La vive passe d’armes verbale entre Volodymyr Zelensky, Donald Trump et J.D. Vance, lors de la visite du président ukrainien à la Maison-Blanche le vendredi 28 février, a rapidement fait le tour du monde. Pourtant, le traitement médiatique et politique qui en a été fait relève d’une forme insidieuse de malhonnêteté intellectuelle, qui fausse la lecture de ce qui s’est réellement passé ce jour-là entre les trois hommes. Au lendemain d’une nouvelle rencontre entre les délégations des deux pays, ce mardi 11 mars en Arabie Saoudite, remettons les pendules à l’heure.

Article Politique
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publié le 12/03/2025 Par Paul Fernandez-Mateo
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Avant même la visite de Volodymyr Zelensky à la Maison-Blanche, la position de l’administration Trump concernant l’Ukraine s’éclaircissait déjà rapidement, après une longue période de relative confusion. Donald Trump, au cours de sa campagne présidentielle, s’était contenté de proclamer qu’il mettrait rapidement fin au conflit, mais sans entrer dans les détails. En soi, pris isolément, cet élément est déjà très révélateur. Mettre rapidement fin au conflit implique de forcer l’Ukraine à accepter une paix dans des conditions que l’Ukraine refuse officiellement d’accepter. La position ukrainienne reste encore d’obtenir le retrait des troupes russes de tous les territoires occupés, Crimée comprise, et d’obtenir le retour aux frontières d’avant 2014. Or, la dynamique actuelle de la guerre rend tout accord sur cette base complètement irréaliste. L’Ukraine pouvait donc déjà supposer que tout plan de paix imaginé par Washington risquerait fort d’ignorer complètement ses exigences territoriales.

Et de fait, au fil des semaines qui ont suivi la prise de fonction de Donald Trump comme 47e président des États-Unis, il est devenu de plus en plus clair que la nouvelle administration américaine se souciait bien peu des intérêts de l’Ukraine. L’objectif de Donald Trump est double. D’une part, il souhaite mettre fin à la guerre aussi vite que possible afin de pouvoir se positionner en tant que faiseur de paix. Et d’autre part, il tient à ménager aux États-Unis une sortie « par le haut », à leur avantage, dans un contexte de violentes critiques, par son administration, de l’aide militaire et financière accordée à l’Ukraine par les États-Unis sous le mandat de Joe Biden. Non seulement il ne souhaite pas particulièrement que cette aide se prolonge, mais il désire obtenir un « retour sur investissement ».

Un projet d’accord dont l’Ukraine ne pouvait pas se satisfaire

Dans ce contexte, l’accord proposé à l’Ukraine concernant l’exploitation des ressources minières du pays ne saurait surprendre. L’accord prévoit que l’Ukraine transmettra la moitié des revenus issus de l’exploitation des minéraux de son sol à un « fonds d’investissement » contrôlé « équitablement » par Kiev et Washington et ayant pour objectif de réinvestir l’argent pour la sécurité et le développement de l’Ukraine. Les États-Unis, quant à eux, s’engageraient à participer à ce fonds et à continuer à investir en Ukraine. Mais aucune garantie de sécurité n’est accordée à l’Ukraine, ce qui est logique, étant donné que les États-Unis souhaitent précisément se désengager de toute aide militaire supplémentaire. Tout juste Trump laisse-t-il entendre que les intérêts américains dans la région, ainsi que la présence d’entreprises américaines sur le territoire ukrainien, suffiraient à dissuader la Russie de poursuivre des actions hostiles contre l’Ukraine.

Si l’idée n’est pas totalement dépourvue de pertinence, elle apparait toutefois nettement moins rassurante pour l’Ukraine qu’une adhésion à l’OTAN ou qu’une aide militaire directe et continue, comme celle dont le pays bénéficiait jusqu’ici. D’autant plus que le projet d’accord ne mentionne aucunement la façon dont la guerre pourrait prendre fin. Or, la conquête par la Russie des territoires qu’elle occupe, au minimum, semble inévitable au vu du rapport de force actuel, ce que l’Ukraine se refuse toujours à accepter. De ce fait, l’inquiétude de l’Ukraine concernant cet accord était considérable. De ce fait, à la veille de la rencontre du 28 février, il était clair que Trump avait tout intérêt à ce que Zelensky signe l’accord tel quel, sans modifications, et qu’à l’inverse, il était totalement dans l’intérêt de Zelensky de ne surtout pas le signer, pas sans avoir rouvert le débat sur des garanties de sécurité fermes.

Deux chemins s’offraient donc à l’Ukraine, au vu de la situation. Soit signer l’accord, ce qui était ce à quoi les Américains s’attendaient, la visite ayant ostensiblement pour objectif cette signature ; soit saboter purement et simplement la rencontre, en trouvant un moyen de ne pas le signer avant d’avoir réussi à obtenir des garanties de sécurité. Et pour arguer de l’importance de telles garanties de sécurité, l’Ukraine tire avantage d’un véritable arsenal d’arguments frappants : ceux-là mêmes dont Volodymyr Zelensky use et abuse depuis 2022 pour obtenir l’appui international dont son gouvernement a cruellement, désespérément besoin pour espérer non seulement vaincre, mais désormais simplement survivre.

Une entrevue volontairement sabotée par un Zelensky alignant provocation sur provocation

Ces arguments sont variés et utilisent tous les leviers de la propagande de guerre, depuis la mobilisation de notions strictes de droit international, comme la légitime défense, jusqu’à la dissimulation des informations présentant le pays sous un jour défavorable, en passant par la proclamation d’une « supériorité morale » sur un adversaire, Vladimir Poutine, diabolisé à l’extrême et présenté comme un nouvel Hitler prêt à déferler sur l’Europe. L’objectif est toujours le même : essentialiser le conflit, le présenter comme une lutte primordiale du Bien et du Mal, afin d’éviter que les voix pacifistes puissent se faire entendre.

Car l’Ukraine n’a aucun intérêt à ce que le pacifisme triomphe. À l’heure actuelle, il ne se trouve plus grand monde pour nier que la Russie est en train de gagner cette guerre, et ne consentira pas à une paix qui ne serait pas à son avantage. Et de ce fait, actuellement, pour l’Ukraine, la paix signifie la défaite, et la défaite, une catastrophe qui se traduirait au minimum par l’amputation de larges pans du territoire ukrainien. En l’absence de garanties de sécurité telles qu’une adhésion à l’OTAN, rien ne protégerait non plus l’Ukraine de nouvelles velléités conquérantes russes à l’avenir.

Volodymyr Zelensky est parfaitement conscient de cette situation. Pour l’Ukraine, il est très important qu’aucun processus de paix ne puisse s’effectuer avant que le pays ne se retrouve dans une position plus avantageuse. Nul ne peut être certain de ce dont l’avenir sera fait, mais il semble très clair qu’un tel cas de figure est improbable à court terme, et même à moyen terme. Éviter de signer l’accord proposé par Trump tel quel, sans garanties de sécurité, constituait un enjeu crucial. Et pour tenter d’y parvenir, Zelensky a mis le paquet.

D’après la Maison-Blanche, c’est Volodymyr Zelensky qui a insisté pour que la réunion ait lieu devant les caméras. C’est une tactique souvent utilisée par le président ukrainien, qui aime impliquer plus directement des médias et une opinion publique dont il a l’habitude qu’ils soient largement acquis à sa cause, et constituait un moyen de pression sur ses interlocuteurs. De même, son refus de porter un costume indique que d’entrée de jeu, il ne souhaitait pas laisser Donald Trump contrôler l’entrevue : son équipe avait expressément demandé à Zelensky, avant la réunion, de porter un costume.

Quant à l’entrevue elle-même, si presque tous les commentateurs se sont concentrés exclusivement sur les deux ou trois dernières minutes, durant lesquelles Donald Trump et J.D. Vance se sont enflammés, un visionnage plus attentif repérera sans peine l’augmentation progressive de la tension, au fur et à mesure d’une rencontre initialement très détendue.

Alors qu’il savait très bien que les États-Unis refusaient spécifiquement d’accorder une garantie de sécurité formelle dans l’accord, Volodymyr Zelensky a rapidement abordé le sujet et y est constamment revenu par la suite. Il a plusieurs fois contredit ses interlocuteurs, notamment concernant l’étendue de l’aide américaine, la minimisant à plusieurs reprises. Il ne pouvait raisonnablement ignorer que cela constituerait une véritable provocation pour Donald Trump, qui estime que cette aide a été beaucoup trop importante. Enfin, face à la volonté affichée de Trump de négocier avec Vladimir Poutine, il a réitéré son discours habituel selon lequel Poutine est un tyran auquel il convient de ne pas adresser la parole.

Autrement dit, Zelensky a fait du Zelensky : il a tenté, autant que possible, de contrôler le discours en se plaçant sur un terrain purement moral et le saturant de ses éléments habituels de langage concernant le conflit, ceux-là mêmes qui ont souvent sauvé son pays en persuadant ses interlocuteurs de lui venir en aide. Seulement, cette fois, face à Trump, la mayonnaise n’a pas pris.

Une démonstration de realpolitik devant les caméras

La tactique de Zelensky a en effet un point faible : elle implique que l’interlocuteur accepte de le laisser imposer sa narrative. Avec les pays européens ou avec Joe Biden, qui étaient tous d’accord concernant l’opposition frontale à adopter vis-à-vis de la Russie, cela ne posait guère de problème. Mais avec un Donald Trump déjà très hostile à toute implication supplémentaire des États-Unis dans le conflit et cherchant le rapprochement avec Moscou pour des raisons stratégiques, c’est une tout autre histoire.

Et Trump et Vance ne s’y sont pas trompés : derrière la rhétorique, l’Ukraine n’a effectivement pas de « carte » à jouer. Elle dépend totalement de la bonne volonté des Américains et des Européens, qui soutiennent l’effort de guerre ukrainien sous toutes les facettes, excepté par l’implication de troupes au sol. L’Ukraine n’a tout simplement aucun autre choix que de se plier aux injonctions de Washington, et à prendre ce qu’on lui donne, car si les États-Unis se retirent complètement du conflit, combien de temps le front tiendra-t-il ?

Voilà pourquoi Volodymyr Zelensky s’est fait étriller devant les caméras par ses interlocuteurs. Aux yeux de Trump et Vance, la « supériorité morale » de l’Ukraine n’a aucune pertinence, et il n’appartient pas à un chef d’État qui doit purement et simplement la survie de son pays aux États-Unis de critiquer ou de chercher à infléchir par des stratagèmes oratoires la position de l’administration américaine. Comme le prouve l’obsession des deux hommes pour le champ lexical de l’ingratitude, ils estiment que Zelensky devrait plutôt les remercier à genoux de daigner l’inclure dans le processus de paix. Car n’oublions pas non plus qu’il n’était même pas certain que Zelensky soit reçu à Washington ! Ils ont donc sèchement renvoyé Zelensky à son statut de simple suppliant, qui se contentera de ramasser les miettes qu’ils consentiront à lui donner. Au cas où le message n’aurait pas été suffisamment clair, les États-Unis ont suspendu dans la foulée leurs livraisons d’armes et leur partage d’informations avec l’Ukraine, jusqu’à ce que celle-ci démontre sa bonne volonté.

Une attitude cynique ? Sans aucun doute. Mais le cynisme est réciproque, car Donald Trump, une fois n’est pas coutume, n’a pas tort lorsqu’il déclare que Zelensky « joue avec la Troisième guerre mondiale ». Essentialiser, prolonger et surtout élargir le conflit, pour l’Ukraine, est sans doute la meilleure chance de s’en sortir, en forçant la Russie à engager ses forces militaires contre d’autres adversaires ; et les risques qu’un tel scénario fait peser sur le reste du monde importent bien peu aux responsables ukrainiens, face à l’enjeu que représente évidemment pour eux la survie de leur pays.

L’insignifiance des gesticulations de l’Europe dans un dossier qui la dépasse

D’aucuns souligneraient que Kiev ne serait pas seule même si les États-Unis l’abandonnent. Car l’Europe est là, et semble enfin prendre conscience de la nécessité de concevoir sa propre défense en l’absence d’appui américain fiable. En témoigne la pluie de démonstrations de sympathie adressées à Zelensky après l’entrevue de Washington, et le soudain réveil de la Commission européenne et de certains leaders européens en matière de réarmement.

Mais l’Europe de la défense est un vieux serpent de mer, et espérer la voir émerger aujourd’hui, alors que la capacité de production industrielle européenne est en cours d’effondrement, que les stocks d’équipement militaire sont au plus bas et que l’idée d’envoyer des troupes européennes en Ukraine est loin de faire l’unanimité, est complètement illusoire. Il faudrait des années, sinon des décennies, pour rendre un tel scénario crédible, ne serait-ce que d’un point de vue purement technique.

Et au-delà de la question militaire, il y a fort à parier que les populations européennes, sur lesquelles reposera in fine tout le poids financier d’un réarmement inévitablement ruineux, refuseraient tout net de se lancer dans un tel engrenage. Toute l’Europe est déjà en voie de paupérisation. Quand bien même les dirigeants européens parviendraient à convaincre leurs peuples qu’il existe bien une menace russe, lesdits peuples ne sont pas dupes. Quand Emmanuel Macron demande aux Français de se préparer à « des réformes, des choix, du courage », chacun comprend que la « menace russe », que l’Europe ne peut pas vaincre, servira de justification à la poursuite éternelle des politiques d’austérité qui les appauvrissent.

Les dirigeants ukrainiens, ironie du sort, se font beaucoup moins d’illusions que les responsables européens sur la question. Ils sont conscients que l’Europe est au mieux un adjuvant, mais ne peut pas endosser de façon réaliste la responsabilité de la défense de l’Ukraine face à la Russie. Les États-Unis en ont également conscience, et c’est bien cyniquement qu’ils renvoient l’Ukraine dans les bras des Européens en leur disant de se tourner vers eux pour leur sécurité, à l’avenir. Sans soutien des États-Unis, la défaite ukrainienne est certaine.

À quelques exceptions près, étonnamment peu de médias européens se sont fatigués à décrypter l’altercation du 28 février en profondeur, préférant y voir la simple méchanceté classique de Donald Trump. Il faut dire qu’un tel degré d’inélégance publique – car de fait, le traitement réservé par Trump et Vance à leur invité, s’il est compréhensible du point de vue de la realpolitik, n’en reste pas moins remarquablement sévère pour une rencontre entre chefs d’État – est très inhabituel dans les relations diplomatiques, même de la part de Donald Trump. Mais c’est précisément le caractère sans précédent de cet épisode qui devrait pourtant retenir l’attention de l’Europe. Car il ne traduit sans doute pas seulement la rancune personnelle de Donald Trump à l’égard de Volodymyr Zelensky, même si cette rancune a sans doute joué un rôle.

Il signifie aussi que l’agacement du pouvoir américain envers Zelensky a atteint ses dernières limites. Les États-Unis n’ont plus vocation à maintenir l’illusion de considérer l’Ukraine comme un partenaire souverain, comme leur égal. Il n’est même plus question de négocier, comme le prouve l’expulsion sans ménagement de Zelensky de la Maison-Blanche, immédiatement après cet incident. Pour reprendre le mot de Gambetta, comme le laissent entendre certains responsables américains, s’il souhaite continuer à bénéficier de l’appui que les Américains daigneront lui laisser, il lui faudra se soumettre ou se démettre. Étant donné les menaces de guerre commerciale durable que Trump fait actuellement peser sur le continent européen, il n’est que temps pour l’Europe d’assimiler cette nouvelle réalité, faute de quoi elle sera la prochaine à se retrouver la tête sur le billot.

En définitive, c’est ainsi sans surprise qu’à l’issue de l’entrevue du 11 mars à Jeddah, en Arabie saoudite, la délégation ukrainienne n’a eu d’autre choix que de se plier sans réserve aux exigences de Washington pour obtenir le renouvellement de l’aide financière et militaire américaine. Un premier cessez-le-feu de 30 jours sera proposé à la Russie en guise de première étape vers une paix dont les modalités sont laissées complètement vagues, l’Ukraine s’engage à signer l’accord sur les minerais, et aucune garantie de sécurité claire n’est évoquée, les États-Unis ne prenant aucun engagement. En baissant pavillon devant Trump, Zelensky obtient un sursis, mais l’incertitude plane toujours sur les concessions auxquelles l’Ukraine devra consentir pour mettre fin au conflit.

Le communiqué commun publié au sortir de la réunion en profite même pour insulter les partenaires européens de l’Ukraine, en précisant que la délégation ukrainienne – et elle seule – a insisté pour qu’ils participent au processus de paix, réaffirmant le profond mépris des Américains pour le rôle de l’Europe. Reste à savoir si la Russie, qui, le même jour, chassait les troupes ukrainiennes de la ville de Soudja, leur principale conquête dans l’oblast russe de Koursk, sera d’humeur à accepter le cessez-le-feu, et surtout, quelles seront les conditions auxquelles elle soumettra cette acceptation.

Photo d'ouverture : Le président américain Donald Trump et le président ukrainien Volodymyr Zelensky se rencontrent dans le bureau ovale de la Maison-Blanche à Washington, DC, le 28 février 2025. (Photo by SAUL LOEB / AFP)

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