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Une équipe d’universitaires a récemment procédé à un examen très éclairant des aides apportées par l’État aux entreprises. Il en résulte un rapport que tous les responsables politiques devraient lire, tant son contenu démontre l’aberration économique à laquelle la France a été conduite par le néolibéralisme effréné de ses élites depuis près de 40 ans.

Article Politique
Accès libre
publié le 01/12/2022 Par Éric Juillot
Un capitalisme sous perfusion : 157 milliards d'aides publiques aux entreprises
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Premier acquis de cette étude cette étude exhaustive, une somme : pour l’année 2019, la dernière avant la pandémie, le total des aides publiques aux entreprises atteignait le montant pharaonique de 157 milliards d’euros. Pour déterminer ce montant, les auteurs ont élaboré une méthodologie robuste et prudente, et se sont livrés à un travail rigoureux de collecte et d’unification des données disponibles que personne n’avait entrepris jusque-là.

Dans le détail, ce montant résulte de l’addition des « dépenses fiscales » (c’est-à-dire les exonérations d’impôts) pour 61 milliards, des « dépenses socio-fiscales » (exonérations de cotisations salariales employeurs) pour 65 milliards, et de dépenses budgétaires (subventions de toutes sortes) pour 32 milliards d'euros. Rapportées au budget de l’État, ces aides représentent quatre fois celui de la Défense pour 2022, trois fois celui de l’Éducation nationale, 1,5 fois celui des soins hospitaliers.

Ce soutien public aux entreprises n’a cessé en outre de s’accroître au fil des ans, passant de 3 % du PIB en 2000 à 6,4 % en 2019, notamment du fait de l’empilement des dispositifs d’exonérations de cotisations sociales.

Deuxième acquis : l’échec de ces aides à atteindre les objectifs fixés. Leur montant faramineux n’a eu qu’un impact limité sur la création d’emplois et sur la compétitivité. La persistance d’un chômage de masse en témoigne, de même que, plus trivialement, l’entourloupe statistique qui consiste à ajouter aux emplois créés les emplois censément « préservés » grâce à ces aides. La compétitivité, quant à elle, est si peu stimulée que le déficit commercial atteint chaque année de nouveaux sommets.

Troisième acquis : la faiblesse de la littérature scientifique destinée à justifier cette politique de soutien aux entreprises. Les auteurs du rapport, après avoir passé en revue cette littérature, en déduisent que son apport théorique est extrêmement mince, tout comme ses résultats empiriques. Tout semble indiquer qu’elle a, comme souvent, pour principale fonction de cautionner des choix qui doivent en fait tout aux représentations politiques émanant de l’idéologie dominante.

Quatrième acquis, en forme d’explication globale : si les aides publiques aux entreprises ratent leur cible, pourquoi ne sont-elles jamais remises en cause, pourquoi sont-elles même régulièrement augmentées ? La réponse à ce mystère tient dans la nécessité de limiter les effets destructeurs du « régime dépressionnaire » dans lequel la France évolue depuis près de quarante ans. Quatre décennies d’une croissance structurellement faible — qui va même en s’affaissant —, et contre laquelle il est impossible de lutter, à cadre constant, autrement qu’en organisant un soutien pérenne de la trésorerie des entreprises par la puissance publique.

D’où l’idée d’un « capitalisme sous perfusion », bilan paradoxal d’une époque qui voue aux gémonies l’intervention de l’État dans l’économie tout en se montrant moins capable que jamais de s’en passer. Ce paradoxe révèle l’échec du système mis en place ces dernières décennies, système résultant de « la financiarisation du capital, de la globalisation et des politiques de désinflation compétitive, ainsi que de l’austérité budgétaire et salariale », qui a eu pour principal effet d’affaiblir notre potentiel productif, c’est-à-dire notre aptitude collective à créer des emplois et à investir sur le sol national.

Comment en est-on arrivé là ?

Un double naufrage

Les conclusions de ce rapport ont quelque chose d’accablant. Elle donne le sentiment amer d’un double naufrage.

Naufrage politique d’abord : aucun ministre de l’Économie, aucun député de la Commission des finances de l’Assemblée n’a jamais souhaité avoir une vue exhaustive des aides accordées par l’État aux entreprises ces dernières décennies, comme si personne n’avait souhaité savoir au sommet de l’État l’ampleur du budget concerné. Il faut y voir une collusion de fait entre les droites et les gauches de gouvernement, une entente tacite sur la nécessité de ne pas trop en parler, de peur d’avoir à rendre des comptes électoraux sans doute ; de peur, plus encore, d’avoir à reconnaître l’échec du néolibéralisme auquel toutes les formations partisanes se sont ralliées à partir des années 1980.

Le gonflement perpétuel de ces aides était perçu comme un à-côté problématique sur lequel il convenait de ne pas trop s’appesantir. Chaque bord politique, au demeurant, a pu l’accommoder à sa façon pour s’en justifier : la gauche au nom des travailleurs, la droite au nom des entrepreneurs, toutes deux pour la préservation de l’emploi et au nom de la « compétitivité », cette dernière étant érigée en mantra au moment même où on détruisait le socle.

Le capitalisme financier — cette désastreuse concrétisation du néolibéralisme — était censé aboutir à l’« allocation optimale des ressources » et donc à la prospérité générale.  Le principal obstacle à la croissance résidait dans l’État administratif, tatillon et intrusif, dont les multiples contraintes, les innombrables règles et peut-être même l’existence devaient être remises en cause pour permettre aux « forces vives » de la nation d’œuvrer enfin librement à l’enrichissement de tous. La dérégulation tous azimuts s’imposait comme une évidence à tous les esprits soucieux de liberté et de modernité. L’ensemble de ces convictions ont façonné le conformisme auquel toute une époque s’est ralliée  ; une époque où il était impossible de dévier de la marche radieuse vers l’accomplissement du capitalisme mondialisé sans sortir immédiatement du « cercle de la raison ».

C’est donc dans l’enthousiasme — et par-delà des alternances devenues factices — qu’ont été prises toutes les grandes décisions qui ont forgé le cadre macro-économique encore en vigueur aujourd’hui : suite à l’Acte unique de 1986, le démantèlement du contrôle des changes (1990) et le passage au Marché Unique (1993) ; suite au Traité de Maastricht (1992), l’indépendance de la Banque centrale (1994) et la création de la monnaie unique (1999).

Laurent Fabius, premier secrétaire du Parti Socialiste, présente une affiche de campagne pour le "oui" au référendum sur le traité de Maastricht, Paris, 27 juillet 1992 - Franck Fife - @AFP

Liberté de circulation des capitaux, libre-échange, soumission de la puissance publique aux intérêts de la haute finance internationale, abandon de la souveraineté et de la politique monétaires, le tout dans un contexte de sophistication monstrueuse de la sphère financière née de sa dérégulation : autant d’éléments qui, directement ou indirectement, exposaient le tissu productif français à une concurrence étrangère destructrice.

Qu’au moment même où ce système a été mis en place, il ait fallu commencer à pallier ses défaillances, il n’était pas question d’en parler. Pourtant, comme le rappellent les auteurs du rapport, les premières exonérations de cotisations sociales employeurs ont été instaurées dès 1993, au commencement d’un processus dont les dégâts sont allés en s’amplifiant décennie après décennie.

Au naufrage politique s’est donc ajouté un naufrage économique : la seule trajectoire temporelle des aides publiques aux entreprises suffirait à prouver l’échec du néolibéralisme en dépit des espoirs placés en lui. Mais le bilan calamiteux qu’il faut en faire déborde de loin ce seul domaine. Il faut lui adjoindre la dette des administrations publiques (98 % du PIB en 2019), le déficit commercial — qui devrait dépasser 100 milliards d’euros cette année —, la désindustrialisation, un chômage de masse persistant, et la dépendance de millions de ménages à des aides sociales dont il a fallu augmenter le nombre et l’étendue. Dans tous ces domaines, la situation désastreuse créée par quarante ans de néolibéralisme est tout à fait inédite dans l’histoire de la France contemporaine.

Or, cette situation n’est tenable, pour un temps encore, que grâce aux considérables capacités d’endettement conférées à la puissance publique par trois acteurs différents : les marchés financiers (les États servant de point d’ancrage à la finance mondiale), la BCE (dont la politique de taux bas, voire négatifs, au cours des années 2010 a permis d’acheter du temps), et l’Allemagne — pays considéré comme l’emprunteur de référence par les marchés, dont la caution politique bénéficie à toute la zone euro en contrepartie des effets par ailleurs destructeurs de la monnaie unique sur le dynamisme de certains d’entre eux.

Que l’un de ces trois facteurs cesse de jouer et la situation de la France pourrait rapidement devenir critique. Si l’État — ses conditions d’emprunt se dégradant soudainement — n’était plus en mesure de garantir la protection sociale et les aides publiques aux entreprises, le pays serait plongé à brève échéance dans une crise économique majeure et des troubles socio-politiques d’ampleur. Faut-il en arriver là pour opérer les remises en cause radicales qui s’imposent ?

Les auteurs du rapport ont fait œuvre de salut public. Leur travail ne présente pas qu’un intérêt académique, il rend aussi possible une prise de conscience par les citoyens et par leurs dirigeants de l’échec du système auquel nous avons été tenus de croire des décennies durant, et de l’impasse dangereuse où il nous a conduits. En se sens, il présente une contribution importante à la mutation idéologique en cours, dont il faut espérer que les élites s’empareront prochainement...

Photo d'ouverture : nito - @Shutterstock

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