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Il ne s’agit plus de travailler pour être rémunéré, mais de « mériter » son argent comme un gentil enfant doit mériter ses étrennes ou son cadeau à Noël. D’où vient cette obsession pour le « mérite » et que vient-elle faire dans la fonction publique ?
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Depuis près de trente ans, la rengaine de l’« ascenseur social en panne » laisse deviner l’échec d’un idéal, celui de la « méritocratie », qui veut que chacun, quel que soit son environnement géographique, social ou économique de naissance, puisse accéder à un poste – notamment de pouvoir – et à une rémunération récompensant son « talent » et ses « efforts ». Cette légende urbaine républicaine postule que chacun, dans un système dit méritocratique, est à sa place, à hauteur de son potentiel personnel, de son travail, de son niveau d’études.
La rémunération des uns et des autres serait donc proportionnelle à sa « valeur » et à son mérite. Ainsi, qu’un professeur gagne moins qu’un consultant en consulting n’aurait rien d’aberrant si le consultant avait étudié dans des écoles réputées plus difficiles d’accès, après deux ans de classes préparatoires idoines – réputées réservées aux meilleurs, donc à ceux qui méritent d’être payés plus que les autres, une fois arrivés dans la vie professionnelle. C’est un peu le serpent qui se mord la queue, mais cela fait soixante ans que ça se vend.
Cette rhétorique, habile, vise à faire passer pour responsables de leur sort les laissés-pour-compte du détricotage socio-économique, les mal payés, les précaires, les prolétaires, les mal logés et, in fine, tous ceux qui n’appartiennent pas à l’élite libérale. En résumé : si vous êtes mal payé, si vous n’avez pas d’emploi fixe, c’est de votre faute, car on a ce qu’on mérite. Si vous avez validé cinq années d’études pour n’être que contractuel dans la fonction publique, dans un corps qui ne recrute plus de fonctionnaires, et que vous êtes dans l’instabilité professionnelle et économique, c’est de votre faute, ça aussi. Vous n’aviez qu’à naître au bon moment, aussi.
Professeur de philosophie politique à Harvard, Michael J. Sandel dénonce la tyrannie du mérite dans un ouvrage éponyme, aussi brillant qu’indispensable. Ce dernier observe qu’à l’arrogance des plus diplômés, persuadés de leur supériorité et, notamment, de leur supériorité morale, intellectuelle, professionnelle – qu’il qualifie d’« hubris méritocratique » –, répondrait le ressentiment des « perdants » de la compétition scolaire, relégués sur les plans social, médiatique, professionnel et économique.
Comprendre, dans ce qui nous intéresse ici, que les chefs de cabinet, les ministres, les hauts fonctionnaires se sentent plus légitimes que les fonctionnaires « du quotidien », les agents de la fonction publique hospitalière, les fonctionnaires territoriaux, car leurs diplômes, leurs connaissances théoriques, leurs réseaux et leurs rémunérations seraient justifiés par leur mérite, celui d’avoir été de bons élèves dans les écoles à l’enseignement le plus valorisé.
Un infirmier n’est « qu’un » diplômé d’institut de formations en soins infirmiers, comme il y en a des centaines en France, et majoritairement en province. Un professeur (dans l’enseignement primaire comme secondaire) n’est « qu'un » diplômé d’université, quelle qu’elle soit. Ainsi, les personnes amenées à prendre des décisions depuis un bureau à Paris seraient forcément, naturellement, mieux formées que les fonctionnaires sur le terrain. Les infirmiers en surblouse confectionnée dans un sac poubelle apprécieront. D’autant plus que ceux qui s’efforcent de la main gauche de détricoter les programmes scolaires, rendre hors de prix les universités, donner leur « autonomie » aux universités pour les rendre dépendantes au secteur privé pour obtenir des financements, se chargent avec la main droite de placer leurs propres enfants dans les établissements dignes de ce nom ou de les envoyer à l’étranger – établissements qui n’acceptent quasiment aucune candidature provenant des milieux populaires.
La « culture du résultat », fruit de la doctrine de la Nouvelle Gestion Publique (NGP) initiée dans les années 70, prétend qu’il n’existe pas de différence entre la gestion des entreprises privées et celles des administrations publiques. Cela se traduit par des dispositions assez abracadabrantesques : de la même façon qu’on peut augmenter le commercial qui a atteint ses objectifs, on peut « primer » le fonctionnaire qui a rempli les siens, arbitrairement définis par des « responsables » qui n’ont pas la moindre idée de ce qui se passe sur le terrain – potentiellement à plusieurs milliers de kilomètres dans le cas des départements ultramarins.
La NGP estime donc qu’un « manager » compétent peut passer d’une administration à une autre. Le bilan comptable doit passer avant toute autre considération ; c’est ainsi que les autorités régionales de santé ont fermé des lits à l’acmé de l’épidémie de Covid-19, sans pour autant réquisitionner les lits vides des cliniques privées. La NGP est fille de la doctrine du management du secteur privé et ne perd jamais de vue les intérêts du privé.
Un exemple probant, parmi une myriade d’autres, de la déconnexion favorisée par le culte combiné de la « méritocratie » à travers le réseau des « grandes écoles » et de la NGP : le directeur de l’agence régionale de santé de Bourgogne-Franche-Comté, Pierre Pribile, est ingénieur diplômé de l’école polytechnique. Ce dernier a entamé sa carrière à la préfecture de la région de Bourgogne en tant que chargé des questions de développement industriel. Il a ensuite rejoint le ministère de la Santé, à la direction de la Sécurité sociale. Son amour des documents comptables s’est confirmé dans ses fonctions au ministère des Finances (finances sociales), au sein de la caisse nationale du régime social des indépendants) ou au cabinet du Premier ministre (protection sociale, lutte contre la pauvreté et comptes sociaux). Le parcours de M. Pribile est peut-être une manifestation de la « méritocratie » républicaine, mais on ne voit pas trop en quoi le pays en sort grandi.
Au printemps 2020, les propos de son homologue Christophe Lannelongue, directeur de l'agence régionale de santé (ARS) Grand Est, estimant qu'il n'y avait « pas de raison » d'interrompre les suppressions de postes et de lits au CHRU de Nancy, avaient suscité un tollé tandis que les bonnes volontés applaudissaient tous les soirs à 20 h pour rétribuer les soignants à la bienveillance. Interrogé lors d'une conférence de presse téléphonique, Christophe Lannelongue avait évoqué les directives du comité interministériel de la performance et de la modernisation de l'offre de soins hospitaliers (COPERMO), qui prévoyait la suppression sur cinq ans de 174 lits (sur 1 577 en 2018) et de 598 postes au CHRU de Nancy (sur environ 9 000). « Nous aurons quelques semaines de retard, mais la trajectoire restera la même », avait-il ajouté.
Le service public n’est pas un service rendu à la nation (et accessoirement, au citoyen qui le finance par l’impôt et les taxes diverses et variées), mais bien l’otage d’agences fonctionnant selon les règles du secteur privé. Ce qui importe, c’est le business plan, la rentabilité, le bon résultat. Peu importe que le plan soit inhumain, voire macabre. C’est bien parce que la mission d’un service public est vitale (mettre au monde un enfant, soigner un malade, éteindre un incendie, fournir des solutions d’hébergement aux victimes de catastrophe naturelle) qu’elle ne peut être quantifiable – à moins de faire payer les parents d’élèves, refuser les plus pauvres dans les services des urgences et laisser les monuments historiques peu visités tomber en ruines.
Photo d'ouverture : Préfecture du Rhone, Lyon - ricochet64 - @Shutterstock
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