« La présidentielle 2022 s'annonce comme une comédie tragique » - Emmanuel Todd

Nous vivons un triste moment sur le plan civique, mais notre situation n’est pas sans intérêt. Nous pouvons faire en direct de « l’histoire-problème », nous poser des questions historiques et essayer de les résoudre.

Article Politique
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publié le 05/01/2022 Par Emmanuel Todd
Emmanuel Todd : « La présidentielle 2022 s'annonce comme une comique tragédie »
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Comment un historien pourrait-il décrire notre campagne présidentielle ? Des évènements importants se sont produits ces dernières années : la crise des gilets jaunes a mis en évidence la baisse de niveau de vie d’une partie importante de la population ; l’épidémie de coronavirus a révélé nos déficits de production industrielle, l’incapacité de la France à produire ce dont elle a besoin – en l’occurrence des masques, des respirateurs, des médicaments.

Notre déficit commercial s’aggrave. La réindustrialisation est l’urgence, par l’action d’un État qui encouragerait l’entreprise privée. Pourtant, au-delà de quelques mots sur le sujet, mais sans programme effectif et massif, hommes et femmes politiques nous parlent d’immigration, de sécurité et d’identité.

La gauche s’évanouit dans les intentions de vote. Aujourd’hui, tout le monde est de droite. D’après les sondages, 75 % du corps électoral. C’est un minimum puisqu‘il paraît difficile de considérer comme de gauche, en un sens économique, Anne Hidalgo, maire anti-banlieusard de Paris, ou Jean-Luc Mélenchon, identitaire d’un nouveau genre avec son concept de créolisation. Quant à Christiane Taubira, qu’est-elle exactement ? Aucune idée. La France semble hésiter entre l’extrême-droite (Le Pen, Zemmour) et une droite très à droite (Valérie Pécresse ciottisée et Emmanuel Macron législateur du séparatisme musulman). Au pays de 1789, ce qui nous arrive est historiquement stupéfiant.

Cette orientation identitaire générale, dans un contexte de désastre économique menaçant, définit un nouvel unanimisme et signe la disparition, non seulement du système des partis, mais surtout des grandes idéologies qui avaient constitué notre histoire nationale.

J’ai décrit, depuis 1981 (date de publication de L’Invention de la France, co-écrit avec Hervé Le Bras) étape après étape, cette décomposition. C’est donc une véritable satisfaction intellectuelle pour un retraité tel que moi de voir s’achever un processus que j'avais commencé à suivre quarante ans auparavant. Disparition de la structuration religieuse de la France, et à sa suite, de la droite catholique, du communisme, de la social-démocratie, de la droite nationale gaulliste : tout a fini par mourir.

Emmanuel Macron rencontre Valérie Pécresse à la maison Émile Zola (Medan), pour l'inauguration du musée sur l'Affaire Dreyfus, 26 octobre 2021 - Ludovic Marin - @AFP

Le corps des citoyens est atomisé, privé de sentiments collectifs globaux ou sectoriels. Il est vieux. Il est donc de droite et fantasme sur l’Islam ou les Arabes. Avec cette précision que le vieillissement mental touche toutes les tranches d’âge. On pourrait évoquer une hégémonie gramscienne des retraités, dont nous avons vu s’épanouir la toute-puissance pendant l’épidémie de Covid.

On a enfermé les jeunes pour protéger les vieux, vieux eux-mêmes non soumis à l’obligation vaccinale. On s’apprête à vacciner des enfants de 5 à 11 ans sans rendre la vaccination obligatoire pour les plus de 50 ans. Si nous ne nous ressaisissons pas, nous allons atteindre un sommet du ridicule politique avec une élection présidentielle tenue pendant une cinquième vague épidémique, mais qui ne parlera, au fond, que des musulmans...

Religion et idéologies meurent partout en Occident, mais l’unanimisme de droite extrême français est unique. L’Angleterre a toujours un système bipartisan ; les États-Unis connaissent un affrontement violent entre Républicains et Démocrates. L’Allemagne reste un pays normal. Ses dernières élections ont vu une certaine reconquête des territoires de l’Est par la social-démocratie, c’est-à-dire un retour à des traditions nées avant 1914. On y a aussi assisté à une marginalisation-radicalisation de l’AfD. Contraction de l’extrême-droite en Allemagne au moment même où elle s’épanouit en France : l’histoire reste une discipline fascinante.

Il y a certainement une crise des démocraties occidentales, mais la situation française est spéciale. D’ailleurs, l’affrontement idéologique structurant des années 1992-2017, entre élitisme et populisme, toujours vivant aux États-Unis ou en Angleterre, a disparu chez nous. C’est une mutation capitale.

Arabophobie populaire et islamophobie des éduqués supérieurs ont fusionné dans un magma conceptuel qui mêle réfugiés, immigrés, enfants d’immigrés, petits-enfants d’immigrés, musulmans pratiquants ou non pratiquants. Je n’arrive pas à voir si l’immigration « noire », subsaharienne, désormais importante, intéresse vraiment les Français, mais ils ne me semblent en tout cas pas sur le point de sombrer dans un racisme de couleur de style américain. Restons nuancés dans la description de notre désastre moral.

Au-delà du vieillissement, notre fuite dans cette purée idéologico-politique a une cause : l’impuissance économique.

La France était une démocratie d’alternance, et pouvait l’être quand elle était une nation indépendante. Mais elle a perdu, avec le traité de Maastricht et ses suites, toute capacité d’action économique autonome et son système politique se trouve donc engagé dans une fuite hors de la réalité.

Le Président de la République française est, d’un point de vue constitutionnel, plus puissant dans son pays que le président des États-Unis ne l’est dans le sien. Il dispose du droit de dissolution de l’Assemblée. Il n’est pas équilibré par une Cour suprême largement nommée par ses prédécesseurs. Mais désormais, le potentiel de décision économique d’un président de la Ve république est nul. L’exécutif a abandonné le pouvoir de création monétaire et de régulation commerciale. Cet abandon rend toute action de réindustrialisation sérieuse, au-delà du mot, impossible.

Pour être efficace, l’État devrait investir conjointement avec le secteur privé, et protéger par des barrières tarifaires ou autres les industries renaissantes. L’Europe l’interdit. Ce que l’exécutif peut faire « d’économique » en France, c’est gérer, répartir la baisse du niveau de vie. Cela s’appelle dans la novlangue européenne : la réforme - des retraites, du marché du travail, etc.

Destruction des hôpitaux. Sous-équipement de la justice. Ce monde en contraction se cherche un bouc émissaire. L’Islam est là, cible irrésistible. Mais en vérité, malgré le freinage récent de l’assimilation qui résulte du blocage économique et de la chute de la mobilité sociale générale, l’intégration des Français d’origine musulmane est déjà tellement avancée et massive en France que toute islamophobie autre que symbolique, toute « reconquête » de style Zemmour, n’aboutirait qu’à une plongée immédiate du niveau de vie de tous les Français. Trop de musulmans, pratiquants ou non, bossent dans l’appareil productif français. L’identitaire est un fantasme.

Meeting d'Éric Zemmour au parc des expositions de Villepinte, 5 décembre 2021 - Frédéric Legrand (COMEO) - @Shutterstock

Les questions identitaires permettent donc l’oubli du véritable problème : la perte de capacité d’action économique de la France et, sa conséquence, la désindustrialisation. L’élection présidentielle, dans ce contexte, est une comédie. Il faut jouer une pièce de théâtre à l’issue de laquelle un énarque quelconque sera aux commandes d’une bureaucratie impuissante et de plus en plus répressive.

La baisse du niveau de vie, quelle que soit sa répartition, finit par produire des troubles de l’ordre public, tel le mouvement des gilets jaunes. La suppression de l’Ena accompagne logiquement la montée en puissance du Ministère de l’Intérieur et de la Police. La diminution des droits juridiques des citoyens progresse à grands pas, théoriquement dirigée contre le terrorisme islamique, elle permettra en pratique un enfermement plus rapide des révoltés économiques dans le futur. L’histoire avance, assez peu masquée au fond…

Chaque élection, je le répète, est une pièce de théâtre qui doit donner le sentiment aux citoyens qu’ils vont voter pour quelque chose d’important. Les journalistes politiques sont des critiques de théâtre, qui vont commenter la qualité du spectacle. Nous avons eu, avec Sarkozy, « Le Karcher », avec Hollande, « Mister normal », enfin avec Macron, « Jeune et vieux en même temps ».

Ensuite, après l’élection… aucune différence de politique économique parce qu’il ne peut pas y avoir de politique économique. La contrainte européenne est là pour l’empêcher. Considérons, si l’on veut être optimiste, que les Français élisent un président « vice-chancelier de l’Allemagne ». En vérité, l’élection importante pour la France a déjà eu lieu en septembre et amené le SPD au pouvoir. Olaf Scholz sera notre vrai président.

La comédie en cours est jouée toutefois dans un nouveau contexte mental, parce que les électeurs ont été psychologiquement ébranlés par l’épidémie de Covid, par les confinements, par l’enfermement, le télétravail, la fermeture des universités. Une fébrilité difficile à définir rôde, menaçante. Tout peut bouger encore, tout va bouger ; une incertitude d’un genre nouveau s’installe.

Ce que nous pressentons, pour le moment, est un spectacle en deux parties, plutôt Olympia que Comédie française. En première partie : Éric Zemmour, avec « Je suis raciste et juif ». Trop fort ! Son succès au moment où j’écris (15 % dans les sondages) doit beaucoup à l’égarement du Covid et doit sans doute être classé par les historiens du futur parmi les effets psychologiques secondaires de l’épidémie. Pour la sociologie historique, le sujet n’est d’ailleurs pas la personne de Zemmour, demi-intellectuel qui a mené le discours politique français au niveau du pipi-popo-caca des écoles maternelles (au pays de Montaigne, Montesquieu, Voltaire et Diderot !). Mais ses lecteurs et ses électeurs potentiels, ce sont ces 15 % d’égarés qui méritent analyse…

Entracte… Entre en scène Valérie Pécresse, avec la possibilité d’une nouvelle pièce : « La Présidente ». Tentant. Surtout à l’échelle européenne. Si Pécresse était élue, nous assisterions à un renversement très moderne d’allure : après avoir eu une chancelière en Allemagne (Merkel) et un vice-chancelier en France (Macron), nous aurions un chancelier en Allemagne (Scholz) et une vice-chancelière en France (Pécresse). Bien sûr, Valérie Pécresse est une énarque comme Macron, comme lui bien classée à la sortie, garantie de conformisme, sélectionnée pour son incompétence économique euro-pseudo-libérale, supérieurement armée intellectuellement pour gérer la baisse du niveau de vie.

Vœux du nouveau chancelier allemand Olaf Scholz, Berlin, 30 décembre 2021 - Kay Nietfeld - @AFP

Je vais terminer par une remarque d’ordre moral, et qui s’adresse aux citoyens français en tant que responsables de leur destin. Critiquer les politiques est devenu un exercice trop facile. L’anéantissement de leur pouvoir économique par la construction européenne en fait des clowns naturels. Des boucs émissaires au second degré, des « Arabes de luxe » pour les humoristes. Ils font plus facilement ricaner que rêver.

C’est vrai, voter, dans le contexte économico-institutionnel actuel, n’a plus de sens. Mais quand même, le droit de vote existe, la liberté d’expression existe, le droit d’association existe. L’impuissance systémique de la France résulte autant de la passivité du corps des citoyens que de la nullité des professionnels de la politique.

Or, les Français ne militent pas pour l’industrie, ils ne fondent pas des partis pour prendre le pouvoir, instruments possibles de leur salut économique. Ils ne veulent pas prendre le risque de sortir de l’euro, ensemble, pour devenir ainsi les bâtisseurs d’une France nouvelle, inclusive et solidaire, qui regarderait vers l’avenir plutôt que vers un passé fantasmé. Dont acte.

Mais les électeurs français – vieux, jeunes, actifs, chômeurs, retraités, lorrains, bretons, charentais, savoyards ou rapatriés d’Algérie, riches, médiocres ou pauvres, diplômés ou non diplômés - doivent savoir que s’ils votent pour ceux qui bavassent sur la sécurité, l’immigration et l’islam, ils seront punis, personnellement et en masse, par une chute aggravée, accélérée, de leur niveau de vie dans les vingt ans qui viennent. Le racisme, s’ils s’y abandonnent, et contrairement à ce qu’ils pensent, va avoir pour eux un coût. Très élevé.

Si l’élection présidentielle qui vient est dans sa forme une comédie, elle est dans sa substance une tragédie.

Photo d'ouverture : Emmanuel Todd, Paris, 7 mai 2015 - Eric Feferberg - @AFP

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