lobbys), et les mécanismes en place pour s'assurer qu'il n'y a pas de conflit d'intérêts ou d'influence indue sur les travaux du CER ;
- la composition du CER et la question de savoir s'il existe une diversité suffisante d'expertise.
La décision de la médiatrice de l’UE
Il ressort de cette décision et de cette enquête que les membres du CER, sous prétexte de sensibiliser des acteurs extérieurs sur leurs activités et d’échanger sur leurs méthodes de travail, avaient bien rencontré des lobbyistes, ce qui, selon la médiatrice, comporte un risque d’influence indue sur ses activités :
« La Médiatrice ne voit pas clairement comment les activités de sensibilisation, sous la forme de réunions avec des représentants d’intérêts individuels, pourraient contribuer à l’élaboration de méthodes d’amélioration de la réglementation. […] La Médiatrice ne trouve pas convaincant que les membres du CER doivent rencontrer des représentants d’intérêts individuels à ces fins.
Au contraire, la Médiatrice voit très bien les risques liés à de tels contacts directs lorsqu’il s’agit de la perception de l’indépendance du CER. Elle estime que, si les activités de sensibilisation des membres du CER, en particulier les réunions avec des représentants d’intérêts, suscitent des doutes quant à l’indépendance et à l’impartialité du CER, les membres du CER devraient s’abstenir de telles activités, même s’ils estiment que ces activités ne comportent aucun risque réel d’être indûment influencés. »
Sur le deuxième point, alors que selon une communication de la Commission (2015), « l’expertise des membres du CER doit couvrir la macroéconomie, la microéconomie, la politique sociale et la politique environnementale », il s'avère que selon la médiatrice de l’UE, le CER ne semble pas avoir de membre ayant une expertise sur les questions sociales et environnementales :
« La Médiatrice estime que les explications de la Commission concernant la composition du CER ne sont pas tout à fait claires. En particulier, la Commission n’a pas expliqué si elle garantissait la diversité de l’expertise requise parmi les membres du CER en tenant compte des diplômes universitaires des candidats, de leur expérience professionnelle ultérieure ou de tout autre facteur. La Commission n’a pas non plus expliqué si elle garantissait la diversité de l’expertise requise en recrutant les membres du CER parmi des candidats ayant une expérience des pouvoirs publics, de l’industrie et de la société civile.
À ce titre, la Médiatrice estime que la Commission devrait veiller à ce que, à l’avenir, la composition du comité d’examen de la réglementation corresponde clairement à la diversité des compétences requises dans sa communication sur le comité d’examen de la réglementation. La Commission devrait également décrire clairement les critères qu’elle applique pour sélectionner les membres du CER à cette fin. »
C’est donc en des termes très diplomatiques que la médiatrice de l’Union européenne invite le CER et ses membres à ne plus se moquer du monde.
Toutefois, même si à l’avenir le CER mettait de l’ordre dans son fonctionnement, on peut rester sceptique quant au fait que celui-ci se mette à critiquer un jour une étude d’impact parce qu’une proposition de directive ne va pas assez loin dans la défense des droits de l’homme, de l’environnement et des travailleurs. L’agenda ayant poussé à sa création avait précisément le but inverse. Ses règles internes ont d’ailleurs été modifiées en décembre 2022 pour accorder une attention plus importante encore à l’impératif de préservation de la compétitivité des entreprises européennes lors de ses évaluations.
Le CER fait donc aujourd’hui exactement ce qu’on attendait de lui lors de sa création. Et on peut raisonnablement imaginer que le jour où celui-ci deviendrait un agent du socialisme au sein de la Commission européenne, les lobbys qui avaient poussé à sa création, pousseraient alors à sa disparition.
Cette décision illustre bien à quel point les conflits d’intérêts font système au sein de la Commission européenne, à quel point le phénomène de « capture réglementaire » (regulatory capture) se retrouve à tous les maillons de la chaîne législative, y compris avant même qu’un texte ne soit soumis à la délibération. Nous voilà donc aux antipodes de la « démocratie européenne » ...
Photo d'ouverture : Alexandros Michailidis - @Shutterstock
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