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Les résultats des concours de recrutement à l’Éducation nationale sont une nouvelle fois inquiétants. La crise de recrutement qui affecte ce ministère ne constitue toutefois qu’un aspect d’un processus global d’une gravité bien supérieure.
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Ceux qui n’y voyaient qu’un élément de conjoncture sont désormais obligés d’en convenir : la crise du recrutement de l’Éducation nationale a une dimension structurelle qui ne laisse pas d’inquiéter. À l’issue des concours, 4 000 postes – soit 20 % du total – n’ont pas été pourvus en 2022, 2 700 en 2023. En cause, un vivier de candidats trop réduit qui ne permet pas de sélectionner le nombre de lauréats dont le ministère a besoin.
Lorsqu’il s’agit d’expliquer cette désaffection, on recourt habituellement à la perte d’attractivité du métier liée à la faiblesse des rémunérations, à sa difficulté d’accès liée à la « masterisation », c’est-à-dire à la nécessité, depuis 2011, d’avoir un master pour préparer les concours d’enseignement. Ces deux points constituent objectivement des éléments explicatifs majeurs : après 15 années de carrière, le salaire moyen d’un enseignant français est inférieur de près de 20 % à la moyenne de l’OCDE. La nécessité d’obtenir un master a détourné nombre de candidats potentiels de leur vocation première : les inscrits au concours en 2011 étaient ainsi près de deux fois moins nombreux qu’en 2010.
Depuis cette époque, le ministère tâtonne à la recherche d’une formule adéquate : il n’est pas question de renoncer à la masterisation pour des raisons d’affichage, puisqu’elle est, en théorie du moins, l’expression d’une exigence accrue en termes de niveau des candidats, mais il faut en atténuer dans toute la mesure du possible l’effet décourageant. Pourquoi se lancer en effet dans des études aussi longues aux résultats incertains, la réussite au concours étant tout sauf une certitude ? D’où le choix fait, entre 2013 et 2022, de placer le concours de professeur des écoles à la fin du master 1 ; d’où l’annonce récente du ministre, qui affirme vouloir le placer à la fin de la licence, sans renoncer à la masterisation.
Il faut cependant constater que la désaffection croissante vis-à-vis du métier d’enseignant obéit à des causes plus profondes. Le déclin des inscriptions au CAPES (enseignants du secondaire) a commencé dès la fin des années 1990, avant même que ne soit mise en œuvre la politique de modération salariale des années 2000-2010. Les inscriptions ont chuté, passant de plus de 50 000 à moins de 20 000.
Avec quelques années de retard, le concours de professeur des écoles a suivi une trajectoire comparable. Si, depuis les années 1960, le ministère a parfois été confronté à une pénurie d’enseignants, c’était toujours en relation avec des éléments conjoncturels : relèvement du diplôme exigé ou massification du public scolaire. Depuis 13 ans, le nombre d’inscrits stagne sous les 20 000 pour le CAPES, sous les 30 000 pour le CRPE (professeurs des écoles).
Un changement civilisationnel ?
Sans doute faut-il en fait connecter la désaffection croissante pour le métier d’enseignant avec la crise du savoir propre à la civilisation occidentale. Repérée de longue date par Hannah Arendt, étudiée par Marcel Gauchet dans certains de ses travaux les plus stimulants, cette crise est un sous-produit de la crise du Progrès, une conséquence de l’effacement de l’Avenir, de la dissolution du passé, de l’enfermement dans le présent qui caractérise l’individu contemporain.
L’un des nombreux effets politiques et culturels de la crise du Progrès réside précisément dans l’affaissement du savoir et plus exactement de son statut : longtemps perçu comme le vecteur d’une émancipation collective et individuelle, synonyme de dignité et d’honneur, facteur de pouvoir symbolique et pratique pour ceux qui le détenaient, le savoir n’est plus aujourd’hui appréhendé que sous une forme utilitaire et instrumentale. Il n’est plus au cœur de la construction de l’individu ; souvent est-il même accusé de l’entraver – l’incorporation d’un savoir constitué étant perçue comme une atteinte à sa libre détermination, à son authenticité ou à son unicité.
Il n’est en fait plus du tout nécessaire à la dignité de cet individu : l’idée que celle-ci puisse être proportionnelle à la somme des savoirs maîtrisés, corrélée de quelque manière que ce soit au degré de culture et d’instruction d’une personne n’a tout simplement plus de sens aujourd’hui. Tel est le résultats tangible et spectaculaire du déploiement depuis quarante ans d’un libéralisme d’un genre inédit, porteur d’un individualisme radical, aux effets sociaux et politiques puissamment corrosifs.
Il ne faut pas s’étonner, dans ces conditions, du déclin tendanciel de l’Éducation nationale et notamment de la moindre attractivité du métier d’enseignant. La question de la rémunération ne date pas d’hier, mais sa faiblesse relative a toujours été compensée par le statut social et la considération conférés à l’enseignant jusque dans les années 1990, et par l’idéal politico-civique sous-tendant la profession. Aujourd’hui, le culte de l’argent s’étant substitué à cet idéal, le métier d’enseignant est perçu par beaucoup comme ingrat et peu valorisant.
Mais cette crise du savoir n’a pas qu’un impact sur le recrutement, elle affecte tout autant le niveau des candidats et des élèves. De l’intérieur du système, certains acteurs sont, depuis plusieurs décennies, des agents actifs du déclin du savoir : il n’est pas rare de voir par exemple des inspecteurs promouvoir la « mutualisation » des cours entre enseignants, l’idée sous-jacente étant que ces cours sont interchangeables, rien de plus qu’un fichier numérique à télécharger en une fraction de seconde pour s’épargner l’élaboration d’un cours personnel.
L’idée qu’un enseignant ait à cœur d’élaborer, dans le cadre des instructions officielles, un cours qui serait le fruit d’un rapport intime au savoir, façonné au fil des années, constamment vivifié par des lectures académiques et par un amour réel pour la matière enseignée, cette idée-là a manifestement perdu de son évidence il y a longtemps déjà. Dans les cas les plus graves, le savoir n’est plus qu’un ensemble de données formelles, extérieures à l’individu, dont l’incorporation lui ferait violence, nécessaires seulement à la validation des « compétences » et autres « capacités ».
Le déclin du langage, un mal endémique
À cet égard, le déclin du langage, en tant que savoir indispensable à tous, vecteur de communication interindividuelle, est tout à fait symptomatique. Il faut, pour le maîtriser, faire l’effort d’assimiler toutes sortes de règles héritées vis-à-vis desquelles il n’est pas question de choix ou de goût, pas d’affirmation possible de sa personnalité, autrement que par le critère restreint et fortement discriminant du degré de maîtrise. Le langage cumule ainsi toutes les caractéristiques susceptibles d’en faire un élément particulièrement contesté au sein du vaste domaine de la transmission.
Par-delà ceux qui, dans une logique militante, rejettent le caractère insupportablement arbitraire et inutilement complexe de ses règles, la masse des individus est spontanément rétive à la seule idée de leur apprentissage. À quoi bon s’infliger un tel travail dès lors que l’autonomie individuelle chemine par d’autres voies et que la dignité de la personne n’y est plus guère attachée ? Tel est l’air du temps, et il ne faut pas s’étonner qu’il finisse par gagner le cœur du système éducatif. Les jeunes enseignants qui commencent aujourd’hui leur carrière sont les élèves d’hier, héritiers – si l’on peut encore s’exprimer ainsi –, de cette mutation culturelle. Le rapport distendu au savoir et au langage y est une norme, puisqu’ils n’ont rien connu de la période antérieure.
À titre d’exemples ayant valeur générale, il est possible de recourir aux rapports de jury des concours de l’enseignement. Si ces rapports ont toujours donné un aperçu des perles invraisemblables figurant dans les copies, leurs critiques de fond n’ont jamais atteint le degré de généralité observé ces dernières années. Ainsi, le rapport du jury du CRPE de l’Académie de Lille pour la session 2022 a de quoi inquiéter, à l’image de tous les autres. À propos de l’épreuve de Français, il est noté que :
« La quasi-unanimité des correcteurs dénonce un manque de connaissances précises concernant les faits de langue à décrire et à analyser dans les questions : confusions entre adjectifs, pronoms, déterminants ; entre natures et fonctions ; méconnaissance des temps et de leurs valeurs ; incapacité chez certains candidats à identifier le sujet d’un verbe, ce qui les conduit à justifier la terminaison par le COD ; nombreuses erreurs pour délimiter les propositions subordonnées et pour donner la nature des propositions. »
Le jury précise en outre que :
« Très peu de candidats sont en mesure d’expliquer le mot "chancelants" au grand étonnement des correcteurs, puisque le contexte était fortement aidant. Les candidats, dans leur très grande majorité expliquent ce mot en identifiant le radical "chance" ou "chant". Il en découle donc que des enfants "chancelants" sont des enfants qui ont de la chance, qui sont joyeux, innocents, insouciants… »
Enfin, la troisième partie de l’épreuve de français – un développement censé mettre en valeur les qualités de réflexion et d’expression des candidats – a tourné au désastre :
« Cette nouvelle épreuve semble avoir déconcerté un très grand nombre de candidats. Les propos étaient peu structurés, les deux parties attendues étaient trop peu souvent présentes. Des correcteurs dénoncent des propos puérils ou relevant de la conversation entre amis, du récit de vie, marquant une absence de réflexion ou de prise de hauteur allant au-delà de l’évocation de relations familiales personnelles. Très peu de candidats citent des sources qui permettraient de démontrer une culture personnelle. Certains le font en se trompant d’auteur, en citant une émission de téléréalité ou des dessins animés de Disney.
Une petite minorité est en mesure de citer quelques lectures personnelles. Au niveau de la forme, beaucoup de correcteurs s’étonnent encore du manque de maîtrise de la langue française, relèvent énormément d’erreurs orthographiques (accords de base), des fautes de syntaxe et des expressions familières. La ponctuation est absente de certaines copies, les virgules, d’une manière générale, sont peu utilisées. »
Qui aurait dit, il y a trente ans, que des critiques aussi alarmantes concerneraient un jour les concours de recrutement à l’Éducation nationale ? Si l’on se souvient par ailleurs que tous les candidats évoqués ici ont à leur actif cinq années d’études universitaires, il n’est pas besoin d’être un décliniste patenté pour convenir que l’effondrement éducatif est d’ores et déjà une réalité d’ampleur.
Même s’il semble conscient de la gravité de la situation, le ministre se contente, pour y faire face, de bricolages et d’expédients sans grande portée. Il faut dire, à sa décharge, que les racines de la crise sont profondes et qu’elles relèvent d’un processus global, d’ampleur historique que seul un sursaut collectif sera à même d’enrayer.
Photo d'ouverture : plprod - @Shutterstock
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