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La « Conférence sur l’avenir de l’Europe » devrait prochainement rendre ses conclusions. Que faut-il en attendre ?
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Vaste opération de communication organisée par l’UE, cette conférence a pour objectif de relancer une construction européenne fragilisée par ses échecs, par ses contradictions et par la contestation grandissante dont elle fait l’objet. En lieu et place d’une réflexion lucide sur les causes de ces difficultés, la Conférence promet cependant de n’être rien de plus qu’une énième profession de foi européiste, une manifestation officielle d’enthousiasme idéologique censée guérir de ses maux un réel défaillant. Si l’exercice réchauffe sans doute le cœur des militants qui y participent, tout porte à croire en revanche qu’il débouchera une nouvelle fois sur un catalogue de propositions ineptes, irréalistes ou dangereuses.
Une usine à gaz antidémocratique
Le premier défi de la Conférence tenait à son organisation. Pour lui donner une authentique légitimité, il aurait fallu, dans l’idéal, qu’elle soit l’expression d’une volonté populaire clairement identifiée. Mais comme au sein des peuples concernés, les eurosceptiques sont légion, il fallait simultanément neutraliser ces derniers en amont.
Aussi a-t-on mis au point une architecture complexe, impliquant plusieurs acteurs collectifs aux mandats et aux pouvoirs inégaux, dialoguant dans le cadre d’une procédure interminable au terme de laquelle il est absolument certain que d’éventuelles voix dissonantes auront été étouffées. Une consultation faussement démocratique, donc, tout à fait caractéristique des pratiques habituelles de l’UE dans son rapport aux peuples.
Qu’on en juge : la Conférence repose d’abord sur quatre panels de 200 « citoyens européens ». Sélectionnés prétendument au hasard, ils se réunissent régulièrement, débattent et adoptent des « recommandations ». De nombreux « experts » sont régulièrement invités pour guider ces citoyens dans leur réflexion. Toutes les recommandations sont ensuite transmises à la « Conférence plénière », dont les 449 membres décident ou non de s’en saisir. Cette plénière comprend, pour l’essentiel, 108 membres du Parlement européen, 108 des parlements nationaux, 80 membres des panels de citoyens européens et 54 personnes travaillant pour le Conseil européen.
Pour faire bonne mesure, on y a ajouté quelques individus issus des la « société civile », du Comité économique et social, du Comité des régions, etc. Les travaux de cette conférence sont encadrés par un « bureau exécutif » de neuf membres qui proviennent, chacun pour un tiers, du Parlement, de la Commission et du Conseil européen. Ce bureau a le pouvoir d’orienter les travaux de la plénière et doit, à la fin du processus, au printemps ce cette année, élaborer un rapport synthétisant l’ensemble des propositions destinées à assurer l’avenir de l’UE.
Cet invraisemblable édifice institutionnel est chapeauté par une « présidence conjointe » associant les présidents du Parlement, de la Commission et du Conseil. Elle est évidemment ornée d’une plate-forme de consultations numériques pour permettre à tout à chacun de faire entendre sa voix.
À l’époque de l’URSS, des soviétologues patentés tentaient de comprendre le fonctionnement de l’État soviétique en parcourant à longueur d’année les méandres institutionnels de ce monstre bureaucratique. Tout en se revendiquant du libéralisme, l’UE est parvenue en quelques décennies à des résultats comparables, aussi bien dans son fonctionnement au long cours que lorsqu’elle organise des événements ponctuels à l’image de cette conférence. L’inflation institutionnelle constitue, en fait, le seul moyen dont elle dispose pour gagner en consistance et donner l’illusion de sa puissance et de son irréversibilité.
S’il est avéré que les pouvoirs en place peuvent opposer au délitement en cours une résistance inertielle - du seul fait de leur existence -, le prix à payer pour un tel résultat est dévastateur : les institutions de l’UE vivent d’abord pour elles-mêmes, et ceux qui y travaillent appartiennent à un monde opaque, incompréhensible de l’extérieur, vicié par son manque d’efficacité et de légitimité.
La démocratie orientée
La Conférence sur l’avenir de l’Europe relève du chef-d’œuvre : conçue comme « un exercice permettant aux citoyens européens d’exprimer leurs opinions sur les politiques et le fonctionnement de l’UE », dans une logique ascendante, « de la base vers le sommet », elle est organisée d’une façon si clairement attentatoire à l’expression libre et spontanée des citoyens en question qu’elle révèle une fois de plus l’opposition antithétique entre l’UE et le concept même de démocratie.
Tout est fait, ainsi, pour que la petite cohorte des 800 citoyens consultés voie réduit à presque rien son pouvoir de peser sur les propositions qui seront finalement adoptés : les étapes de la conférence constituent autant de filtres destinés à purger la réflexion « citoyenne » de ses éventuelles scories nationales, afin de produire un résultat idéologiquement pur dont on pourra se féliciter dans les couloirs de Bruxelles, tout en se revendiquant d’une légitimité de façade dont la communication officielle se satisfera.
Des opérations de ce type sont devenues classiques dans les démocraties contemporaines ; qu’elles minent souterrainement la confiance entre les citoyens et leurs représentants, qu’elles alimentent la crise globale qui affecte aujourd’hui ces régimes, le « populisme » de ceux qui refusent de voir leur liberté et leur souveraineté ainsi aliénées, cela n’inquiète pas outre mesure ceux qui organisent ces événements politico-médiatiques. Inscrits dans une logique court-termiste, enfermés dans une bulle idéologique, peut-être n’en perçoivent-ils même pas la dimension spoliatrice.
Mais si l’Union Européenne se fait une spécialité de cet art de museler le peuple tout en prétendant le consulter, c’est aussi parce qu’elle n’a pas d’autre choix. Le peuple européen sur lequel elle pourrait souhaiter s’appuyer n’existant pas, il lui est impossible d’obtenir de la base une expression enthousiaste en faveur du fédéralisme technocratique promu par les instances bruxelloises. Aussi est-elle condamnée à recourir à de tels subterfuges.
Il en est un autre qu’elles ne se privent pas d’utiliser : le biais idéologique. Si la procédure permet, tout au long des travaux de la conférence, d’éliminer les propositions douteuses, la sélection initiale des citoyens laisse de toute façon peu de chances à ces propositions d’émerger. Comme si un double cadenassage de l’événement s’avérait nécessaire pour en assurer aussi bien le déroulement que le résultat final. Il serait fâcheux, en effet, que certains citoyens, se sentant floués, protestent en annonçant publiquement leur retrait : pour être réussie, la conférence doit progresser de manière consensuelle, sans heurts, dans le cadre d’un dialogue apaisé permettant le dévoilement progressif de la vérité, à laquelle chacun, en fin de parcours, se ralliera spontanément.
À cet effet, la sélection des 800 « citoyens européens » semble avoir été savamment conçue, comme en atteste une étude - menée par un député européen qui préfère rester anonyme -, portant sur les 163 intervenants de la première réunion de la Conférence plénière : si 100 % des représentants de la Commission étaient sans surprise eurofédéralistes, il en allait de même pour 70 % des députés européens, 68 % des représentants du Conseil, 60 % des députés nationaux et 56 % des « citoyens ordinaires ». Seuls 11 % desdits citoyens pouvaient être présentés comme eurosceptiques (33 % étant neutres).
Le biais idéologique est confirmé par le fait que la plupart des citoyens intervenant ce jour-là ne sont pas si « ordinaires » que cela : le plus grand nombre milite dans des organisations pro-UE (Pulse of Europe, European youth forum, etc.). Le positionnement idéologique des personnes issues de la « société civile » est encore plus caricatural, puisque toutes appartiennent à des mouvements pro-UE financés le plus souvent directement par Bruxelles… Si l’on ajoute à cela l’intervention récurrente d’« experts » judicieusement sélectionnés dans les réunions des panels de citoyens, il semble évident que tout a été fait pour neutraliser l’éventuel pouvoir de nuisance de quelques esprits récalcitrants, et pour rallier les hésitants aux thèses européistes. Il n’est guère étonnant, dans ces conditions, que les autorités bruxelloises fassent preuve d’une extrême réticence à l’idée de rendre publique la liste nominative des « citoyens ordinaires ». De transparence, sur ce sujet sensible, il ne saurait être question.
Si, malgré tout, quelques propositions malséantes parvenaient jusqu’aux oreilles des membres du bureau exécutif – dont est membre Guy Verhofstadt, l’influent député européen fédéraliste –, celui-ci se ferait fort de les écarter sans scrupules.
La Conférence accouchera du manifeste européiste qui lui était demandé, pour le plus grand bonheur des cénacles militants et de leurs relais médiatiques.
Poudre aux yeux ou grand saut fédéraliste ?
Reste à savoir quelle sera la portée des propositions de la Conférence. Faut-il craindre un coup d’État institutionnel, avec réunion d’une Convention chargée d’écrire une constitution fédéraliste dont on ne demandera pas aux peuples, cette fois-ci, de l’approuver ?
Sans aller jusqu’à cette extrémité, il est évident que les participants à la conférence souhaitent voir l’UE s’affirmer davantage dans tous les domaines, en phagocytant un peu plus encore les prérogatives jusque-là laissées aux États. L’ampleur et la diversité des thèmes débattus au sein de chaque panel suffisent à le démontrer : « Démocratie/valeurs européennes, règne de la loi, sécurité » (panel 1) ; « Changement climatique, environnement, santé » (panel 2) ; « Une économie forte, justice sociale et emploi, culture, jeunesse et sport, transformation digitale » (panel 3) ; « L’UE dans le monde, politique migratoire » (panel 4).
Les dizaines de recommandations formulées par chaque panel s’inscrivent dans une logique de grignotage tous azimuts : partout, au nom de l’efficacité, de l’unité ou de la justice, les États doivent s’effacer au profit des institutions bruxelloises, y compris dans certains domaines particulièrement sensibles.
Les recommandations du panel 4 comprennent ainsi un renforcement de la propagande de l’UE à destination des masses : il lui faut « améliorer sa stratégie média », « renforcer sa visibilité sur les médias sociaux », « développer des programmes éducatifs pour faire connaître le fonctionnement de l’UE et ses valeurs », proposer aux États l’intégration de ces programmes dans leurs cursus scolaires respectifs, « de l’école primaire à l’université », donner la priorité dans l’octroi des bourses Erasmus aux étudiants qui auraient suivi un enseignement de ce type… La plupart de ces recommandations étant déjà mises en œuvre, il faut déduire de leur rappel qu’elles n’ont pas eu, jusqu’à présent, l’effet escompté. Un effort accru d’endoctrinement s’impose donc afin de faire triompher, à terme, la grande cause de « l’Europe ».
Plus gravement, le panel 4 recommande l’abandon du principe de l’unanimité dans la prise de décision au Conseil européen, au profit d’une simple majorité qualifiée. Si elle était adoptée, une telle décision, évoquée dans les milieux européistes depuis plusieurs mois, porterait un coup terrible à la souveraineté des États membres, avant de se retourner contre l’UE dont elle saperait le pouvoir dans la durée : pourquoi des peuples devraient-ils se soumettre sur des sujets cruciaux aux décisions prises par les autres ?
Autre recommandation inquiétante : le renforcement de la capacité de l’UE à « sanctionner les États membres […] qui ne respectent pas ses principes fondamentaux ». Ici, la Conférence a été devancée par le cours naturel des choses : l’UE dispose depuis peu de ce pouvoir de punir au nom de « l’État de droit » et envisage de l’utiliser contre la Pologne, tout en hésitant à ce stade, compte tenu des effets pervers qu’une telle pratique pourrait induire pour le projet émancipateur qu’elle est censée incarner.
Les recommandations du panel 2 comprennent elles aussi quelques dispositions inquiétantes. Au titre de la lutte contre les fake news, l’UE devrait ainsi créer une plate-forme en ligne où les citoyens trouveraient ou demanderaient tous les éléments de fact-checking dont ils auraient besoin ; la plate-forme devrait être « clairement associée aux institutions de l’UE », dont il faut comprendre qu’elles sont un modèle de rigueur déontologique et d’impartialité. Pour assurer le succès de ce ministère de la Vérité, il conviendrait en complément de « promouvoir au niveau de l’UE le développement des compétences médiatiques de chaque citoyen » et « d’investir rapidement dans la lutte contre la désinformation ». Le matraquage pro-UE quotidien pratiqué depuis trente ans par l’immense majorité des médias ne suffit donc pas. Il faut aller beaucoup plus loin dans le formatage des individus au nom de leur libération.
Dans le domaine institutionnel, pour renforcer la légitimité du Parlement européen, les électeurs devraient pouvoir voter pour des partis transnationaux, dont les candidats appartiendraient à des pays autres que le leur. Il n’est pas sûr que cette proposition suffise à faire décoller la participation anémique aux élections européennes : pourquoi irait-on voter pour un candidat dont on ne comprend même pas la langue ?
Enfin, le panel 2 prend le risque de recommander « la réouverture des discussions à propos d’une constitution pour l’Europe ». Graal de la construction européenne, un tel texte ne peut que susciter l’enthousiasme de ses plus fervents partisans. Mais le souvenir traumatique des rejets hollandais et français du précédent texte, en 2005, en a rendu beaucoup prudents. Faut-il prendre le risque d’un nouvel échec, plus dévastateur encore que le premier, quand l’essentiel peut être obtenu insidieusement, au fil des ans, par le lent travail de sape des institutions bruxelloises ? Le risque d’un échec serait en effet plus grand qu’en 2005 : il se trouverait bien quelques pays encore assez démocratiques pour estimer nécessaire d’en passer par une approbation référendaire…
Aussi, pour contourner cette difficulté, les « citoyens ordinaires » du panel 2 ont une idée qui confine au génie : « il devrait être possible d’organiser un referendum à l’échelle de l’UE dans les cas exceptionnels portant sur des sujets extrêmement importants pour tous les citoyens européens ». Nul doute qu’une nouvelle « constitution » appartiendrait à ce cas de figure. En procédant de la sorte, on noierait dans la masse les peuples récalcitrants, tout en revendiquant la légitimité d’une consultation directe des citoyens. En lieu et place des peuples authentiques ainsi contournés, on pourrait brandir l’existence d’un peuple européen fantasmé, mais dont la communication officielle pourrait accréditer la thèse, afin d’imposer au réel le triomphe de l’idéologie.
Si elle ne manque pas d’habileté, cette perspective est en revanche beaucoup trop aventureuse pour être crédible : le hold up démocratique serait si flagrant qu’il se heurterait à une opposition massive dont le projet européen dans son ensemble pourrait être victime, sa dimension spoliatrice éclatant au grand jour. Si l’UE est coutumière des éléments de langages fallacieux, des raisonnements spécieux et des écrans de fumée, il est tout de même des limites qu’elle ne peut pas dépasser dans son entreprise perpétuelle de mystification.
La Conférence sur l’avenir de l’Europe a donc pour principal objectif de rassurer ses plus ardents militants, traumatisés par le Brexit et inquiets du développement de l’euroscepticisme dans nombre de pays. Elle se donne pour but de maintenir la fiction d’un assentiment populaire à l’approfondissement de l’UE, en dépit de ce que les sondages démontrent régulièrement. Elle permet également de faire avancer l’agenda européen de manière moins périlleuse et moins éprouvante que ne le serait la négociation d’un nouveau traité. Au milieu de dizaines de propositions sans grande portée, quelques éléments consistants, débattus auparavant dans les authentiques lieux de pouvoir bruxellois, donneront l’illusion que la conférence aura bien mérité de « l’Europe » et de la démocratie.
S’il est difficile de prévoir ce que les chefs d’État et de gouvernement feront de ces éléments, il est peu probable qu’ils décident, pour les imposer, d’affronter leur peuple respectif à ce sujet. Quoi qu’en pensent les plus exaltés des européistes, le « grand soir » fédéraliste ne devrait pas être pour demain. À moins que, constatant la sidération des esprits née de la guerre en Ukraine, ils ne décident de tenter le tout pour le tout. Réponse d’ici quelques semaines.
Photo d'ouverture :La présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen et Emmanuel Macron, Conférence sur l'Avenir de l'Europe, Strasbourg, 9 mai 2021 - Frederick Florin - @AFP
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