Dans un contexte de crise économique, financière, politique et géopolitique, Marie-France Garaud nous offre son analyse du paysage politique français dans un entretien inédit réalisé par Olivier Berruyer en 2012. Revenant sur l’histoire de notre Ve République, l’ancienne avocate met en lumière les insuffisances d’un système qui vit, selon elle, une crise de confiance.

Opinion Politique
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publié le 14/11/2021 Par Olivier Berruyer
Après De Gaulle, la République dépérit – Entretien avec Marie-France Garaud (II)
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Née en 1934, Marie-France est une avocate française. Elle a été conseillère politique de George Pompidou à l’Élysée (1969-1974), puis de Jacques Chirac (1974-1979), conseillère à la Cour des comptes et Députée au Parlement européen (1999-2004).

Olivier Berruyer (Élucid) : Comment voyez-vous l’évolution du politique et de la démocratie, depuis 30 ans ?

Marie-France Garaud : Je vais enfoncer des portes ouvertes, ou plutôt des portes qu’on considère comme fermées : je pense que la Constitution de 1958, modifiée en 62, était une Constitution quasi parfaite. Trop parfaite pour être durablement appliquée. Le peuple avait le pouvoir de mandater quelqu’un pour faire quelque chose. L’élection présidentielle était faite pour choisir entre divers hommes qui proposaient une ligne pour le pays. Une ligne claire, avec un projet politique pour les années ou les décennies à venir. Il n’y avait aucune interférence de parti, c’était un dialogue entre les candidats et le peuple.

Du coup, le projet présidentiel était celui qu’il avait exposé au peuple, et pour l’appliquer, il avait un gouvernement ; le Premier ministre ne dépendait que de lui, et le Parlement était fait pour voter les lois. Bien entendu, les parlementaires avaient aussi un pouvoir politique : celui de voter les lois, de censurer la politique du gouvernement, ils l’ont toujours d’ailleurs. En cas de censure du gouvernement, le président de la République avait plusieurs options possibles : il pouvait partir, démissionner, changer le Premier ministre, dissoudre l’Assemblée, abandonner son projet, etc. Cette organisation respectait à la fois la volonté du peuple, et la nécessité d’une main qui gouverne, mais elle n’était pas du tout un népotisme comme maintenant.

J’ai connu un peu cette période ; dans des moments aussi tendus que les affaires d’Algérie, je n’ai jamais vu le Premier ministre au banc du gouvernement ! Les ministres réglaient leurs problèmes dans la ligne du gouvernement. S’ils y parvenaient, tant mieux, et s’ils n’y parvenaient pas, eh bien on les changeait ! C’est totalement différent. Jamais le président de la République, qui était le Général à l’époque, ne serait rentré dans le détail de tel ou tel projet législatif. La dérive a largement commencé avec François Mitterrand, pour des raisons qui ne sont pas innocentes : François Mitterrand avait une sorte de duel au sommet avec le Général. C’était un problème plus passionnel que politique d’ailleurs. Souvenez-vous qu’au Bébête Show, on l’appelait Dieu !

Quand Balladur lui a offert la cohabitation sur un plateau, ça a été le premier pas de la désagrégation essentielle de la Ve République. C’est la négation même des institutions de la Ve République. C’est proposer une souris à Raminagrobis ! Ça a commencé là, non pour des raisons de gestion politique, mais pour des raisons romanesques, en quelque sorte. C’est ainsi que le président Mitterrand a fait élire Chirac in fine, parce que c’était un raffinement que de faire élire, pour lui succéder, dans une Ve République largement blessée au corps et au cœur par la cohabitation, celui qui était l’héritier du Général. Par la suite, les choses se sont aggravées, et on est arrivé à la situation actuelle, qui n’a absolument rien à voir avec la Ve République.

Est-ce qu’il faut une VIe ? Non. Refaire une Ve serait bien. Nous avons beaucoup souhaité, après la mort de Pompidou, que Messmer soit candidat. C’était un homme intelligent, bon gestionnaire, sérieux, et il avait compris ce qu’était la Ve République. Et, sept années supplémentaires — car c’était sept ans à l’époque — de bonne pratique de la Ve auraient peut-être permis d’ancrer davantage un bon fonctionnement, contrairement à la présidence dramatique de de Gaulle, pour les raisons que l’on sait, ou la présidence de Pompidou qui s’arrête prématurément. Nous sommes dans un système qui n’a plus rien à voir. Ce sont maintenant les partis politiques qui déterminent à la fois l’élection présidentielle, et par la suite la teneur des lois.

D’ailleurs, le gouvernement n’a pas de projet politique : on ne nous annonce rien sur ce que sera la France dans les prochaines années, les moyens d’y parvenir, les moyens de régler le problème de l’endettement, le problème des alliances, le problème des secteurs industriels qu’il faudra absolument reformer, ou renforcer. On a un projet fait de détails gestionnaires, qui ne sont pas inutiles, certes, mais qui ne relèvent pas de l’élection présidentielle, ou du moins pas essentiellement.

O. Berruyer : On parle surtout du régime des partis pour la IVe République, mais à l’époque il y avait quand même une certaine représentation de l’électorat par la proportionnelle. C’était compliqué parce qu’il fallait négocier, mais aujourd’hui on ne peut plus négocier parce qu’on a une espèce de parti unique pendant quelques années…

M-F. Garaud : Oui, c’est absolument inimaginable. Les gens qui s’opposaient radicalement dans les années passées sont maintenant soudés à leur parti. C’est en quelque sorte le radeau sur lequel ils sont montés, et qu’ils n’ont pas l’intention de quitter pour retomber à la mer, seuls, accrochés à une barrique.

De Gaulle dénonçait pourtant ce régime des partis…

Je ne voudrais pas vous faire de la peine, mais je ne pense pas que les parlementaires soucieux des leçons du Général soient actuellement nombreux. Il en existe et de très courageux, mais c’est manifestement une espèce en voie de disparition.

Certains hommes sages, tel André Tardieu, avaient déjà tenté de faire fonctionner le gouvernement d’une manière efficace dans le cadre de la troisième République, mais la tâche s’était révélée insurmontable, les Institutions engendrant à la fois la dépendance des gouvernements au regard des majorités parlementaires et une précarité liée à l’instabilité endémique qui caractérisait l’Assemblée. On sait comment l’avenir a décidé de l’inanité des efforts tendant à un possible redressement.

La Ve République a été construite, sous l’impulsion du Général de Gaulle, par des hommes lucides, riches de leur culture et de leurs expériences — tels Michel Debré, René Capitant, Jean Foyer et quelques autres — afin d’assurer autant que possible la stabilité des rapports institutionnels tout en maintenant une certaine souplesse entre le gouvernement et le Parlement.

Les institutions ont d’ailleurs fonctionné d’une manière satisfaisante au moins jusqu’à la Présidence de François Mitterrand, mais il était sans doute inévitable qu’après s’être appliqué, dans « Le coup d’État permanent », à déchiqueter avec un talent rageur une République autre que celle sur laquelle il avait régné, il ne puisse accepter que la Ve soit maintenue dans les équilibres de sa nature initiale.

En acceptant de cohabiter, après les élections de 1986, avec un gouvernement aux antipodes de ce qu’il présentait comme ses convictions, François Mitterrand a peut-être sauvé son septennat, mais il a engagé, du même coup, une désagrégation lente de la Ve République, ce qui n’était sans doute pas pour lui déplaire.

Tout ceci montre la lente dégradation des pratiques politiques. Soulignons également le fait qu’il y a quarante ans, les hommes politiques avaient une solide culture — et que c’est bien moins le cas aujourd’hui. Je me rappelle par exemple un dialogue entre Georges Pompidou et Jean Foyer (alors Garde des Sceaux), à la sortie d’un conseil des ministres, qui débattaient en latin afin de savoir si la fameuse maxime « le roi est empereur en son royaume », qui a déterminé la souveraineté française, venait d’un juriste de Philippe le Bel ou d’une décrétale largement antérieure…

Pourrait-on imaginer un gouvernement et un Parlement de couleur différente ? Comment gérer les désaccords ?

Tout dépend de l’objet du désaccord. Le Parlement a pour fonction principale de voter les lois et le Budget. Lors des discussions préparatoires aux votes et notamment celles ayant lieu en Commissions, le Premier ministre ou les ministres concernés doivent écouter les élus, quels que soient leurs appartenances et être attentifs aux propositions éventuelles. Le gouvernement peut accepter celles-ci ou les refuser, en tout ou en partie, mais le Parlement doit être le lieu d’une discussion indispensable à l’ultime prise en compte, dans la loi, du bon fonctionnement de l’État et des attentes légitimes des citoyens telles qu’exprimées par leurs élus.

Les procédures permettant de parvenir à un accord sont diverses allant jusqu’à l’engagement par le Premier ministre de la responsabilité de son gouvernement lorsqu’il s’agit d’un enjeu politique essentiel. Si le Parlement refuse alors la confiance, le Président peut abandonner le projet, changer de Premier ministre, ou même dissoudre l’Assemblée.

Les solutions à un problème législatif majeur — c’est à dire lié à une question institutionnelle ou au bon fonctionnement de l’État — sont diverses, mais elles ne sauraient être de nature à faire du Président de la Ve République le spectateur non engagé d’une politique qu’il ne conduit plus. L’attente « dans l’Élysée, en lisant le journal que le pouvoir revienne » envisagée plus tard par certains n’était pas dans la ligne de la Ve République.

Le « bipartisme » actuel n’est pas vraiment dans l’esprit des institutions….

Vous avez raison, la rigidité qui s’installe actuellement au Parlement trouve une source nouvelle dans le pouvoir d’intimidation que se sont octroyés des partis devenus monolithiques.

Une telle rigidité n’existait pas à l’époque au cours de laquelle j’ai fréquenté le Parlement et la caporalisation qui semble devenue à la mode n’était en tous cas pas visible, je dirais presque, au contraire, que survenait souvent l’imprévu.

Mais au-delà de l’anecdote, depuis quand le vote d’un représentant des citoyens doit-il être obligatoirement contraint par des consignes partisanes ? On peut supposer que si quelqu’un adhère à un mouvement politique, c’est parce que l’ensemble des options soutenues par celui-ci lui conviennent. Il est normal qu’élus, les députés se réunissent dans des « groupes », ne serait-ce que pour des raisons de commodité et qu’ils le fassent en raison de leurs affinités, mais cela n’implique nullement une unanimité automatique et inconditionnelle. En effet le vote, pour un député, doit d’abord relever de son appréciation personnelle, en conscience.

Tel était d’ailleurs déjà généralement le cas sous la IVe République elle-même et l’on trouvait déjà alors de bons exemples d’une indépendance marquée par nombre d’élus vis-à-vis des partis. L’un des plus remarquables est sans doute celui du débat portant sur la Communauté Européenne de Défense (la C.E.D), sujet hautement brûlant : lorsque l’Assemblée Nationale fut amenée à se prononcer le 30 août 1954, une majorité de députés issus de tous les groupes y compris du M.R.P. — pourtant chaud supporter de ce texte — choisit de voter contre l’adoption du projet.

L’organisation actuelle des partis me semble d’ailleurs plus proche du modèle américain, lié à une nette bipolarisation, que de celui des groupes entre lesquels se répartissaient la plupart des élus de la IIIe et de la IVe République. Elle n’est d’ailleurs pas la seule conséquence de ce mimétisme : les primaires, de plus en plus à la mode ces temps-ci dans l’organisation des partis, apportent les faiblesses d’un mode bipolaire qui n’a pas chez nous la base historique et sociale caractérisant les États-Unis. Il en résulte un affaiblissement doctrinal de plus en plus marqué et la présentation aux citoyens d’options au mieux banales et le plus souvent hypothétiques.

De plus ce système conduit inévitablement à la victoire d’hommes ou des femmes élues au mieux par une partie de la majorité des électeurs, ce qui ne correspond guère à la nécessité d’appuyer la représentation sur la majorité la plus large possible, mais aussi la plus solide dans ses exigences démocratiques.

Les habitudes françaises d’indiscipline retardent sans doute quelque peu des échéances qui aboutiraient à transformer les élus en produits de partis, mais les déviances actuelles rendent ce résultat quasi inéluctable.

Faut-il citer encore le Général de Gaulle : « Si malgré les termes, malgré l’esprit de ce qui a été voté en 1958 les partis se ré-emparent des institutions de la République, alors rien ne vaut plus. Si, à la place de ce chef d’État, qui est fait pour empêcher que la République ne retombe à la discrétion des partis, on met un chef d’État qui n’est qu’une émanation des partis, alors on en reviendra au gouvernement — si tant est qu’on puisse l’appeler comme cela — des partis et ce serait… une catastrophe nationale. »

On ne pouvait mieux dire… De fait, la République retombera certainement dans les mains des partis…

Que faudrait-il faire pour que ça marche mieux, maintenant ?

Je pense qu’il faudrait un choc, une rupture. Ça arrivera d’ailleurs, c’est évident. Il faudrait qu’il y ait des gens qui y réfléchissent maintenant, et il y en a certainement. Il y en a parmi les candidats à l’élection présidentielle. Mais ceux qui portent un projet de ce genre sont inaudibles pour des raisons diverses. Les gens ne croient pas ce qu’on leur raconte. Ils ont le sentiment que leur quotidien relève d’eux et d’eux seuls, et que tout ce que peut leur apporter l’État ce sont des ennuis. Il y a une dévalorisation de l’État, qui devient une espèce de problème permanent.

Propos recueillis par Olivier Berruyer le 1er mars 2012

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Photo d'ouverture - @AFP

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