Après avoir vu comment et pourquoi la France s’enfermait dans des alliances fantasmées, ce second article continue à explorer le vocabulaire de nos dirigeants en matière de relations internationales. Il s’agit maintenant d’interroger la conception très peu politique que les Occidentaux, les Américains en particulier, mais aussi les Français, se font aujourd’hui de leurs ennemis, ou plutôt de leurs « agresseurs », une notion de droit international qu’ils utilisent pour mieux enfreindre les textes officiels.

publié le 15/02/2023 Par Laurent Ottavi
La novlangue géopolitique : Axe du mal, État voyou et gendarme du monde

À la lecture du traité de Versailles, le juriste Carl Schmitt craignait que la guerre fût désormais affiliée aux domaines du droit et de la morale, et non plus à celui du politique. L’article 231, sources de tant de controverses, blâmait l’« agression », terme mentionné 8 fois dans l’ensemble du texte, dont l’Allemagne et ses alliés s’étaient rendus coupables. Un tel vocable apparentait les puissances vaincues à des délinquants ou des criminels, autrement dit à des individus portant atteinte à la dignité d’autrui, commettant une entorse au droit pénal et face auxquels la prise des armes aurait relevé de la légitime défense. L’article 227 prévoyait en conséquence la mise en accusation publique de l’Empereur Guillaume II devant un tribunal spécial pour « offense suprême contre la morale internationale et l’autorité sacrée des traités ». Il fut finalement abandonné.

Le protocole de Genève, proposé cinq ans plus tard par le Premier ministre britannique Ramsay MacDonald et le Président du Conseil français Édouard Herriot, s’inscrivait dans la continuité à la fois du Traité de Versailles et des deux conférences internationales de La Haye (1899 et 1907), qui avaient entrepris de limiter l’escalade de l’armement, de réduire l’utilisation des armes les plus dangereuses et de faire reconnaître, dans les cas appropriés, le principe de l’arbitrage en prévention des conflits armés entre les nations. Le document faisait 18 fois référence aux mots d’« agression » et à ses déclinaisons. Tenue pour une « violation de [la] solidarité [des membres de la "communauté internationale"] et un crime international », elle valait assistance de la part des membres de la Société des Nations au pays attaqué ou menacé, dans la mesure où sa situation particulière le permettait.

Le protocole de Genève fut lui aussi avorté, mais la même philosophie consistant à mettre la guerre « hors la loi » se retrouva dans le pacte du 27 août 1928 initié par le ministre des Affaires étrangères français Aristide Briand et le Secrétaire d’État américain Frank Kellogg. Les pays signataires condamnaient le recours aux armes « pour le règlement des différends internationaux » et y renonçaient « en tant qu’instrument de politique nationale dans leurs relations mutuelles ». Aucune sanction n’était cependant prévue en cas d’entorse à ces engagements.

Le remplacement de « l’ennemi » par « l'agresseur » dans le droit international

La suite de l’Histoire se chargea de montrer avec cruauté que de telles entreprises visant à criminaliser la guerre après 1914-1918 ne suffisaient pas à garantir la paix. Elle donna ainsi raison à Carl Schmitt, entré dans l’intervalle au parti nazi avant d’en être écarté trois ans plus tard.

Néanmoins, la Seconde Guerre mondiale, inimaginable pour beaucoup après « la Der des ders » donna paradoxalement un nouveau souffle à tous ces projets mort-nés amorcés dans la foulée du traité de Versailles. Industrielle et totale comme sa devancière, elle en ajouta encore dans le sordide à travers deux premiers bombardements nucléaires et un holocauste : autant de raisons, ancrées dans la conscience et l’inconscient collectifs, de vouloir assurer la paix par le droit et la morale.

La place donnée à « l’agression » dans le droit international témoigne à nouveau de cet objectif. La Charte des Nations Unies de 1945 y fait six fois référence. La « légitime défense », dont elle est indissociable et qui était seulement implicite dans le traité de Versailles, y apparait également en toutes lettres dans l’article 51, en tant que « droit naturel », provisoire – le temps pour le Conseil de sécurité de prendre ses mesures –, répondant aux critères de nécessité et de proportionnalité, d’assistance d’un ou de plusieurs État(s) envers la nation attaquée. Jusqu’ici, seules de grandes puissances, de l’URSS aux États-Unis en passant par Israël, ont eu recours au principe de « légitime défense » contre des pays bien plus faibles.

Dans la Charte des Nations Unies, le concept d’ennemi – l’un des deux pôles (avec l’« ami ») qui commande la politique extérieure selon le philosophe Julien Freund, influencé par Carl Schmitt, et caractérisé par la volonté d'assujettir ou de détruire indépendamment de toute considération de Bien et Mal – est quant à lui cité à seulement cinq reprises, toutes pour désigner les puissances opposées aux Alliés lors de la Seconde Guerre mondiale. Si ce concept marquait alors son retour par rapport aux textes bien plus courts du Protocole de Genève et du pacte Briand-Kellogg, ses cinq occurrences l'amenaient à un niveau proche de l’insignifiance en comparaison des conventions issues des deux conférences de La Haye de 1899 et 1907 (19 et 20 mentions) et du traité de Versailles (67 mentions).

Il n’est pas anodin que la notion d’agression ait pris le pas sur celle d’ennemi la même année où apparaissaient dans le droit international le crime de guerre et le crime contre l’humanité. D’après le juriste Maurice Kamto – auteur d’un ouvrage sur le « crime d’agression » et ancien membre du Comité de rédaction du Statut de Rome à l’origine de la Cour Pénale Internationale (CPI) – elle peut en effet être considérée comme « la mère de la plupart des crimes internationaux résultant de la violence d’État ». L’individu qui est coupable d’une des modalités de l’agression (« crimes contre l’humanité », « génocide », « crime de guerre ») est passible d’une condamnation par la Cour pénale internationale créée en 2002. Des tribunaux spécifiques furent aussi instaurés par le passé pour juger des mêmes motifs, tels le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie, le Tribunal spécial pour le Sierra Léon ou encore le tribunal spécial international pour le Rwanda.

Le crime spécifique « d’agression » remonte lui aussi à l’année 1945 dans la mesure où il est légèrement différent du « crime contre la paix et la sécurité de l’Humanité » inventé par les Accords de Londres. La CPI dut attendre 2018 pour juger les personnes « effectivement en mesure de contrôler ou de diriger l’action politique ou militaire d’un État » (article 25) à l’initiative d’une telle entorse au droit international. Il manquait, auparavant, une définition suffisamment précise de l’acte d’agression, un point soulevé à de multiples reprises depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, et déjà du temps de la Société des Nations, sans être solutionné.

L’article 8bis du Statut de Rome révisé en 2010 dissipa le flou, en attendant encore d’être activé. Il reprenait d’abord la définition de l’annexe à la résolution 3314 du 14 décembre 1974 (dans laquelle l’agression correspondait à un conflit armé non justifié par une légitime défense ou par le Conseil de Sécurité des Nations Unies), stipulait ensuite qu’elle pouvait être commise en situation de paix, et donnait quelques exemples : l’annexion par la force, l’invasion, le blocus et l’attaque directe ou indirecte (via le recours à des milices à l’étranger par exemple), de la part d’un État sur toute ou partie du territoire d’un autre État, ou sur ses forces armées, ainsi que l’occupation militaire, même temporaire, résultant de cette invasion ou de cette attaque.

La grande bataille du Bien contre le Mal

Le peu de condamnations de la part de la CPI pour les quatre motifs cités (crime de guerre, crime contre l’humanité, génocide, crime d’agression) et le fait qu’elles aient seulement frappé les ressortissants d’États faibles, ajoutées aux moult difficultés à s’entendre sur le terme même d’agression, témoignent de la fragilité d’une notion si répandue par rapport au début du XXe siècle. Les États les plus puissants peuvent d’autant plus facilement tordent le droit international ou l’enfreindre à leur avantage.

La récurrence du mot d’agression – ou le fait qu’il dicte son contenu à d’autres comme « ennemi » ou « adversaire » – dans les discours des représentants du peuple américain, mais aussi français, ne saurait toutefois uniquement dériver des raisons évoquées jusqu’ici. Il constitue chez eux le point nodal autour duquel s’ordonne tout un champ lexical de l’illégalité et de la police dont il s’agit désormais de comprendre les ressorts et les conséquences.

Le premier article a soutenu l’idée que les États-Unis ont l’image fascinante pour des nations comme la France du père protecteur de la « famille occidentale », assimilée au camp du Bien par opposition au reste de la planète menacée par les forces du mal ou tombée sous leur coupe. Le Sens de l’Histoire exigerait donc de rentrer dans la logique américaine du « vous êtes avec nous ou contre nous » formulée par George W. Bush, qui répond d’abord de la part des États-Unis à la volonté de défendre ses intérêts et à une stratégie, jusqu’ici perdante, de compenser son déclin.

Les forces dont il faudrait se protéger ne sont pas seulement vues comme obscures, au sens de barbares, de ténébreuses et « d’avant-poste de la tyrannie », utilisant sans scrupule des « armes illégales ». Elles sont aussi jugées obscurantistes, c’est-à-dire « en retard », « passéistes », « anachroniques », donc heureusement condamnées à disparaître, dans le cadre à la fois d’une vision messianique – la promesse de victoire de la nation élue sur la « conspiration monolithique et impitoyable » (Kennedy), « l’Empire du Mal » (Reagan) ou encore « l’Axe du Mal » (George W. Bush) – et d’une lecture progressiste de l’Histoire, censée avancer inéluctablement du moins bien vers le mieux. Autrement dit, les États-Unis assureraient le triomphe de la paix, de la démocratie et de la prospérité, en somme de la « civilisation » ou de la fin de l’Histoire envisagées sous deux formes : l’extension de l’Occident jusqu’aux confins du monde ou l’adhésion de la planète au modèle lumineux de l’Occident.

Discours de George W. Bush en Virginie Occidentale - Amanda Haddox - @Shutterstock

Les difficultés rencontrées par les tyrans annonceraient par conséquent leur « chute imminente » synonyme, dans cette représentation binaire, d’avènement de la démocratie libérale. Il s’agirait seulement de précipiter l’accomplissement d’un sort mérité, un remède qui s'est souvent avéré pire que le mal. Par exemple, faire du départ de Bachar el-Assad un préalable non-négociable revenait à supprimer un dirigeant qui, s’il n’a évidemment rien d’un libéral-démocrate, représentait au même titre que ses oppositions un acteur incontournable – de par sa position interne (le soutien d’une partie importante de son peuple) et ses soutiens extérieurs (Russie, Iran) – dans toute entreprise de pacification de la région. Il avait en outre l’avantage de ne pas menacer directement les vies occidentales contrairement aux jihadistes.

Privilégier en Syrie une pseudo perfection morale à l’acceptation réaliste du moindre mal s’avéra également la meilleure façon de s’exclure du centre du jeu. François Hollande, pour qui on ne pouvait « faire travailler ensemble bourreau et victimes » alla jusqu’à confirmer la décision de Nicolas Sarkozy de rappeler l’ambassadeur français de Damas, et donc de se priver d’une source capitale d’informations en plus de celles dont disposaient les Russes, tenus à l’écart jusqu’au démantèlement de l’arsenal chimique syrien en 2013, et les Iraniens, deux puissances dont l’influence fut renforcée dans la région.

Des voyous à neutraliser

Les États-Unis ont inventé le concept adéquat pour désigner les résidus de l’Histoire incarnés par des dirigeants tels que Bachar el-Assad, qui feraient obstacle à la pax americana et dont il faudrait provoquer ou précipiter la chute, par des sanctionsgénéralement inefficaces et même contreproductives –, des « frappes punitives » ou pire, comme ce fut le cas pour l’Irak, sous la forme d’une « guerre préventive ».

D’abord utilisé par Ronald Reagan à propos de la Libye, puis repris par George W. Bush et Donald Trump, l’« État voyou » (rogue state, traduisible également en « État hors-la-loi », « État sans scrupule », « État déviant ») cible selon les mots du conseiller de Bill Clinton, Anthony Lake, les pays manifestant « une incapacité chronique à traiter avec le monde extérieur ». Ils seraient dangereux en raison de leur volonté d’acquérir des armes de destruction massive, de leur soutien à des groupes terroristes ou encore de leur répression interne. En pratique, ils sont ciblés parce qu’ils dérangent les intérêts des États-Unis – dont les dirigeants confondent narcissiquement « le monde extérieur » avec leur propre pays – sans avoir la puissance de pays comme la Chine ou la Russie.

Pourtant, le voyou n’est pas forcément là où l’on pense. Il se caractérise, ainsi que le rappelle Noam Chomsky, par son refus des règles pour appliquer les siennes propres dans une logique de satisfaction de ses intérêts, soit un descriptif parfaitement applicable à un pays comme les États-Unis qui pratique la torture, ne change pas la nature de l’OTAN malgré la fin de l’URSS, réinvente la notion d’« agression » à sa guise en y incluant « le combat politique ou la subversion », ment afin de justifier des guerres injustifiables et n’appose pas sa signature sur de nombreux textes internationaux (le statut de Rome par exemple, à l’origine de la Cour pénale internationale).

Les États-Unis ont d’ailleurs très explicitement fait savoir en plusieurs occasions qu’ils agiraient unilatéralement à leur guise contre les « États-voyous ». D’entre tous, le Secrétaire à la Défense William Cohen fut le plus direct en citant parmi les exemples des « intérêts vitaux » qui légitimeraient la mise entre parenthèses du droit international l’« accès sans entrave aux marchés-clés, aux sources d’énergie et aux ressources stratégiques ».

La police du monde

Si l’on prête foi à ce récit états-unien selon lequel le monde est en attente d’une démocratisation à l’occidentale – confondue avec le sens de l’Histoire et le Bien – mais encore menacé pour l’heure par des voyous en lesquels logent des agresseurs effectifs ou potentiels, le vocabulaire de la guerre n’a plus de raison d’être, sinon celui de la guerre civile. Les rapports de force disparaissent dans la projection d’une grande communauté de destin, un « nouvel ordre mondial », unie sous la bannière d’une nation élue américaine à la fois aimée et crainte.

D’où le succès de l’expression de « sécurité collective ». Bien loin de son sens original, elle se confond avec une vague paix civile mondiale que des « interventions » et des « opérations » ont pour fonction de « maintenir » ou de « rétablir ». Tous ces mots relèvent du vocabulaire policier et sont logiquement tendus vers l’objectif du « zéro mort », car le sacrifice de sa vie pour sa patrie ne représente pas, comme chez le soldat, l’horizon dans lequel le policier inscrit son action. À une plus petite échelle, la vision qu'a Vladimir Poutine du conflit ukrainien illustre la cohérence, à défaut du réalisme, de cette vision des choses. Puisque l’Ukraine, en dépit des transformations de l’Histoire, fait (selon sa propagande) partie intégrante de « la grande Russie », il qualifie lui aussi sa guerre d’« opération militaire spéciale » visant au rétablissement d’un ordre menacé par la « militarisation » et la « nazification ».

Les États-Unis se placent donc de fait en position de « gendarme du monde » (le gendarme étant un militaire chargé de fonction de police), quand bien même ils y rechignent parfois, tandis que les armées des autres pays occidentaux s’apparentent la plupart du temps à de simples brigades sous leur autorité. Dès lors que l’horizon du « zéro mort » semble encore lointain dans un monde dangereux, ils augmentent toujours plus leur budget militaire et ils s’autorisent des moyens exceptionnels pour neutraliser les fauteurs de troubles.

L’application par le droit d’ingérence

Le « droit (ou devoir) d’ingérence », théorisé dans les années 1970 et 1980 dans le contexte de la lutte contre le communisme et illégal selon le droit international, est un motif parmi d’autres de déclenchement des opérations de police. Les prétextes d’un combat de la « démocratie » contre le « totalitarisme » ou d’une lutte du « bien » contre le « mal » avec toutes leurs déclinaisons (« État de droit », « protection des minorités et des populations civiles », « causes humanitaires ») furent à l’origine des « interventions » en Somalie (1992), au Kosovo (1999), en Irak (1991, 2003) et en Libye. Ils servirent à justifier la mise à l'écart des options pacifiques (négociations, pressions diplomatiques, etc.) et l’entorse au droit international au profit d'une vision paternaliste et impérialiste, quitte à tordre les faits par exemple en exagérant les chiffres pour faire croire à un « génocide » (raison avancée pour l’« intervention » du 23 mars 1999).

La notion d’« universalisme », si fondamentale en Occident, a été profondément pervertie par l’idée d’imposer à tout prix la démocratie libérale, comme si elle convenait à tous les pays du monde et pouvait être construite ex nihilo depuis l’extérieur. De même que l’amour de l’humanité naît de l’amour à l’égard des hommes et des femmes côtoyés au quotidien, l’accès au juste, au bon et au beau, prend en effet des formes différentes selon les civilisations et même selon les nations. Le particulier est le chemin de l’universel, et non pas un obstacle à son expression.

Cette manière qu’ont les Occidentaux de brandir des « valeurs universelles » revient à ne pas prendre en compte les ressorts auxquels répondent les autres peuples. Elle est, plus encore, une dissimulation des véritables objectifs géostratégiques, médiatiques ou économiques qui pèsent pourtant bien peu au regard des conséquences désastreuses pour les Occidentaux de leurs guerres « humanitaires » contre des États faibles. Elles renforcèrent l’influence et la puissance de pays comme l’Iran, déterminèrent la quête nucléaire de la Corée du Nord et déclenchèrent, après l’« intervention » en Libye vite devenue une opération de renversement de Kadhafi, le véto systématique de la Russie et de la Chine concernant les résolutions de « protection des populations civiles ».

Mouammar Kadhafi, Kiev (Ukraine), 4 novembre 2008 - Sodel Vladyslav - @Shutterstock

L’anarchie dans laquelle les Occidentaux laissèrent les pays attaqués, qui représentaient auparavant de rares gages de stabilité dans une région où elle fait tant défaut, entraîna par ailleurs une image catastrophique auprès des peuples censés avoir été sauvés, de grandes difficultés à trouver des interlocuteurs durables et représentatifs de leurs nations et une émigration massive vers les pays assaillants au grand profit des trafiquants d’êtres humains. Elle constitua enfin un terreau favorable à l’émergence de groupes projetant une guerre contre l’Europe et les États-Unis, contrairement aux dictateurs renversés, et de tyrannies bien pires que les précédentes, Daech étant par exemple le fruit pourri de la guerre en Irak, notamment de la dissolution des cadres sunnites de l’armée, et de l’affaiblissement de l’État syrien.

L’incapacité à désigner l’ennemi

La diabolisation d’États assimilés à des voyous, ciblés par des sanctions, des ingérences et autres guerres préventives, permet aux représentants du peuple américain de se voiler la face sur leurs difficultés internes, exactement comme du temps de l’URSS. Elle empêche aussi d’identifier l’ennemi principal, celui « qui vous désigne », selon les fameux mots de Julien Freund lors de sa soutenance de thèse, et dont l’objectif explicite est de vous asservir ou de vous détruire.

La « guerre au terrorisme » déclarée contre des États prétendument soutiens (sponsor) ou hébergeur (harbour) d’islamistes projetant des attaques contre les Américains, répondait selon Jacques Derrida au désir de dissimuler le danger représenté par un ennemi configuré en réseau, en cela bien plus difficile à cerner et particulièrement effrayant au temps des armes de destruction massive. Désigner l’ennemi de « terrorisme », alors que celui-ci n’est qu’un moyen – l’arme du faible contre le fort, visant à semer la terreur psychique –, utilisé de surcroît par des acteurs très divers, procède exactement de la même origine. Il fut toujours, ajoutait Derrida, associé à des « guerres révolutionnaires », à des « guerres d’indépendance » ou à des « guerres de partisans » dont « l’État avait toujours été l’enjeu, l’horizon et le terrain ».

La France, de son côté, ne se contente pas de confondre l’ennemi avec le moyen qu’il utilise. Ses représentants peinent à admettre qu’une guerre, à la fois projetée depuis l’extérieur et aux ramifications internes, a été déclarée au pays. Ils s’empêchent de désigner l’ennemi, aussi, en occultant ses dimensions idéologiques et religieuses. François Hollande le faisait consciemment quand il parlait de Daech afin d’éviter de traduire en « État islamique » et de créer ainsi un amalgame offensant pour les citoyens français de confession musulmane.

Cependant, le procédé se fait généralement de manière plus indirecte à travers une rhétorique saturée de termes psychiatriques et idéologiques similaires à ceux employés par les Américains à l’endroit des États-voyous, mais appliquée aux jihadistes. Ils seraient « fous », « dégénérés », des « malades mentaux », des « ignorants », des « psychopathes », des « fascistes » ou encore des « totalitaires ». Le lien avec un certain courant minoritaire de l’islam (le salafisme jihadiste takfiri), et donc avec l’idée qu’une guerre idéologique a été déclarée par l’ennemi, est très absent de ce type de vocabulaire. Au mieux, les islamistes sont caractérisés comme des « fanatiques » ou des « intégristes ». Ils sont de la sorte mis sur le même plan que des chrétiens ou des juifs n’admettant pas que la fin du religieux serait la marche inéluctable du monde, des êtres anachroniques, aigris, violents telle une bête agonisante.

Face à ces individus « déséquilibrés » menaçant l’ordre public, des « chasses à l’homme » visant à attraper des « loups solitaires » reproduisent à leurs façons les opérations de police mondiales. Le fait divers prend ainsi le pas sur la géopolitique, en dépit des allégeances des jihadistes à des organisations étrangères menant une guerre idéologique, et au mépris de la signification globale de leurs actes. De nombreux sociologues s’occupent eux d’excuser toutes les raisons d’un passage à l’acte (« frustration », « vulnérabilité », etc.) qu’ils assimilent également à une entrée (« la radicalisation ») dans la délinquance ou la criminalité, et jamais sous un angle politique. L’ennemi, dont la littérature ne manque pourtant pas, pendant ce temps, tire avantage d’être à couvert.

Photo d’ouverture : Le président américain Joe Biden et le président français Emmanuel Macron tiennent une conférence de presse conjointe dans la salle Est de la Maison Blanche à Washington, DC, le 1er décembre 2022 - Ludovic Marin - @AFP