Au regard de Pékin, le « tracé en neuf traits » délimite les frontières maritimes de la République populaire de Chine (RPC) en mer de Chine du Sud. Une réalité intangible liée au « siècle de l’humiliation », mais aussi à l’Indochine française.

publié le 06/01/2022 Par Jack Thompson
Mer de Chine du Sud : une histoire en neuf traits

En 1907, une rumeur persistante agitait les esprits en Chine méridionale. Les Japonais se seraient installés sur l’archipel des Pratas (Dongsha en mandarin « les sables de l’Est »), un groupe d’îlots situés à mi-chemin entre Hong Kong, Taïwan et les Philippines.

Les Pratas, une prise de conscience

Les Dongsha, les Chinois n’y prêtent guère attention à l’aube du XXe siècle. Somme toute il ne s’agit là que de confettis de terres inhospitalières entourées de récifs redoutables. Toutefois, la présence de Japonais en ces lieux émeut les élites, notamment à Canton. Le moment est propice, le siècle de l’humiliation chinoise (guerres de l’opium, conflit sino-japonais de 1894-1895, etc...) n’en finit pas et suscite un très vif ressentiment. Depuis la calamiteuse révolte des Boxers en 1901, nombre de réformistes glissent vers des idées plus révolutionnaires.

Alors que le mandat du ciel des Qing se meurt, les appétits de l’Empire du Soleil, eux, s’aiguisent. Occupée depuis 1895, Taïwan ne suffirait plus au Mikado, ses troupes grignoteraient les frontières du Céleste Empire aux Dongsha. Sommées de réagir, les autorités du Guangdong dépêchent une canonnière sous les ordres de l’amiral Li Zhun. La vérité éclate au grand jour. Ce ne sont pas les armées du Mikado qui occupent ces îles, mais une entreprise japonaise privée qui y collecte le guano, un fertilisant très prisé.

L’affaire est donc moins grave qu’il n’y paraissait. Toutefois, force est de constater que le sinocentrisme - un concept qui place la Chine au centre de toute chose - a vécu. La Cité interdite doit se conformer aux règles frontalières imposées par les Occidentaux et est contrainte de présenter des preuves pour étayer ses revendications.

En catastrophe, Li Zhun rassembla des documents attestant que les Dongsha appartiennent au Céleste Empire. Il réussit, Tokyo reconnut bientôt la souveraineté de Pékin. Dans sa lancée, l’amiral explora les Paracels (Xisha en mandarin « les sables de l’Ouest »), un autre archipel proche de l’Indochine française. Une visite historique au cours de laquelle Li Zhun prit soin de multiplier les signes d’autorité (tirs de salves, lever du drapeau impérial, nomination des îles, etc.). L’exploitation du guano fut envisagée, faute de moyens l’entreprise fit long feu.

Carte de la Mer de Chine du Sud avec la Ligne en neuf traits (représentée en vert) - Asia Maps — Perry-Castañeda Map Collection: South China Sea (Islands) 1988

Cette expédition de 1909 et le retour dans le giron national des Dongsha marquent la naissance d’une nouvelle ère. Désormais, la Chine prête un regard attentif aux îles du Sud. Néanmoins, près de deux décennies s’écouleront avant que les Paracels reviennent sur le devant de la scène. Entretemps, la République de Chine (RdC) succéda au Céleste Empire.

Des Paracels aux Spratleys

1928, les autorités du Guangdong mandatent Shen Pengfei, un professeur de l’université de Sun Yat-sen à Canton, afin qu’il inspecte les Paracels. Médusé, Shen découvrit la présence d’une société japonaise y exploitant le guano depuis 1919, ceci sans aucune licence officielle. De plus, il apprit que le de Lanessan, un navire de recherche français y avait mouillé en 1925.

Ces nouveautés jetèrent l’alarme, des étrangers s’infiltraient sur les marges de la RdC. En exergue de son rapport, Shen Pengfei notera « l’archipel des Paracels est notre territoire le plus méridional » (1). Les 312 pages de ce document constituent une riche collection de preuves attestant des liens entre la Chine et les Paracels.

Le 13 avril 1930, la Malicieuse, une canonnière hors d’âge affectée à l’Indochine accostait sur l’île Spratly (du nom du capitaine Richard Spratly qui releva sa position exacte en 1843). Une levée de drapeau plus tard, l’équipage en prit possession au nom de la France.

Quelques mois plus tard, la RdC projeta de reprendre l’exploitation du guano aux Paracels que les Japonais avaient abandonnée suite à la Grande Dépression. Paris protesta contre cette initiative, au nom du protectorat (l’empereur Gia Long en avait solennellement pris possession en 1816), la France revendiqua la souveraineté sur les Paracels. Les nationalistes chinois rejetèrent sans attendre les prétentions françaises. Une brouille tenace entre Français et Chinois se noua autour des Paracels. En juin 1932, la France incorpora formellement l’archipel à l’Indochine, la RdC opposa une fin de non-recevoir.

Ces tensions surgissaient au plus mauvais moment pour Nankin. En septembre 1931, les Japonais envahissaient la Mandchourie, inventant dans la foulée l’État fantoche du Mandchoukouo. Menacé au nord par l’Empire du Soleil, au sud par la France, Nankin soupçonna une collusion entre ses ennemis visant à l’anéantir et redoubla d’attention vis-à-vis des Paracels.

En réponse à une indélicatesse de la Grande-Bretagne qui avait avancé ses propres doléances sur l’archipel des Spratleys, la France « réannexa » les Spratleys en 1933. Cette fois-ci, six îles furent revendiquées, un décret du Journal officiel du 26 juillet 1933 l’entérina.

Décret du Journal Officiel sur la ré-annexion des Spratley, 26 juillet 1933

La presse chinoise s’empara de l’affaire. Un article du South China Morning post (SCMP) du 29 juillet 1933 titra « Îles de Corail - La Chine revendique le groupe des Paracels, une protestation s'impose » (2). Sauf qu’il ne s’agissait pas des Paracels, mais des Spratleys distantes de 700 km plus au sud. La presse chinoise ainsi que Nankin confondirent les deux archipels. Curieusement, aucun officiel chinois ne savait où se situaient les Spratleys. Dans le doute, le ministère des Affaires étrangères télégraphia à son consul basé à Manille afin qu’il se renseignât auprès des Américains. « La France va prendre le contrôle de neuf îles situées entre les Philippines et le Vietnam. Où se trouvent-elles exactement ? S’agit-il des Paracels ? »

Les archives de l’US Coast and Geodetic Survey office indiquent qu’un consul chinois leur rendit visite et s’émerveilla quand il découvrit que les Paracels et les Spratley constituaient deux archipels distincts. Par la suite, la RdC contacta le quai d’Orsay qui s’empressa de clarifier la position afin de mettre un terme à ce quiproquo.

À cet instant, la Chine n’avait pas encore émis la moindre revendication sur les Spratleys, et pour cause, les autorités en ignoraient tout bonnement l’existence. Tout en protestant de sa souveraineté sur les Paracels, Nankin reconnut son erreur et ne dit rien au sujet des Spratleys.

Toutefois, les nationalistes de Canton continuèrent à agiter le spectre de menaces étrangères sur les îles du Sud. Un article du magazine Le Monde colonial illustré (septembre 1933) évoqua le séjour des Français aux Spratleys et décrivit les îles annexées. Ainsi, Itu-Aba était « habitable, -pour des jaunes,- mais ce n’est pas un éden ».

Surtout, le mensuel relatait la présence d’une poignée de Chinois venus de Hainan. Thi-tu était peuplée de cinq Chinois « vivant de la pêche et des ressources d’un petit domaine défriché et planté de cocotiers… ». L’article est repris par les nationalistes chinois. Au principe que « partout où s’établissent des Chinois, la terre est chinoise », l’idée que les Spratleys relèvent du giron chinois commença à faire son chemin.

Neuf traits de circonstances

Créé en 1930, le Comité d’examen des cartes terrestres et marines planchait sur la mer de Chine du Sud. Faute de cartes chinoises précises et de moyens, les cartographes de la RdC recoururent à un expédiant, en l’occurrence des cartes anglaises. Enfin, en janvier 1935, une nomenclature des îles et récifs de la mer de Chine du Sud fut publiée. Étonnamment, les frontières maritimes chinoises ne sont pas définies, s’arrêtent-elles aux Paracels ou s’étendent-elles aux Spratleys ? Aucune démarcation ne le spécifie.

Le pas sera franchi par Bai Meichu en 1936, lorsque ce géographe nationaliste publia un atlas privé où les frontières maritimes chinoises sont indiquées par une ligne en forme de "langue de bœuf". Une langue qui épouse les côtes du Vietnam, des Philippines et de la Malaisie. Surprise, les Spratleys sont incorporées à la Chine. Quelques mois plus tard, la Seconde guerre sino-japonaise débutait, l’atlas de Bai Meichu sombra dans l’oubli.

Atlas du géographe Bai Meichu, 1936

En 1946, alors que les Japonais abandonnaient les îles conquises, dont les Spratleys, la question de leur attribution revint sur le devant de la scène. Arguant que les Pratas, les Paracels et les Spratleys avaient été administrées à partir de Taïwan par les Japonais, Chen Yi, le gouverneur de Taïwan prit l’initiative de les réclamer au nom de la RdC.

Afin d’étayer ses revendications, une nouvelle carte devait être établie. Deux anciens étudiants de Bai Meichu se mirent à l’ouvrage. Les deux hommes s’inspirèrent du tracé réalisé par leur mentor. Pour la première fois, une carte officielle d’un gouvernement chinois incluait ce fameux tracé en onze traits (réduit à neuf traits quelques années plus tard) qui englobe les Spratleys.

Ainsi le quiproquo entre les Paracels et les Spratleys initié par une querelle franco-chinoise aboutissait à une nouvelle réalité intangible. La quasi-totalité de la mer de Chine du Sud entrait dans le giron chinois.

Pour aller plus loin

Bill Hayton, 2018, The Modern Origins of China's South China Sea Claims Maps Misunderstandings and the Maritime Geobody

La Chine s'en tient au règlement par voie de négociation des différends concernés entre la Chine et les Philippines en Mer de Chine méridionale : Le discours officiel chinois d’aujourd’hui. Notez aux points 16 puis 24, la version diamétralement opposée de la rencontre entre Français et Chinois aux Spratleys en 1933 évoquée dans Le Monde colonial illustré.