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Dérive autoritaire et absurdités économiques : l'UE poursuit son sabordage

Alors que la Cour de cassation transpose en droit français une directive européenne aux conséquences potentiellement graves pour nombre d’entreprises, le Parlement européen songe sérieusement à intenter une action en justice contre la Commission. En parallèle, le ministre allemand des Finances dénonce l’importance au sein de l’UE des subventions étatiques bien que l’Allemagne y ait massivement recours, sur fond de réforme en trompe-l’œil du pacte de stabilité. Enfin, la Hongrie fait l’objet d’une menace absolument inédite dans l’histoire de l’UE.

Article Politique
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publié le 15/03/2024 Par Éric Juillot
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Adopté le 13 septembre dernier, un arrêt de la Cour de cassation suscite une inquiétude grandissante à mesure que ses conséquences sur la santé financière de nombre de PME se précisent. La Cour a en effet décidé, en application d’une directive européenne de 2003, que les arrêts maladie d’un salarié ouvraient droit à des congés payés. Elle a de surcroît annoncé que cette disposition devait s’appliquer à titre rétroactif, pour les deux décennies écoulées.

L’impact concret de cette décision est encore incertain, mais il est évident qu’une vague de demandes émanant de salariés ou d’ex-salariés pourrait fragiliser beaucoup d’entreprises en manque de trésorerie. La situation est si inquiétante que la décision de la Cour suscite des réserves jusque chez certains syndicats.

Quelle qu’en soit la suite, elle constitue une énième preuve de ce que la construction européenne, censée nous garantir de tous les maux, crée en fait des problèmes que nous n’aurions pas à régler sans elle. Régulièrement, un pavé tombe du ciel européiste sur la tête des États, à charge pour eux d’en gérer les dégâts.

Élisabeth Borne, quelques mois avant son départ de Matignon, en était réduite à affirmer que ses services s’employaient « à réduire au maximum l’impact de cette décision » : une formule caractéristique de l’abaissement de l’État, dont les plus éminents représentants en sont réduits à de pathétiques contorsions. Coincés entre leur européisme inconditionnel et la loi d’airain du droit européen — dont la Cour de cassation se fait le servile relais —, il ne leur reste plus qu’à espérer que le Conseil constitutionnel, saisi, remette en cause à tout le moins le caractère rétroactif de la décision de la Cour.

Surenchère idéologique au Parlement

Le Parlement européen a adopté le 18 janvier dernier une résolution détonante, dans laquelle il déplore et condamne une décision prise quelques semaines auparavant par la Commission européenne. À l’approche d’un Conseil européen qui devait statuer sur la révision du budget de l’UE – la Commission souhaitant une augmentation de 50 milliards notamment pour poursuivre le soutien financier à l’Ukraine –, Bruxelles avait soudain décidé d’accepter le versement à la Hongrie de 10,2 milliards d’euros jusque-là suspendus pour non-respect de « l’État de droit » par Budapest. Son intention était transparente : il s’agissait d’obtenir l’adhésion de Viktor Orbán à la révision budgétaire en échange d’une énorme carotte financière.

Cette décision a suscité la colère des parlementaires européens ; une colère d’autant plus vive que le Conseil des 14 et 15 décembre s’est soldé par un échec. Ils estiment qu’en agissant comme elle l’a fait, la Commission a bradé les « valeurs » de l’UE et « ses intérêts stratégiques ». Ils se sentent également outragés de ne pas avoir été entendus auparavant. Dépositaires autoproclamés de la vertu européiste dans ce qu’elle a de plus pur, ils annoncent en conséquence avoir mandaté leurs services juridiques pour examiner la possibilité d’une action devant la Cour de justice de l’UE, afin de « contrôler la légalité » de la décision prise par la Commission.

Les institutions de l’UE en arrivent donc, au point où elles en sont, à s’affronter ouvertement. Ce glissement s’opère à l’initiative du Parlement, et cela ne doit rien au hasard. Il s’agit en effet de l’institution la moins assurée, dans ses fondations comme dans ses prérogatives. Pour exister, il lui faut sans cesse faire assaut de zèle idéologique. À la différence d’une Commission confrontée directement au poids des États, il lui est possible de se livrer au plaisir de la surenchère perpétuelle, de surjouer la vertu outragée. Il s’agit même du seul moyen dont il dispose pour tenter de se donner un peu d’épaisseur politique. On comprend qu’il ne s’en prive pas.

Orthodoxie budgétaire à géométrie variable en Allemagne

Christian Lindner, le ministre allemand des Finances, a fait récemment à Davos des déclarations marquantes. Il s’est en effet déclaré tout à fait hostile à l’idée d’une « course aux subventions » dans l’UE, par laquelle les États chercheraient à contrer l’effet négatif sur leur sol du gigantesque plan de soutien à l’économie voté par le Congrès américain en 2022. Cet Inflation Reduction Act (IRA), comme il est officiellement nommé outre-Atlantique, est de nature à doper la compétitivité de l’économie américaine par son montant comme par sa dimension protectionniste, et donc à intensifier à son profit la concurrence avec les États ouest-européens. Ceux-ci y ont répondu le plus souvent en mettant en œuvre des plans de soutien comparables dans leur esprit, en fonction de leur capacité financière, de l’orientation idéologique des majorités aux pouvoirs et des limites imposées par l’UE.

Le ministre allemand des Finances considère que cette politique publique présente des risques. D’ordre financier d’abord, alors que la soutenabilité des dettes publiques au sein des 27 fait l’objet de débats intenses depuis des années après avoir occasionné des crises graves qui ont mis en péril l’euro. Mais ces plans – dont le principe a été validé par la Commission à son corps défendant – sont également susceptibles de porter atteinte au bon fonctionnement du marché unique par les distorsions de concurrence qu’ils induisent, tous les États n’étant pas égaux dans leur capacité à soutenir leur économie avec de l’argent public.

La déclaration du ministre allemand laisse cependant songeur pour plusieurs raisons : le marché unique dont il faut défendre l’intégrité n’est rien donc que la concurrence destructrice des salaires et des systèmes sociaux entre les 27, et il est difficile de comprendre pourquoi il doit être préservé à tout prix, sauf à se placer dans une perspective européiste déconnectée des effets concrets de l’UE telle qu’elle est. Le ministre estime par ailleurs que l’UE devrait plutôt approfondir l’intégration financière des 27 pour contrer les effets de l’IRA.

Christian Lindner semble croire qu’une nouvelle vague de financiarisation et une interdépendance accrue des États dans ce domaine seront de nature à rendre leurs économies plus fortes et plus dynamiques. Une telle position de principe, l’histoire récente le montre, relève d’une dangereuse illusion. Elle renoue avec une vieille lune néolibérale dont on s’étonne, après 40 ans de dérégulation financière et de crises chroniques, qu’elle puisse encore susciter un quelconque attrait. Cette proposition est en fait symptomatique de la sclérose idéologique des élites européennes, dont la fuite en avant constitue la dernière option, dans une tentative désespérée de dépasser le réel.

Enfin, le propos du ministre allemand serait plus crédible si l’Allemagne ne faisait pas en tête la « course aux subventions ». Son fonds KTF, « pour le climat et la transformation », qui déroge légalement aux règles budgétaires habituelles, a ainsi été doté par l’État fédéral d’un budget de 212 milliards d’euros pour la période 2024-2027. Il est destiné à irriguer tous les secteurs de l’économie – bâtiments, transports, énergie, mais aussi l’industrie, avec le soutien financier de l’État à la production en Allemagne de semi-conducteurs.

« Avec le plan économique du KTF, nous encourageons l’innovation en Allemagne en tant que hub économique. Nous posons les bases pour que la décarbonation et la digitalisation [de l’économie] puissent donner lieu à des opportunités pour l’avenir » affirmait Christian Linder en août dernier, en soutien à cette politique de subvention dont il rejette six mois plus tard la généralisation à l’échelle de l’UE. Faut-il en déduire que l’Allemagne devrait être la seule, dans son esprit, à recourir à ce type de politique pour assurer sa suprématie au sein de l’UE ? Si telle n’est pas l’intention du ministre, il est regrettable que son propos le laisse suggérer.

Réforme du pacte de stabilité : des fondamentaux inchangés

Après deux années de négociations serrées, marquées par de vives tensions entre Paris et Berlin, les 27 se sont mis d’accord en décembre sur les contours d’un pacte de stabilité réformé. Un « accord historique » a souligné Bruno Le Maire, soucieux, avec cette formule, de dissimuler la maigreur des résultats obtenus.

Il ne fallait certes pas attendre une révolution copernicienne : alors que le pacte de stabilité, né en 1997 comme condition préalable à la création de l’euro, a depuis un quart de siècle apporté avec constance la preuve de son inefficacité économique et de sa violence sociale ; alors qu’il a miné structurellement le potentiel de croissance des économies européennes ; alors que certaines de ses dispositions se sont révélées si inapplicables qu’elles ont rarement été respectées ; alors qu’il est incompatible avec le principe même d’une politique économique contracyclique ; alors qu’il grave dans le marbre la soumission des administrations nationales du Trésor à la BCE et à la finance privée ; alors, enfin, que le choc exogène de la pandémie a conduit – réflexe de survie – à sa complète suspension depuis 2020, il était impensable de le réformer autrement qu’à la marge.

Même amoindri, le pacte rénové reste le socle fondamental de l’union économique et monétaire sous influence allemande, la contrepartie exigée par Berlin en échange de son renoncement au mark. Si l’Allemagne a accepté, pour sauver l’euro qui lui profite, la mise en œuvre d’une politique monétaire hétérodoxe au cours des années 2010, il va de soi qu’à l’inverse, les États et leur population ont toujours dû et devront toujours à l’avenir se soumettre à la loi d’airain de l’ordolibéralisme.

Dans cette perspective, il était évident que la France et les États du Sud n’obtiendraient rien de plus que des miettes, une fois les principes de l’orthodoxie budgétaire solennellement réaffirmés. La nécessité de tendre vers des déficits budgétaires inférieurs à 3 % et des niveaux de dette publique inférieurs à 60 % du PIB reste ainsi au fondement du pacte, bien que ces chiffres relèvent d’un choix arbitraire, que rien dans la science économique ne vient étayer. Tous les États doivent tendre dans la durée au respect de ces seuils ; tout au plus leur accordera-t-on désormais un peu plus de latitude.

Ils devront ainsi présenter leur trajectoire de « redressement » sur quatre ans, une durée qui pourra être allongée à sept années s’ils se montrent « vertueux ». Mais ce principe de différentiation relative des États est limité par la nécessité de baisser le déficit d’au moins 0,5 % par an si ce dernier est excessif . Plus gravement, même les pays qui sont en dessous des 3 % se voient confrontés à une exigence de rigueur accrue : l’Allemagne est parvenue à imposer un objectif de 1,5 % de déficit structurel maximum (hors conjoncture).

Enfin, Paris se réjouit que la trajectoire budgétaire des États soit à l’avenir analysée en fonction non plus seulement des sacro-saintes « réformes » néolibérales, mais également en fonction des « investissements » réalisés par les États. Il y a fort à parier, cependant, que ces investissements verront leur ampleur drastiquement limitée par le pacte, dans la mesure où leurs effets sur l’économie réelle ne sont pas immédiats, à la différence de leur impact sur les comptes publics.

La réforme tant attendue du pacte de stabilité se solde donc par un échec. Le corset budgétaire imposé aux États reste en place, condamnant les 27 à une croissance anémiée entrecoupée de récessions. Tout au plus a-t-on accepté de le desserrer quelque peu, pour éviter aux peuples d’être tentés de s’en débarrasser.

Face à la Hongrie, la dérive autoritaire de l’UE

L’obstruction de la Hongrie devait être vaincue. Hostile à une augmentation du budget de l’UE de 50 milliards d'euros pour soutenir l’Ukraine sur la période 2024-2027, Budapest faisait l’objet d’intenses pressions diplomatiques depuis l’échec du dernier Conseil européen. Pour vaincre les ultimes réticences du Premier ministre hongrois, un document à usage interne issu de la haute administration de l’UE, évoque la possibilité pour Bruxelles d’exercer une pression globale sur l’économie hongroise afin de faire plier son dirigeant.

Il s'agirait de procéder à une rétention complète des fonds européens dont la Hongrie a besoin, mais qui sont actuellement suspendus dans le cadre du conflit qui oppose Bruxelles et Budapest sur la question de « l’État de droit ». Une telle annonce, si elle était accompagnée d’une campagne médiatique efficace, ne manquerait pas de miner la confiance des investisseurs, d’affaiblir le forint, d’alimenter l’inflation et les taux d’intérêt, entraînant rapidement l’asphyxie économique du pays.

Néanmoins, il n’aura pas été nécessaire de mettre en œuvre cette menace : Viktor Orban, au prix de quelques concessions, a finalement accepté la rallonge budgétaire demandée par la Commission européenne aux premières heures du Conseil européen qui s'est tenu le 1er février.

Le simple fait, cependant, que cette menace ait été conçue puis incidemment portée à la connaissance du gouvernement hongrois devrait inquiéter, au-delà des citoyens hostiles à l’UE, tous ses partisans sincères. Si l’on avait dit à ces derniers, au moment de la naissance de l’UE en 1992, que trente ans plus tard elle menacerait d’étrangler financièrement un de ses États membres pour imposer à son dirigeant démocratiquement élu sa volonté, ils ne l’auraient évidemment pas cru. Ce n’est pas dans ce sens que les choses devaient évoluer.

On a longtemps glosé, dans les milieux européistes, sur la nature inédite de la construction européenne, sur la vertu d’une intégration toujours plus étroite par le consentement des États et des peuples, à rebours des formes historiques de l’impérialisme. Cette manière de voir a certes toujours relevé de l’idéologie, la souveraineté populaire n’étant acceptée, du Danemark à la Grèce en passant par l’Irlande et par la France, que si elle se montrait favorable à l’UE. Mais la pression sans précédent dont la Hongrie vient de faire l’objet a de quoi alerter, car elle revêt les formes les plus classiques de l’impérialisme pratiqué au XXe siècle par une puissance libérale telle que les États-Unis. Pour faire taire les dissidents et obtenir une unanimité de façade, l’UE brandit la menace de sanctions économiques internes. Elle vise, dans une configuration là encore tristement classique, un État de petite taille et dépendant financièrement, dont la souveraineté peut être piétinée sans que cela n’ait de répercussions négatives immédiates.

Si, à ce stade, la seule menace a suffi à faire plier le pouvoir concerné, il est évident qu’un cap a été franchi. Ce qui était depuis toujours impensable fait désormais partie du concevable, et sera tôt ou tard appliqué. Si ce tournant découle pour une part de la conjoncture – les Européens veulent poursuivre leur guerre par procuration contre la Russie quoi qu’il en coûte à l’Ukraine – il résulte tout autant d’un effet de structure.

Dans son principe, la construction européenne se nourrit de la destruction méthodique des souverainetés nationales ; dans le domaine diplomatique, elle ne peut s’affirmer vraiment qu’en dépossédant les États membres de leurs prérogatives. Le paradoxe est qu’elle peut compter sur le soutien de certains d’entre eux pour y parvenir, comme en atteste la volonté de plus en plus fréquemment exprimée de renoncer au principe de l’unanimité dans la prise de décision des 27. Si ce principe venait à disparaître, il n’y aurait plus à contraindre pour obtenir l’assentiment, il suffirait d’ignorer les États récalcitrants.

Ces scénarios qui pointent à l’horizon, s’ils venaient à se concrétiser pleinement, constitueraient une victoire à la Pyrrhus pour l’européisme : contraint de piétiner ses prétendues « valeurs » pour s’affirmer, il aurait tout à craindre de la riposte populaire à de telles dérives, qui scellerait sa fin.

Photo d'ouverture : La présidente du Parlement européen, Roberta Metsola, s'exprime lors d'un débat sur les priorités de la présidence belge du Conseil lors d'une session plénière au Parlement européen à Strasbourg, dans l'est de la France, le 16 janvier 2024. (Photo par FREDERICK FLORIN / AFP)

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