Interview Société
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publié le 29/04/2023 Par Olivier Berruyer
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Roland Gori est professeur de psychologie et de psychopathologie, et l'auteur de nombreux ouvrages parmi lesquels, Faut-il renoncer à la liberté pour être heureux ?, L'individu ingouvernable, ou encore La fabrique de nos servitudes (éd. LLL). Dans cette interview par Olivier Berruyer pour Élucid, Roland Gori analyse notre époque et notre condition d'individus atomisés dans une société dominée par la religion du marché.

Comment les injonctions à la concurrence et « en même temps » au conformisme nous rendent-elles malheureux ? À quel point la mondialisation nous désenracine-t-elle et nous isole-t-elle ? Comment Emmanuel Macron est-il devenu l'incarnation du néolibéralisme débridé et de la destruction du sens des mots ? Tout cela est le résultat d'un long processus pernicieux qui a débuté par l'échec des promesses de la modernité et du libéralisme, pour aboutir à une société bâtie sur nos servitudes. Dans cet entretien, il y a peut-être quelques pistes pour s'en libérer...

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Retranscription de l'interview

Olivier Berruyer (Élucid) : Roland Gori, bonjour. Je suis très heureux de vous accueillir sur la chaîne YouTube du site Élucid. Vous êtes professeur honoraire de psychologie et de psychopathologie et vous êtes l'auteur de nombreux ouvrages, en particulier, L'individu ingouvernable et La fabrique de nos servitudes, qui viennent sortir. On est actuellement enlisé dans de nombreuses crises : politiques, économiques, identitaires… Les jeunes générations sont assez perdues, très pessimistes sur l'avenir. Beaucoup de gens sont soit en colère — on le voit actuellement — soit résignés. J'ai envie de vous demander pour commencer cet entretien, quel regard portez-vous sur notre époque ?

Roland Gori : Bonjour Olivier ! Vous savez, il y a un texte d'Albert Camus en 1955 sur l'avenir de la tragédie à Athènes où il rappelle qu'il ne faut surtout pas qu'une époque soit intéressante parce que ça veut dire qu'elle est tragique. Il dit, en 1955, que justement nous vivons peut-être une époque tragique. Je crois que quelque chose de cet ordre-là est en train de se produire. C'est-à-dire qu'aujourd'hui effectivement il y a une crise structurale, massive, qui peut se manifester par plusieurs symptômes, dont par exemple la crise écologique. Mais j'ai un peu l'habitude de dire d'ailleurs que la crise écologique n'existe pas. Elle n'est que la part émergée d'une crise anthropologique beaucoup plus profonde qui est l'exploitation du vivant comme stock à exploiter au maximum pour obtenir du profit. Donc effectivement, comment voulez-vous que l'humain traite la nature ou l'environnement, mieux qu'il ne se traite lui-même ou qu'il ne traite ses semblables ?

Je crois que c'est cela que nous avons. Nous avons, si vous voulez, une crise majeure produite, en partie, mais pas seulement, par une mondialisation qui aboutit à ce que le philosophe Achille Mbembe appelle « le risque du devenir nègre du monde » : c'est-à-dire (et c'est un peu le thème de mon dernier essai) la situation que pouvaient avoir les esclaves qui étaient arrachés à leurs liens : la terre, la région, mais aussi la tribu, la famille, les amis, les dieux, la langue… et qui étaient ensuite transformées en instruments, c'est-à-dire au service justement d’une pure utilité dans la plantation.

Comparaison n’est par raison, mais je pense que nous vivons quelque chose de cet ordre-là, à savoir que nous avons essentiellement considéré aujourd'hui l'humain comme un instrument dont il faut se servir, ou dont il faut lui apprendre à se servir, à s'exploiter lui-même et s'utiliser comme instrument pour pouvoir survivre. On a opéré une mondialisation sur un plan purement marchand, économique, financier, mais sans se doter, je dirais, d'une civilisation, de protection sanitaire, de protection sociale, d'échanges culturels… qui ne soient pas transformés simplement en spectacles ou en marchandises.

Donc je crois que c'est cette crise-là que nous vivons. Nous avons, si vous voulez, un décrochage entre l'évolution spectaculaire des savoirs scientifiques, des techniques, des échanges commerçants, mais sans pour autant que ces progrès techniques, scientifiques et industriels soient accompagnés d'un progrès dans la sagesse, d'un progrès dans la dignité de l'homme, d'un progrès dans tout ce qui fait finalement l'humanité de l'homme.

Olivier Berruyer : Justement, vous soulignez qu'un des maux de notre époque, selon vous, c'est la conformité. Vous expliquez que finalement on ne donne de la valeur aux choses, qu'en fonction des chiffres que tout est évaluation, vous avez écrit un livre aussi très intéressant sur cette problématique de l'évaluation. Qu'est-ce qui vous inquiète dans cette conformité ?

Roland Gori : Si vous voulez, la conformité, c'est parfait du point de vue de la technique. Si vous branchez une prise, autant qu'elle soit conforme et adaptée au trou, si j’ose dire technique, qui est installé. Mais l'humain, ça pose un problème, parce que quand même justement, ce qui constitue la spécificité de l'humain, c'est quoi ? Paradoxalement, ça n’est pas du tout sa capacité d'être parfaitement adapté à son milieu. Puisqu’à la naissance, il naît dans un état de vulnérabilité extrême, c'est-à-dire de plasticité. Comme vous le savez, de toutes les espèces animales, l'espèce humaine est celle qui a la plus longue enfance. Pourquoi ? Parce que le petit d’homme, quand il naît, il a besoin d'autrui pour survivre. Il est totalement inadapté à son environnement. Il n'est pas appareillé pour justement survivre. Il lui faut un autre. Et c'est cette plasticité qui produit la culture, qui produit justement l'évolution spécifique de l'espèce humaine. C'est cette prématurité qui fait qu'il n'est pas conforme, il n'est pas formé pour immédiatement s'appareiller à son environnement. Il lui faut la médiation d'un autre humain.

Et ça, c'est très important. Il lui faut la médiation, l’idée d’un héritage des autres humains, de l'humanité. C'est un point très important parce que ça fait exploser justement les valeurs de compétition, de concurrence. Non ! Il y a une dette. Dès le début de la vie, il y a une dette. Et une dette parce que, justement, je ne peux pas survivre sans l'héritage d'autrui. C'est ce point qui est très important. Alors, vous savez aussi (vous m'avez fait un petit clin d’œil en parlant d'évaluation), vous savez que je ferraille contre l'évaluation depuis au moins maintenant 20 ans. J'en ai l'expérience à l'université, à l'hôpital, enfin dans la plupart des services publics, où comme vous le savez, aujourd'hui, il y a de nouvelles formes sociales de l'évaluation qui procèdent notamment par chiffres, qui procèdent par scores. Il faut atteindre tel score. Vous le savez dans votre métier, c'est le taux d'audience.

Ce qui est fou c'est que ça touche aussi, finalement, au-delà du divertissement dont on parle, ça touche aussi les secteurs fondamentaux comme la recherche. Vous expliquez justement qu'il y a cette problématique d'évaluation. On ne s'intéresse plus trop à ce que va faire vraiment un chercheur à son originalité, mais plutôt à des systèmes de points obscurs avec plus ou moins de magouilles, parfois aussi, ça s'est vu. Est-ce que vous avez constaté ça et comment ça se manifeste et quelles sont les conséquences selon vous ?

C'est un point qui est extrêmement important. C'est-à-dire dans tous les domaines, aujourd'hui, la valeur est réduite à la quantité. Si vous voulez, ce qui compte, c'est le chiffre. Et on oublie bien souvent cette mise en garde d'Alfred Sauvy qui disait que les chiffres sont des êtres fragiles, qui, à force d'être torturés, finissent par avouer ce qu'on veut leur faire dire. Et donc, nous sommes quasiment, si vous voulez, comme certaines civilisations ont cru aux esprits, nous, nous feignons de croire aux chiffres et à leur objectivité. Ce qui n'est pas vrai, parce que les mathématiciens vous diront justement que ce qui compte, c'est de savoir comment on produit un chiffre et quelles sont les conditions de son interprétation. Or, aujourd'hui, on a trouvé le moyen, finalement, d'assujettir les humains, de les amener à une soumission sociale librement consentie à partir des chiffres qu'ils doivent atteindre. C'est-à-dire du score.

Donc, je vais faire vite, je vais faire simple. Aujourd'hui, ce qui va compter à l'université, par exemple, puisque j'ai été directeur de laboratoire de recherches, j'ai été expert au ministère de la Recherche, j'ai été élu 15 ans au Conseil national des universités, dont j'ai été vice-président de ma section. Ce qui va compter, si vous voulez, c'est le nombre de publications et des publications dans des supports à fort impact factor. Ce qui veut dire quoi ? Ça veut dire, si vous voulez, que c'est le degré de soumission du chercheur à, je dirais, un ensemble de dominations intellectuelles, essentiellement anglo-saxonnes, essentiellement américaines qui va compter. Donc, ce qui va compter, ce n'est pas la qualité de son travail. On ne va même pas lire, je vais vous dire, en tant qu'expert, en tant que rapporteur, parfois, on m'a reproché d'avoir lu les thèses, d'avoir lu les articles sur lesquels je rapportais comme expert. Ce qui comptait, c'était la revue et son taux d'audience, l'impact factor.

On est dans quelque chose qui est complètement aberrant. L'impact majeur aujourd'hui, c'est en quelque sorte que nous sommes dans une religion du marché, une espèce de théologie entrepreneuriale pour laquelle l'humain n'est rien d'autre qu'un homme auto-entrepreneur de lui-même, comme disait le philosophe Michel Foucault. C'est-à-dire, en gros, il est une espèce de micro-entreprise libérale, autogérée, ouverte à la concurrence, à la compétition, sur le marché des jouissances existentielles. Donc, en gros, qu'est-ce qu’il fait avec son capital pour pouvoir produire un taux de recherche qui finalement le rend visible, quel que soit, encore une fois, l'intérêt de ses travaux ? Et là, il y a véritablement une catastrophe.

Pour vous donner un exemple très concret: on aboutit à ce que les chercheurs ne déposent plus des projets de recherches. Les chercheurs répondent à des appels d'offres pour lesquels ils doivent obtenir des financements. Là, vous avez l'exemple même, si vous voulez, de l'introduction par ce mode d'évaluation de ce qui constitue un cheval de Troie d'une logique de marché dans des secteurs qui en étaient jusque-là exemptés : notamment la recherche, notamment la santé, les soins, notamment bien sûr l'enseignement.

Justement, vous avez beaucoup travaillé sur ce rapport entre le capitalisme et finalement les comportements individuels. Donc, on voit que, finalement, ce système nous pousse, pousse les gens au conformisme. Mais en même temps (comme dirait l'autre), il y a aussi une pression très forte de compétitivité, de concurrence. Il faut que l'individu soit concurrentiel, c'est pour ça d'ailleurs qu'on l'évalue et qu'on va regarder, qu'on va classer dans les entreprises. Mais n’est-ce pas justement paradoxal de promouvoir à la fois le conformisme et la concurrence ?

Ça pourrait paraître un paradoxe. Je crois que, profondément, si vous voulez, ça ne l'est pas. Je crois que quand vous évoquez ce principe cardinal de la concurrence, vous entrez au cœur du système qui produit aujourd'hui l'ensemble de nos catastrophes. Ce système, il est connu. C'est un système, si vous voulez, philosophique qui a été élaboré par Herbert Spencer au début du XXe siècle et qui repose sur le principe selon lequel le meilleur est issu de la sélection naturelle. C'est-à-dire que c'est la mise en compétitivité, la mise en concurrence, non seulement (parce qu'il part de l'embryologie), non seulement de la cellule biologique, non seulement des organes, non seulement de l'individu, mais aussi bien évidemment de la famille, mais aussi bien évidemment de la classe sociale, mais aussi bien évidemment de la société, de la race… etc., c'est-à-dire que c'est le principe selon lequel, justement, on ne doit pas protéger les plus faibles, les malades, les malhabiles, les débiles comme ils disent, les chétifs… parce que ça ferait baisser notre niveau d'aptitude à entrer dans un champ concurrentiel.

Et à partir de cela, l'hypothèse, ce qui va en sortir, eh, bien, c'est une sélection des meilleurs, des premiers de cordée (comme dirait l'autre). Sauf que si vous vous souvenez, Herbert Spencer, ça aboutit à quoi ? Ça aboutit à la justification philosophique de ce qui deviendra le fascisme et le nazisme. C'est-à-dire effectivement pour la sélection des races et l'amélioration de la race aryenne, une extension vers l'Est pour accroître l'espace vital. Vous connaissez les catastrophes qui s'en suivent. Bon, ça, c'est connu. Ce que l’on sait beaucoup moins, c'est que le néolibéralisme, l'école de Chicago des économistes, « la secte économiste », comme disait mon ami Bernard Maris, c'est la même chose.

Et le principe cardinal du néolibéralisme (le néolibéralisme n'est pas un libéralisme — on en reparlera sûrement), c'est la mise en concurrence. En gros, la mise en concurrence n'est pas à ce moment-là spontanée, comme dans le libéralisme classique des philocrates, c'est-à-dire moins on gouverne, mieux on se porte, parce que finalement, le vrai prix du grain, il sera produit par le marché. C'est la véridiction du marché qui donnera la vérité des choses, leur vraie valeur. Et donc, il faut surtout que l'État s'en mêle le moins possible. Le néolibéralisme, ça n’est pas ça. C'est pour ça que ce n'est pas un libéralisme. Le néolibéralisme, qui tend à être mondialisé (je reviens à votre première question) le néolibéralisme, c'est en quelque sorte que les États sont en charge de devoir civiliser leurs services et leurs citoyens sur ce principe de la concurrence.

Et donc, à partir de ce moment-là, non seulement les États assurent, je dirais, le compagnonnage de la concurrence entre les nations par le biais justement des champions industriels et financiers, mais qui plus est, ça signifie que l'État va transformer ses services publics et ce sont les catastrophes que nous connaissons aujourd'hui partout : à l'hôpital, dans l'enseignement supérieur, aussi bien dans les EHPAD, les crèches… etc. C'est justement cette hybridation des services publics avec justement les valeurs du privé dont les États sont chargés. Et donc, en quelque sorte, les États sont chargés de coloniser les structures sociales dont ils ont la responsabilité, en même temps que les structures mentales des citoyens pour leur faire admettre que c'est justement sur ce principe de concurrence qu'on obtiendra le meilleur. Alors, on ne va plus parler de concurrence, on va dire militaire et autre, on va parler de compétitivité économique, mais c'est la même chose. Il y a une phrase de Valéry qui est importante. La concurrence, Paul Valéry disait, « la concurrence permet le meilleur prix, mais pas la meilleure qualité ». C'est exactement aujourd'hui ce qui est fait de la planète comme de qui est produit, de ceux qui y vivent. Le problème, il est là.

Pour revenir juste à votre question, si vous voulez, c'est une illusion, cette idée que justement la concurrence va produire le meilleur, parce que ce que produit la concurrence aussi, c'est une taylorisation des tâches professionnelles. Et cette taylorisation des tâches professionnelles, elle va passer par la médiation de protocoles très standardisés, de règles de pratique très définies. Et du coup, on a ce paradoxe que vous avez très justement relevé, Olivier, ce paradoxe, entre à la fois une incitation à la compétition pour obtenir le meilleur, la sélection des meilleurs, et en même temps une stratégie qui est tout à fait (et c'est pour ça qu'on est en panne d'ailleurs) une stratégie qui est tout à fait antinomique, tout à fait opposée, c'est qu'en même temps que l'on civilise au nom du meilleur et au nom de la concurrence, on met en place des dispositifs techniques, des dispositifs d'organisation du travail qui ont été inventés par Taylor, comme vous savez au début du XXe siècle, qui vont fragmenter les tâches, c'est ça, c'est des tâches de plus en plus abrutissantes, où pour construire une voiture, vous construisez des boulons toute la journée.

Si vous voulez, mieux que je ne saurais le dire, vous avez le film « Les temps modernes » de Chaplin. Vous voyez Charlot sur une chaîne de production automatique de pièces métalliques, il fait le même geste. Mais ce geste n'est pas qu'un geste technique, on y reviendra. Ce geste c'est ce que Pierre Bourdieu, le sociologue, appelle un habitus. Il y a une disposition à penser, à agir d'une certaine façon, et ce geste, donc, qui est encore une fois un style de vie, un style de présence au monde, ensuite il le fait en sortant dans la rue, où il va visser la poitrine des femmes, et finalement il passe dans la machine, dont il devient un rouage.

Eh bien, l'important pour notre époque (on y reviendra parce que là, il faudra aussi parler, bien sûr, des nouvelles technologies) l'important pour notre époque, c'est que cette Taylorisation des tâches, et la fragmentation, technicisation, scientifisation… etc., cette taylorisation des tâches qui était vraie pour les ouvriers et les employés, au début, on va dire enfin, au début du XXe siècle, même un peu avant, même un peu après, eh bien aujourd'hui, elle s'étend à l'ensemble des métiers, que vous soyez chirurgien, infirmier, psychologue, enseignant au lycée, professeur de faculté, chercheur, journaliste… etc., vous avez une espèce de robotisation, où, à la fois, on va vous faire valoir l'illusion du meilleur par la concurrence et mettre en place des dispositifs qui sont tout à fait l'inverse, tout à fait antinomiques, qui vont être justement de vous assigner à des places où vous avez à exercer des actes qui ont déjà été définis et prescrits par d'autres.

Est-ce que vous pensez que ça, c'est un lien avec l'augmentation du mal-vivre des gens, finalement ?

J'en suis convaincu. Comme vous le savez, j'ai lancé avec un certain nombre d'amis, un mouvement qui s'appelle l'Appel des Appels, fin 2008, début 2009, où l'ensemble des métiers — on va dire de l'humain pour aller vite — c'est-à-dire des métiers du soin, des métiers de l'information, des métiers de l'enseignement, des métiers de la recherche, des métiers du travail social, des métiers de la justice, des métiers de la culture… et bien tous ces métiers, tous ces professionnels se voyaient à ce moment-là (c'était l'époque Sarkozy, mais ça ne s'est pas arrangé après, vous le savez) tous ces métiers se voyaient en quelque sorte prolétarisés.

Il faut revenir à ce concept de prolétaire, quand Marx parle du prolétaire dans Misère de la philosophie, on est au milieu du XIXe siècle, il précise bien que le prolétaire n'est pas lié simplement aux conditions matérielles de misère de l'ouvrier. La prolétarisation provient de la confiscation de la décision de l'ouvrier, de sa responsabilité morale et méthodologique de ses actes par le mode d'emploi de la machine. Donc être prolétarisé, ça veut dire qu'on est expropriés, si vous voulez, de son métier, parce que finalement on a un ensemble de conduites et de comportements qui sont prescrits par des soi-disant, des prétendus savants pour aller vite, comme avec Taylor. Et ça, c'est une souffrance énorme. Vous ne pouvez pas vous imaginer à quel point j'ai pu constater les souffrances sociales, mais aussi psychiques, des professionnels qui perdent le sens de leur métier, qui se trouvent dépossédés de leur métier et réduits justement à devenir des exécutants.

Vous allez plus loin encore puisque vous expliquez que, selon vous, ce conformisme a aussi un impact assez dangereux sur la démocratie. Pourquoi ? C'est quoi le lien entre les deux ?

Le lien, vous vous souvenez que Hannah Arendt nous dit que toutes nos sociétés modernes sont organisées par le travail, et elle ajoute d’ailleurs que, de ce fait, rien n'est plus douloureux que d'être un travailleur sans travail dans une société organisée par le travail, puisque du coup, on perd sa valeur sociale. On y reviendra peut-être, mais vous savez que ça a été un des éléments majeurs dans la genèse de la plupart des totalitarismes, fascisme, nazisme, stalinisme… etc.

Et donc, ça veut dire quoi ? Ça veut dire si vous voulez que les normes, et là, on revient aussi à vos questions du début, c'est-à-dire que les normes que vous pouvez acquérir sur les scènes des métiers, dans votre boulot (pour faire simple), les normes, c'est quoi ? Vous vous souvenez de cette superbe définition du philosophe Ganguilhem ? « La norme, c'est la somme des exigences imposées à des existences ». Eh bien, la somme de ces exigences qu'on vous impose dans votre existence professionnelle, ça ne reste pas que là où vous travaillez. Vous rentrez chez vous, et vous avez incorporé ces normes. Elles sont devenues des habitus, sont devenues des manières de penser, des manières d'agir. Et c'est pour ça que vous pouvez ensuite aller sur un site de rencontre, comme vous iriez à un entretien d'embauche, dans la même posture de faire-valoir fonctionnel, utilitaire… etc. Et, de la même manière, vous allez organiser vos loisirs ; et, de la même manière, vous allez coacher vos enfants.

Et donc, si vous voulez, nous perdons, justement, les conditions culturelles, sociales, symboliques de création des espaces démocratiques. En lieu et place, vous avez quoi ? Vous avez en gros une technocratie par les chiffres, une technocratie par des objectifs déterminés par de soi-disant savants, ou vous avez du spectacle ! Alors effectivement, vous allez pouvoir avoir du spectacle au Parlement, c'est pas démocratique, c'est pas un débat. La technocratie, c'est pas simplement la technocratie au sommet de l'État, c'est pas seulement la technocratie à Bruxelles. La technocratie, elle est aussi une manière de penser.

On revient à votre question. C'est-à-dire que si on n'incite pas les citoyens à parler, ils ne peuvent pas penser. C'est-à-dire que, si vous voulez, la pensée n’est rien d’autre qu’un dialogue intérieur. Vous l'avez ça, chez Aristote, dès le début, qu'est-ce que c'est penser ? C'est poursuivre à l'intérieur de moi-même le dialogue que j'ai eu avec mon ami et avec l'autre. Et qu’est-ce qui fait que j'ai besoin d'amis, c'est que sans ces amis, sans ces interlocuteurs, je n'ai pas de pensée. La technocratie, elle est là. La technocratie, elle n'est pas simplement au sommet de l'État. La technocratie, elle est à l'intérieur de nous-mêmes, elle est en quelque sorte, ce qui surgit de par l'écrasement des conditions mêmes de pensée.

En effet, le dialogue est fondamental dans la progression de la pensée. Vous vous soulignez ce paradoxe actuel, c'est que, finalement, on ne parle plus au Parlement. Mais ça va quand même plus loin, parce qu'au-delà du fait qu'il n'y a plus de paroles et du spectacle, certes, on a aussi un effondrement même du sens de la parole, du sens des mots. Et on le voit très bien avec Emmanuel Macron, qui en est un très bon exemple, qui dit tout et son contraire, et qui va beaucoup plus loin, qui parle sans arrêt de valeurs (sans jamais qu'on en ait la moindre liste d'ailleurs). Pour essayer de se confronter à ce truc-là, il y a des valeurs, soi-disant, et puis c'est du mensonge au quotidien, c'est peut-être ça, sa vraie valeur finalement, c'est ce mensonge, cette manipulation. Comment vous voyez cette perte de sens, du langage, finalement ?

Bon, je ne vais pas faire un cours aujourd'hui, mais c'est Walter Benjamin, un philosophe que j'adore, qui a beaucoup d'importance pour moi, il parle justement de la dégradation de la valeur du langage dans le bavardage. Et nous sommes aujourd'hui dans une société du bavardage, c'est-à-dire que nous avons passé la valeur du langage à la moulinette du commerce. Et donc effectivement, nous sommes dans ce que Guy Debord appelle la société du spectacle, c'est-à-dire « le spectacle » dit Guy Debord « est le lieu où la marchandise se contemple elle-même ». Donc en gros, un Emmanuel Macron, notre président, a, en quelque sorte, une parole à responsabilité limitée au moment où il la prend, après, ça n'a plus de valeur. C'est une parole qui est du bavardage, qui occupe l'espace, mais ce n'est pas une parole qui engage, une parole qui engage, c'est une parole par laquelle nous sommes endettés.

Vous le savez, dans mes deux dernières livres d'ailleurs, je parle beaucoup de l'opposition entre justement les conceptions concurrentielles, compétitives que porte Spencer et puis les solidaristes, dont nous avons hérité d'une certaine manière. C’est-à-dire ces radicaux-socialistes, francs-maçons, laïcards… etc., qui ne sont pas des révolutionnaires, mais dont le programme est certainement beaucoup plus à gauche que l'extrême gauche française aujourd'hui. Et d'ailleurs, la plupart des choses positives qui se sont créées en termes de protection sociale, nous les devons aux solidaristes. Les solidaristes, justement, eux, posent que l'humain est engagé. Dès le début de la vie, il est dans un quasi-contrat, il est endetté. Et la dette sociale, je crois que c'est très important.

Aujourd'hui, je le dis et je le redis, par exemple, on me reproche de beaucoup citer. C'est vrai que j’ai en côté un peu vieux professeur qui cite beaucoup. Mais je cite parce que c'est une façon de reconnaître la dette que j'ai à l'égard de ceux qui ont nourri ma pensée, sans lesquels je n’aurais peut-être pas écrit ni dit ni pensé ce que j'ai pensé. Vous voyez ?

On parle beaucoup de dette publique, mais on ne parle pas, justement, de cette dette anthropologique majeure. Encore une fois, je reviens sur ce point, c'est que nous ne sommes rien les uns sans les autres. La liberté, disait Hannah Arendt, requiert la présence d'autrui. Donc il y a une dette à ce niveau-là. Donc la vraie parole, c'est celle qui engage. La vraie parole, c'est celle qui… vous savez… En gros, il y a des régions comme ça, il y a des cultures comme ça, et des civilisations comme ça, où ce n’est pas la peine de passer devant un notaire, ou un avocat ou même d'écrire : j'ai ta parole, donc ça me suffit.

J'y reviens, mais justement, vous avez écrit un ouvrage assez corrosif, d'ailleurs, sur Emmanuel Macron. Quel regard vous portez sur ce personnage ?

Il serait beaucoup plus corrosif aujourd’hui…

À l’époque ça commençait à l’être…

Oui, c’était en 2017. Si vous voulez, ce qui m'avait frappé chez Macron, c'est d'abord... j'avais lu un certain nombre de textes biographiques et autres sur lui. Ce qui m'avait frappé, on peut dire ce qu’on veut, mais c'est un homme intelligent, c'est un homme habile, c'est un rhéteur qui a de l'audace, qui a de la culture, c'est une évidence. Et je dirais pourtant, il se met au service des mauvaises causes. C'est évident.

Alors, les mauvaises causes, c'est quoi ? Il est pour moi la corporification du néolibéralisme. C'est-à-dire, il est pour moi, si vous voulez, la corporification de cette idée que toute valeur est produite en quelque sorte par le marché, par la concurrence. Je crois qu'il a incarné avec sans doute plus de courage et de détermination ce dont certains présidents comme Sarkozy, par exemple, avaient rêvé. Si vous prenez, par exemple (il y a un très bon travail de Pierre Birnbaum là-dessus) la composition des cabinets ministériels, des commissions parlementaires et autres. On voit qu'avec Sarkozy, ça bascule, ce n’est plus les hauts commis de l'État, les énarques et autres qu'on va recruter, ce sont les avocats d'affaires, ce sont les industriels de milieux financiers, ou les publicitaires… etc. Mais avec Macron, ça s'affirme, je dirais avec moins d'obscénité qu'avec Sarkozy, mais avec beaucoup plus de pugnacité, de détermination.

De violence, sans doute aussi, non ?

Il y a une violence technocratique. Et on va aller dans le mur, parce que de toute façon, ça ne marche pas. Alors le problème, on le voit au niveau de l’université, au niveau de la santé, au niveau de la formation, de la culture… etc. Il y a véritablement un massacre, quelque part, des services publics. C'est là où on rejoint en quelque sorte ce que peut incarner Emmanuel Macron, c'est-à-dire, justement, l'incarnation du principe cardinal de mise en concurrence et de métamorphose des services publics, hybridé à des logiques du privé. Et c'est ça qui est extrêmement important, mais qui produit des souffrances considérables.

Je vous donne un exemple qui parlera à tout le monde. C'est l'exemple du procès en appel d’Orange. Parce que j'étais invité par un syndicat à en assurer la chronique, lorsque France Télécom s'est transformée en Orange. Vous vous souvenez que, Didier Lombard, le PDG avait la charge de faire partir 22 000 personnes, 22 000 emplois doivent être supprimés. Il avait eu cette phrase malheureuse, que ceux qui ne partaient pas par la porte partiraient, par la fenêtre, sauf qu'il y avait des suicides, sauf qu'il y avait énormément de souffrances, de douleurs. Et bien sûr, il y a eu un harcèlement institutionnel. Comme vous le savez, en première instance, Orange est condamné, l'entreprise paye, mais les cadres supérieurs qui avaient été poursuivis, eux, font appel. J'ai donc assisté à une journée, et j'en ai fait la chronique. C'est incroyable, parce qu'on voit bien ce que peut être l'impact, si vous voulez, d'une violence technocratique qui décide à partir de ce moment-là qu'il n'y a plus des missions de services publics, il y a en quelque sorte des prestations de services privés, commercialisés, industrialisés… etc.

Et là, c'est un point important, vous avez des professionnels qui sont pris dans la même situation qu'un travailleur immigré, c'est-à-dire qu’il quitte une culture, et on les met dans une autre culture, et du coup, il n'est ni adapté à l'une, ni ajusté à l'autre. Il est dans ce que Bourdieu appelle un habitus clivé, un habitus déchiré, il est déchiré entre d'anciennes valeurs qu'il est en train de quitter, et des nouvelles qu'on est en train de lui greffer, mais qui ne correspondent pas à ce pour quoi il a choisi ce métier. C'est ça Macron ! et il a réussi, il a réussi ce coup de force, si vous voulez, à la manière de ce que Max Weber appelle un leader charismatique, il s'est emparé du pouvoir, de manière très habile, il a trahi avec méthode Hollande (comme le dit d'ailleurs Hollande lui-même) et il a su se glisser, là, dans une crise de la parole politique. Là, on revient à la question de la démocratie, c'est-à-dire que Macron est aussi issu de la crise de la valeur d'une parole politique.

On ne croyait plus à la droite qui disait qu'il faut se serrer la ceinture alors qu'il y avait quelques affaires un peu quand même… « chargées ». On ne croyait pas à la gauche, parce qu'elle venait de gouverner : « mon ennemi c'est la finance », et ensuite on fait du libéralisme… Bon, du coup, la parole perd de sa valeur, et il s'est glissé là-dedans. À ce moment-là, comme le dit Machiavel, il a profité de la fortune (au sens de Machiavel : de la chance), pour se saisir de l'opportunité, et arriver à prendre le pouvoir. Et, comme le dit aussi Machiavel, ceux qui arrivent au pouvoir par la fortune n'ont aucune difficulté à l'obtenir, mais beaucoup plus à le conserver.

On voit qu'il y a justement une modification dans notre rapport à la parole. Vous expliquez aussi qu'il y a une modification dans notre rapport au temps, sachant qu'il faut du temps pour penser, pour faire plein de choses. Vous pouvez développer cette vision ?

Oui. Par exemple, je vous remercie de me donner une heure et demie de temps de parole pour échanger avec vous, parce que la plupart du temps, quand vous passez quelque part, vous avez 5 minutes pour résumer votre pensée. Quand ça fait quelques décennies qu'on travaille, c'est difficile de résumer en 5 minutes. Mais il y a une phrase du philosophe Jean-François Lyotard, qui, à mon avis, dira mieux que moi ce que je pourrai dire. Il dit « dans un univers où le succès est de gagner du temps, penser n'a qu'un défaut, mais incorrigible : en faire perdre ».

Donc en gros, on organise aujourd'hui votre agenda, on organise votre emploi du temps de telle manière que vous n'ayez pas le temps de penser. Et je pense même que le travail « à flux tendu » de la plupart des professionnels à l'hôpital, dans l’enseignement et ailleurs… dans la formation…, n'est pas simplement une économie de coût de personnel, de gestion de personnel c'est aussi une façon de ne plus nous laisser le temps de nous parler, d'échanger et en gros, de ne plus avoir à penser, parce qu'encore une fois, la pensée, ce n'est pas une pensée réflexive, ce n'est pas une pensée toute seule, ça n'existe pas. C'est une pensée dans le dialogue avec l'autre. Vous voyez ?

Et je crois que ça, c'est un point important. Marx avait eu une phrase extraordinaire qui rejoint la question de l'évaluation concernant le temps. Il disait : « il ne faut pas dire qu'une heure de travail d’un homme vaut une autre heure de travail d’un autre homme. Il faut dire qu'un homme d'une heure vaut un autre homme d'une heure. Le temps est tout, l'homme n'est plus rien, il n'est plus que la carcasse du temps. Jour après jour, heure après heure, la quantité décide pour la qualité ». Texte de 1847 !! Plus que jamais pertinent aujourd'hui ! Vous voyez ?

Et alors, c'est là où vous voyez aussi le rôle des nouvelles technologies qui sont tout à fait formidables, en tant que potentiellement porteuses d'émancipation, et qui se trouvent transformées en un système de contention, de surveillance, de normalisation, puisqu’on est de plus en plus « en temps réel ». Du coup, vous êtes sommés de devoir répondre au plus vite au mail que vous recevez. On est de plus en plus dans une délocalisation des lieux de travail. Puisque vous êtes en télétravail chez vous dans votre lit en train de prendre votre petit déjeuner, mais vous ne le savez pas, vous êtes très content parce que vous n'avez pas eu à vous taper le métro pour aller au bureau sous la pluie… etc., mais votre lit et votre petit déjeuner s'est transformé en annexe de votre bureau. Il n'y a plus aucun espace sacré !

Quand on parle de langage, on parle aussi assez rapidement de propagande en général. — Alors, Noam Chomsky disait aussi joliment (on aime bien les citations aussi) que « la propagande est aux démocraties ce que la matraque est aux dictatures ». C'est vrai que dans votre exemple du règne des chiffres à outrance il y a une espèce de propagande du chiffre. On avait parlé d'ailleurs avec Myret Zaki de ce point-là. Quel regard vous portez finalement sur ce problème de la propagande, sur les médias, sur la qualité de l'information qu'on a aujourd'hui ?

Le problème majeur, comme vous le savez, de l'information, c'est que nous souffrons d'infobésité. C'est-à-dire que nous recevons une masse d'informations pour lesquelles nous avons ni le temps, ni peut-être même le désir démocratique, de pouvoir les hiérarchiser, de pouvoir les métaboliser, de pouvoir les digérer, pour pouvoir les intégrer à nos capacités de pensée. Et donc, nous sommes emportés par des flux d'information. Et donc, vous allez ouvrir la télé : en quelques secondes, on va vous dire qu'il neige, il fait froid, c'est normal, c'est l'hiver ; si vous toussez, il vous mieux tousser dans le creux du coude pour ne pas contaminer vos voisins… etc., bon, bref ; et puis en même temps, on va vous dire qu'il y a tant de morts en Ukraine… qu'il y a une manufacture au Pakistan qui s'est effondré, et tout ça est mis à peu près au même niveau !

Il y a une perte de la hiérarchie des informations et de leurs valeurs et, en même temps, une privation du temps pour pouvoir les digérer et les penser. Et ça, c'est un autre point qui est extrêmement important, c'est que nous sommes aujourd'hui de plus en plus emportés par des flux d'informations qui sont d'immenses données sur le monde, souvent d'ailleurs des données numériques, il faut bien le dire, des chiffres. Et ça, ce n’est pas le dialogue.

Vous parlez d'enfermement aussi, justement, ça fait un lien avec un point que vous développez de façon assez approfondie. C'est l'espèce de crise d'identité que traverse la société. Qu'est-ce que vous entendez par là et d'où ça vient ?

Alors là, vous savez aussi que je méfie beaucoup du terme d'identité, puisque je cite même Lacan (pour une fois que je cite un psychanalyste, vous ne me le reprocherez pas) : c'est le mirage récurrent de l'identité. Justement, l'identité est d'une certaine manière une illusion. Que vous preniez la biologie, ça a été montré par Canguilhem, ou que vous preniez, si vous voulez, l'anthropologie, l'ethnologie… etc., il va de soi que l'identité, quelque part, n'existe pas. C'est un mirage, c’est une illusion dont nous avons besoin pour avoir le sentiment que nous demeurons quelque part semblables à nous-mêmes.

Je pense que ce qui est en train de se produire, c'est autre chose. C'est en quelque sorte des crises qui passent par l'atomisation des populations qu’a favorisé justement la mondialisation – une espèce d'atomisation, de fragmentation, qui s'est accompagnée en même temps – c'est cela qui est paradoxal – d'une part, d’une homogénéisation des biens, des services, qu'ils soient matériels et culturels, c'est-à-dire qu'effectivement aujourd'hui, quel que soit le lieu du monde, on peut au moins en rêve, si ce n'est en réalité, aspirer à obtenir tel ou tel bien partagé par d'autres personnes qui sont à l'autre bout du monde (pour aller vite), mais en même temps, cette atomisation, c'est la crise des États-nations.

Disons les choses simplement : cette crise fait que l'individu est massifié, il est pris dans la masse, et du coup, il est dans un système, pourrait-on dire, qui risque de le soumettre toujours davantage aux affres de la terreur, et donc du coup, d'un besoin, en quelque sorte, face à ce qui risque de constituer sa dissipation dans la masse, sa fluidification dans la masse, face à ce chaos, il va essayer de se rattacher à des éléments qui lui donnent un ancrage. Et ces éléments, ça peut être effectivement l'identité nationale, ça peut être l'identité religieuse, ça peut être, si vous voulez, toutes sortes de vecteurs, que j'appellerais plutôt d'ailleurs identificatoires que d'identité, mais ce n'est pas un problème.

Pour aller vite, le monde est un chaos. Notre monde singulier (l'individu, c'est quand même mon boulot, comme vous savez) c'est un chaos, c'est un chaos de sensations, c'est un chaos d'affects, de percepts, de cénesthésies diverses et variées du corps, et donc on essaie de mettre un peu d'ordre, donc on essaie une mise en scène et en ordre qui donne une cohérence à quelque chose de très disloqué. Ce qui se passe au niveau de l'individu se passe aussi au niveau des cultures. Du coup, ça produit aussi des crispations (crises passions !) en termes de crispations identitaires, que ce soit au niveau national, au niveau religieux, ou même régional d'une certaine manière. C'est un point qui est extrêmement important. Alors, c'est là d'ailleurs, et je n'ai pas tout à fait répondu à votre question du début, mais elle était un peu rude et abrupte, en quelque sorte, de plonger dans la crise de notre monde, mais je peux y répondre maintenant.

Si vous voulez, le problème majeur est que la mondialisation, aujourd'hui, nous offre en quelque sorte les scènes d'une crise de notre démocratie libérale. C'est-à-dire une fois encore, comme ça a été le cas, d'ailleurs, entre les deux grandes guerres, comme ça a été le cas aussi à la fin du XIXe siècle, aujourd'hui, il y a une crise de la démocratie libérale qui vient en quelque sorte de ce que le libéralisme n'est pas simplement une offre de liberté aux individus, il est en même temps une exposition des individus à une extrême solitude, et une extrême solitude qui est d'autant plus douloureuse, eu égard au capital matériel social et symbolique dont on hérite. C'est un point important.

Si vous voulez, ce qui va faire la crise du libéralisme à la fin du XIXe siècle, finalement, c'est ça, c'est de se rendre compte que ce message formidable (L'individu ingouvernable en parle) c’est un message formidable des lumières : « Ne te fis qu’à ta raison critique et qu’à ta loi morale », c'est formidable. C'est formidable, sauf qu'on voit bien que : « ne se fier qu’à sa raison et ne se fier qu’à sa morale » c'est peut-être vrai pour le bourgeois qui a un peu de bien, mais l'ouvrier qui va se vendre, se louer sur le marché du travail, ou l'enfant qui descend au fond des mines, ou la veuve qui est dans les manufactures… la mélancolie ouvrière, dont parle de Mordillat (un beau film de Mordillat), on voit bien que c'est pipeau ! c'est pas vrai ! c'est un mensonge !

Et donc là, vous avez une crise, une crise entre la démocratie qui veut, quelque part, une égalité, l'isonomia, c'est-à-dire l'égalité pour tous dans la prise de parole, dans la participation aux décisions collectives, et puis en même temps le libéralisme, c'est-à-dire le capitalisme, et donc cette contradiction entre la liberté offerte par la démocratie et finalement confisquée par le capitalisme, privée, justement de par les exigences du capitalisme, et notamment dans la deuxième révolution industrielle, vous voyez à ce moment-là, qu'il y a cette crise qui va déboucher dans la dernière moitié du XIXe siècle, vers les nationalismes, le socialisme, l'anarchisme, l'antisémitisme, les impérialismes… etc. Que vous voyez également se recycler entre les deux guerres, avec bien sûr les trois grands totalitarismes que sont le fascisme, le nazisme et le stalinisme.

Je crois que nous avons quelque chose de cet ordre aujourd’hui, et qu’on voit bien comment la crise des démocraties libérales, par exemple, génère l'arrivée au pouvoir — par les voies démocratiques quand même — d'autoritaires, de tyrans, on peut dire : Poutine, Erdogan, Orban… etc. Il y a une « orbanisation » de l'Europe, et d'une certaine manière, bon là, peut-être pas besoin d'en parler, mais Macron est arrivé au pouvoir de cette manière-là c'est un libéral qui est arrivé au pouvoir par les voies mêmes, qu’ont empruntées jusqu'à maintenant les démocraties illibérales, comme dit Farid Zakaria, c'est-à-dire justement les démocraties autoritaires, avec des dictateurs à leur tête.

Oui, mais justement, vous mettez en avant le fait qu'il y ait une problématique, et que finalement le libéralisme, encore plus le néolibéralisme, repose sur le postulat d'un individu rationnel, qui sait exactement quels sont ses intérêts, où il doit aller, il faut expliquer que ce postulat est quand même en grande partie assez faux. Vous pouvez nous…

Ah ben il est totalement faux ! et je crois que même les néolibéraux aujourd'hui démentent cette hypothèse d'un individu rationnel ! Ça, c'est le vieux mythe anthropologique du libéralisme traditionnel, mais aujourd'hui, par exemple, dans nos démocraties dites libérales, ou chez les économistes néolibéraux, on ne croit plus à des individus qui sont guidés par leur véritable intérêt. L'histoire de Mandeville et d'autres, en gros : « les vices privés font les vertus publiques » ça on n'y croit plus.

Aujourd'hui, notamment chez les néolibéraux, il est admis que nous sommes pris par des biais cognitifs qu'il faut absolument corriger, et que l'individu, en quelque sorte, ne voit pas son intérêt, qu'il faut le guider. D'ailleurs, vous vous souvenez dans mon livre, je parle beaucoup de la démocratie par les nudges. Si vous vous souvenez de ce chapitre, c'est-à-dire qu'aujourd'hui, et on le voit bien d'ailleurs, aujourd'hui, c'est très grave, parce qu’à la fois, ça émerge de la crise de la démocratie et ça participe en retour à sa liquidation.

Je m'explique. Si vous voulez bien, Olivier, vous souvenir que pour moi, la démocratie, avant tout, l'invention de la démocratie (comme dit Claude Lefort) c'est la création d'un espace dialogique, de parole, ou à la sortie du débat, on va prendre une décision, après justement avoir opposé nos arguments, sans nous être exterminés. Eh bien aujourd'hui, le pouvoir n'a plus besoin d'espace de parole. C'est pour ça que le Parlement est dans cet état, c'est pour ça que l’Assemblée nationale est dans cet état. Pourquoi ? Parce qu’aujourd'hui, on ne croit pas que la bonne décision va surgir du débat. Personne ne s'écoute, les gens hurlent, ou bien ils se tapent sur la figure par rhétorique polémique interposée. Allez interroger les députés ou les sénateurs, est-ce que vous pensez qu'ils pensent sérieusement qu'on écoute en l'autre, on n'écoute pas l'autre ?

Il y a une bonne solution : elle est chez McKinsey qui ne va pas simplement donner la bonne solution, mais qui va la vendre.

Ça ne sera pas gratuit oui ! Mais il va en plus vous dire comment la faire avaler aux gens pour que les gens croient que cette bonne décision, c'est eux qui l'ont trouvé. Ça, c'est les nudges. C'est finalement amener les gens à choisir ce qu'on a déjà décidé pour eux, en leur donnant l'impression qu'ils ont choisi par eux-mêmes.

Parce que dans leur vision, finalement, l'individu, le peuple, n’est pas rationnel, il ne sait pas ce qu'il faut, donc on va les rationaliser de force. Voilà, c'est ça, l'idée c'est de le forcer, mais sans aller trop loin non plus, en disant vous allez reprendre le chemin. Et c'est cette histoire de pédagogie… on dit souvent qu’il faut faire de la pédagogie… ou quand on voit les éditocrates aussi qui disent, regardez Macron, il est courageux. Ça veut dire quoi courageux ? C'est imposer une réforme dont ne veulent pas les gens. Mais en démocratie, on est censé faire ce que veulent les gens, même si c'est une mauvaise décision. Tant pis, c'était une décision démocratique. Donc c'est toujours une justification de décision, finalement autoritaire et non démocratique.

Je ne sais pas si vous avez remarqué Olivier, la manière dont Emmanuel Macron dialogue avec les gens (maintenant il y a des casseroles, c'est beaucoup plus assourdissant), il commence à faire comme ça, il repousse avec la main, il repousse comme ça, avec la main. « Non, je vais vous expliquer ». Je ne vais pas dialoguer avec vous, mais je veux vous dire ce que vous n'avez pas encore compris, mais que vous devez accepter. Et c'est là où, pour moi, Macron est peut-être en train de quitter un peu la position de démocrate libéral européen. Et d'ailleurs, à mon avis, il est en train de se cramer au niveau de l'Europe. Il est en train de virer dans ce que Carl Schmitt a appelé le libéralisme autoritaire. Le libéralisme autoritaire, si vous vous souvenez de ce travail de Carl Schmitt qu’il a terminé en 1932, quelques mois avant qu'il ne rejoigne justement le parti nazi, le libéralisme autoritaire, c'est de dire (ce que nous avons évoqué tout à l'heure) par rapport à la crise entre démocratie et capitalisme on aboutit à quelque chose qui met en panne. Alors il faut régler ce problème. On peut le régler de la manière suivante.

Il faut un état fort, ce qui n'est pas le cas du libéralisme encore une fois. Il faut un état fort, mais un état fort avec les citoyens, c'est-à-dire en gros, une main de fer pour tenir les citoyens, et en même temps, il faut être souple vis-à-vis de marché. C'est-à-dire que vous avez en gros une politique gouvernementale dure à la Darmanin, dure avec les citoyens, et souple, voire soumise aux exigences du commerce. Et ça c'est très important, parce que là, vous voyez, je ne sais pas, moi, je ne suis pas prophète et je me garde de bien de prédiction, mais c'est là où je crois qu’Emmanuel Macron est un peu coincé, parce que du coup, il se rapproche par son style de gouvernement des illibéraux, dont Orban, Salvini, Erdogan, Poutine… etc., et, en même temps, il le fait, mais avec des exigences, on va dire économiques, libérales. Alors, comment il va se maintenir sur cette ligne de crête ? Je ne sais rien.

Alors maintenant, on va remonter un peu aux sources de tout ça. Finalement, vous montrez bien que le libéralisme a échoué à rendre l'individu autonome, libre, et au contraire, il a transformé finalement en automates, en lui enjoignant d'être conformiste. Quelle forme ça prend finalement dans nos sociétés cette évolution ?

Alors, si on prend l'émergence, je dirais, de cette crise, et encore une fois, bien sûr, en travaillant un peu à la louche — parce que je pense que les historiens ne me feraient pas de cadeaux s’ils m'entendaient — c'est justement la fin du XIXe, c'est-à-dire, c'est le moment où ce message d'émancipation : « sois autonome et ne te fis qu’à ta volonté », ce concept juridique d'autonomie de la volonté qui est quand même propre au libéralisme quelque part, cette individuation qui donne à l'individu son droit au libre arbitre, à l'autonomie de sa décision, se fracasse contre le mur des exigences normatives de la 2e révolution industrielle. Et je crois que c'est là où on a une série de crises d’où ont pu naître, d'ailleurs, des disciplines académiques et scientifiques très intéressantes et d’où sont nés aussi des mouvements politiques.

C'est-à-dire, si vous voulez, si on prend, par exemple, la seconde moitié du XIXe, pour faire vite et pour faire vraiment très simple, en gros, on peut considérer qu’on a déjà une figure anthropologique d'un individu déterminé par sa biologie, c'est-à-dire par sa machinerie biologique, l'inconscient cérébral, les réflexes… la localisation cérébrale de certaines maladies, certaines pathologies… etc., sauf que, par exemple, on le voit avec Charcot et bien sûr, on le voit ensuite avec Janet, Freud et d'autres, il va de soi qu'il y a des symptômes qui n'obéissent pas aux lois de l'anatomo-physiopathologie.

Donc si vous voulez, on ne peut pas réduire l'individu, à son individualité biologique, et à ses règles de fonctionnement biologique, puisque, par exemple, que ce soit les hallucinations, que ce soit les conversions hystériques, que ce soit les phobies… etc., ou les crises d’angoisse, il y a des éléments, des symptômes qui échappent à ce modèle-là. Et ça, c'est très intéressant, c'est très important, parce qu'effectivement, cet âge biologique de la pensée qui trouve des assises scientifiques importantes dans la deuxième moitié du XIXe, il y a quand même des failles, il y a quand même de l'hétérogène, il y a quand même des lacunes, et c'est de là dont vont naître, par exemple, Durkheim, avec par exemple la psychopathologie du suicide, qui n'est pas imputable à l'individu, mais à un type de société, où va naître Gabriel Tarde et la psychologie sociale, avec les lois de l’imitation et Freud, bien sûr, avec l'inconscient.

Vous avez également, à ce moment-là, je dirais, un modèle très machinique de l'humain, c'est l'âge des machines, c'est l'âge des expositions universelles, sur la galerie des machines… etc. Et en même temps, vous avez une réaction, c'est ça qui est important, je pense, chez l'humain, c'est peut-être là où on peut parier, c'est-à-dire en même temps que vous avez en quelque sorte quelque chose qui le pousse à la conformisation, à la conformité, vous avez autre chose qui le pousse à la création, à la singularité. Je crois que c'est ça.

Vous parlez de techno-fascisme aussi, finalement, c'est un peu loin.

Oui, d'accord, mais là, on est déjà au XXe. Le terme de techno-fascisme est de Pasolini, un très bel article — 1973 — où Pasolini, parle justement du capitalisme comme d’un techno-fascisme. En gros, le danger, ce n’est pas ceux qui regrettent le nazisme, qui vont rechercher les casques à pointe ou les insignes nazis… etc. Le danger, c'est quelque chose qui s'insinue aujourd'hui, où la technique vient prendre la place de la décision humaine. C'est dans ce sillon-là, dans lequel j’inscris mes travaux, comme vous savez. Mais effectivement, les évaluations dont on parlait tout à l'heure, c'est une forme de techno-fascisme, je suis désolé ! Ou quand, par exemple, il y a des décisions qui finalement assignent des individus, ne pas avoir d'autre choix que ceux que l'on a déjà fait pour eux, et qu'on va leur imposer, non par la parole, non par un récit idéologique, non, par une déclaration même politique, on va leur imposer par la technique.

Et c'est là, d'ailleurs, où les nouvelles technologies risquent de nous aligner sur les autoroutes de servitudes. Et c'est terrible, parce que les technologies, c'est à la fois une émancipation formidable, comme toutes techniques, et c'est en train de se transformer aujourd'hui en contention. On vous suit à la trace, vous savez bien qu'aujourd'hui dans une civilisation des big data, où finalement on va gérer des flux populationnels et des individus par les traces numériques qu'ils peuvent laisser, vous allez sur le Net, vous ne payez pas, mais vous payez en laissant des traces qui vont être exploitées, revendues… etc. Aujourd'hui, c'est pour ça que les GAFAM ont un budget 14 fois supérieur à celui de la France, par exemple. Les GAFAM, c'est un empire dont on n'a pas encore déterminé l'influence terrible qu'il peut avoir sur les prises de décision individuelle. On va profiler les individus en fonction, justement, des traces qu'ils peuvent laisser, vous voyez.

Mais pour en revenir à la crise dont nous parlions, il faut voir que la fin du XIXe, quand vous voyez émerger, que ce soit encore une fois le socialisme, que ce soit le communisme, que ce soit l'antisémitisme, le nationalisme, les impérialismes, ils sont issus de cette crise-là entre démocratie et capitalisme. Et ça, ça se termine avec la Grande Guerre (le XIXe se termine en 1918 pour les historiens). Et en gros, le nationalisme vient régler un problème, qui est un problème d'affrontement de classes sociales et de contradiction entre libéralisme et démocratie. Il n'est pas réglé ce problème. Et entre les deux guerres, il va être recyclé par les grands totalitarismes, qui, non plus, ne vont plus simplement être des nationalismes, mais des impérialismes et des totalitarismes, même dans la prise en charge des individus. Il n'y a pas seulement la nation.

Justement, en termes d'échecs du libéralisme, vous l'analysez de façon assez profonde, en le rattachant à l'absence d'autonomie, une forme d'absence d'autonomie de l'individu, puisqu'il y a une forme d'inconscient, une forme d'irrationalité parfois qui nous mène. Et finalement est-ce que ce n'est pas ça qui rend l'individu ingouvernable pour reprendre le titre de votre ouvrage ?

C'est l'échec du libéralisme qui apparaît à la fin du XIXe siècle et qui donne naissance à ce constat qu'effectivement il n'y a pas d'autonomie de la volonté. C'est très intéressant, je n'ai pas le temps de développer, mais il y a des thèses de droit et de juristes qui montrent bien que même la notion d'autonomie de la volonté ne tient pas la route. C'est-à-dire qu'un individu n'est pas autonome, il ne flotte pas dans l’éther comme ça pour prendre ses décisions tout seul. Il est lié quelque part à son ancrage social, familial… etc. Et c'est ce que dit aussi Durkheim, il n'y a pas que du contractuel dans le contrat. Ça veut dire qu'il y a d'autres éléments pourrait-on dire que la possibilité de contractualiser de manière libre et autonome. Ça n'est pas vrai. L'ouvrier qui va le matin se louer sur le marché du travail, les dockers qui se font embaucher au port, ils n'étaient pas libres et autonomes. En gros, ils dépendaient de réseaux, de clans, de la bonne volonté du patron, d’un tas de choses.

Donc, ça, je crois que c'est important. Et je crois que la psychanalyste, là, a apporté quelque chose. On peut critiquer la psychanalyste, ça ne me gêne pas du tout, sauf lorsque c’est vraiment par scientisme stupide, mais sinon, ça ne me gêne pas. Et si vous voulez, la psychanalyste a apporté quelque chose, parce que finalement, il y a quand même aussi quelque chose de l'ordre d'un désespoir à la fin du XIXe siècle, de ce constat que nous ne décidons pas. C'est-à-dire que quelque chose décide pour nous, que ce soit notre appartenance sociale, on peut reprendre Bourdieu un siècle plus tard, avec l'idée de capital symbolique… etc., de reproduction des héritiers et autres. Mais Freud, ce qui est génial, si vous voulez, c'est qu'au moment où justement, l'individu des Lumières s'effondre dans sa prétention à décider de manière autonome, Freud lui sauve un peu la mise.

C'est-à-dire que Freud lui dit, bon, d'accord, il ne sait pas pourquoi il décide, mais il y a quelque chose en lui qui le sait. C'est le concept d'inconscient. Et là, je trouve qu’il y a quelque chose de vraiment très très fort, vous voyez, qui avait d’ailleurs aussi été énormément travaillé par Karl Schock, un écrivain viennois très important qui a analysé la société viennoise à ce moment-là. Il a montré que la psychologie était peut-être née justement d'une crise du libéralisme. Il montre bien qu'en gros, il y a un individu beaucoup plus sensible, beaucoup plus ouvert aux instincts, aux pulsions, aux affects, aux effets de masse aussi (cf. Gustave Le Bon, sur justement l'effet des foules et autres).

Et ça, c'est justement la fin qui est aussi liée dans l'art. On voit également, par exemple, le groupe de la Sécession, Klimt, Kokoschka,… etc. On voit bien dans l'art quelque chose qui bascule. On ne va plus être dans la recherche d'une raison harmonieuse, d'une mesure, quelque chose d'équilibré, de classique et autres. Il y a quelque chose qui surgit, qui est finalement de l'ordre de la chair. Et ça, je crois que c'est un point qui est extrêmement important. L’homme rationnel, ça n’existe pas. Mais ça, je crois que les néolibéraux l'ont compris. Et aujourd'hui, les manipulateurs que nous subissons, dans le monde entier (il n'y a pas qu’en France) ces manipulateurs l'ont compris. L'homme n'est pas rationnel.

Vous avez cité Freud, et vous rappelez qu'il avait pointé trois vexations de l'humanité. Est-ce que vous pouvez nous les rappeler et surtout nous expliquer quelles sont les implications sociales et personnelles que ça a pu avoir ?

Alors, si, mes souvenirs sont bons… les trois humiliations narcissiques de l'homme… La première, c'est de constater que la Terre n'est pas au centre de l'univers, qu'il existe plusieurs galaxies… etc. Donc, c'est les découvertes coperniciennes. Ensuite, c'est de constater que l'homme n'est pas simplement une créature produite par Dieu à son n'image, et qu'en gros, il descend non seulement du singe, mais même du ver de terre et de la moindre bactérie, puisque nous sommes quelque part des objets fabriqués par les bactéries, pour aller vite.

La troisième, c'est de croire (on revient à la question de l'identité de l'individu) c'est de croire que nous sommes au centre de notre décision et que nous décidons de manière autonome, libre et rationnelle. Ça n'est pas vrai. La plupart du temps, nous pouvons même, je dirais, travailler — c'est la pulsion de mort — à notre propre anéantissement. Nous pouvons travailler à l'encontre même de nos intérêts. Et donc, c'est la découverte de l'inconscient. Donc, si vous voulez, voilà les trois humiliations.

Et quelles conséquences ont-elles concrètement ? Cette découverte, cette survenance de ces vexations ?

Je crois qu'elles peuvent avoir plusieurs conséquences. Je ne saurais bien sûr toutes les lister. Mais toutes impliquent quelque part un travail de deuil, un travail de mélancolie. Vous vous rendez compte, tout ce que je suis en train de vous dire, tout ce que je suis en train de faire depuis tout à l'heure, et vous aussi sans doute, on ne sait pas pourquoi on le fait. On ne sait pas qu’est-ce qui nous fait dire ce qu'on dit. On ne sait pas ce qui nous fait décider… on est traversé par des tas de choses — c'est pour ça que je ne crois pas à la notion d'identité. Parce qu'on est multiple. Vous voyez ?

Déjà, on est multiple en ce que notre renouvellement cellulaire fait que nous ne sommes pas constitués biologiquement de la même manière, tout au long de notre existence. C'est une évidence. Mais qui plus est, nous sommes traversés par des tas d'influences et notamment l'importance du langage (vous le savez, j'ai beaucoup travaillé sur les questions du langage, j’ai consacré mes deux thèses de doctorat à la question de l’appareil du langage) nous sommes traversés par des phonèmes, par des monèmes, par des mots, par des phrases qui fabriquent nos pensées. Alors que nous avons la prétention, justement, de pouvoir en quelque sorte les produire, alors que nous en sommes bien souvent le produit.

Mais comme vous montrez qu'il y a une part finalement ingouvernable de l'individu, on se rend compte aussi que tout dans nos sociétés est une forme d'injonction à l'adaptation. Pourquoi on s'inflige ça ?

On s'inflige ça parce qu'on nous l’inflige aussi. Et que nous avons, si j’ose dire, que nous sommes nourris des injonctions, comme nous sommes nourris des denrées mentales qui ont fait notre capacité à être libres. Nous avons avalé le poison de la servitude en même temps que le remède de l'émancipation. C’est justement la raison pour laquelle je m'en prends beaucoup aux nouvelles formes de l'évaluation. Je pense que nous sommes dans un processus de dévalorisation généralisée qui oblige les individus à justifier par les chiffres ce qu'ils font pour pouvoir en quelque sorte mériter leur droit à l'existence sociale. Et il y a là quelque chose de terrible. Parce que du coup, on est comme sur des vélos, on regarde le compteur, plutôt que de regarder la route, c'est comme ça qu'on va dans le décor. Ça, c'est un point qui est extrêmement important.

Alors, la conformisation, encore une fois, c'est le mot même de conformisation… C'est une forme que je partage avec les semblables, mais les semblables qui me l'imposent par le truchement de dispositifs divers et variés. Vous savez, j'ai écrit un livre qui a eu beaucoup de succès et une vidéo qui a eu beaucoup de succès, qui s'appelle La fabrique des imposteurs. Imaginez-vous, Olivier, que c'est une conférence que j'ai donnée à la faculté de médecine de Nantes, je ne pensais pas qu'elle aurait un tel succès, où je raconte quelques galéjades sur les imposteurs et sur justement leur attachement à la forme. C'est-à-dire que si vous voulez, le conformisme parfait, c'est l'imposteur. Effectivement, le danger du conformisme, c'est qu'il nous amène à un appareillage de l'individu dans des groupes massifiés où ils perdent leur singularité au profit d'une attache au parti, d'une attache à la secte, qui lui donne, en quelque sorte, un repère identificatoire.

Et donc, face à ça, face à cette conformisation qui débouche sur les imposteurs, cette vidéo a été vue 1,7 million de fois (je ne pensais pas qu’une conférence en faculté de médecine de Nantes serait vu 1,7 million de fois) je crois qu'elle a parlé aux gens. Ce que je racontais, justement, sur les servitudes produites par les mots d'ordre des chiffres, nous les connaissons tous, c'est les scores imposés. Et face à ça, il y a la création. Et la création, elle est justement une brisure de cette conformité. Elle est, quelque part, la capacité de transgresser les lignes sur lesquelles vous êtes placé et auxquelles vous êtes assigné. Il n'y a pas d'acte de création qui ne soit, quelque part, sacrilège par rapport au pouvoir, c'est-à-dire à la mise en ordre et en scène du monde.

Comme vous parlez du pouvoir, est-ce que vous estimez que la façon de gouverner les gens doit se penser à la façon dont les gens se gouvernent eux-mêmes ?

Alors ça, je pense que c'est intéressant, votre question. Et je ne saurais peut-être pas forcément y répondre précisément. Je pense qu'il y a un isomorphisme entre les deux. C'est-à-dire que la manière dont on est gouverné, nous avons tendance à l'incorporer pour nous gouverner nous-mêmes. Et la manière dont nous acceptons ensuite de nous gouverner nous-mêmes nous dispose plus ou moins à nous laisser gouverner de telle ou telle manière.

Face en quelque sorte à la demande de conformisation qui nous amène à nous annihiler pour n'être plus qu'une pièce détachée de l'espèce, il y en a en nous, je veux dire, une pulsion à la singularité qui est-ce qui nous pousse à créer. Et c'est pour ça que l'artiste est formidable. Et c'est pour ça que c'est criminel aujourd'hui d'avoir une civilisation qui ne donne pas à la poésie, qui ne donne pas à la littérature, qui ne donne pas à la philosophie et parfois à l'histoire, la place qui leur revienne.

Vous expliquez que les civilisations, finalement comme les individus, peuvent avoir tendance à refouler et à aller vers une forme d'autodestruction. Alors finalement, comment peut-on faire en sorte que l'histoire ne se répète pas ?

Alors je crois que c'est un point important dont nous avons vu d'une certaine manière les effets structuraux avec justement cette fameuse épidémie du Covid. Vous voyez, les travaux de Jared Diamond, que vous connaissez, mettent en évidence qu'une catastrophe écologique ou une catastrophe climatique, comme une catastrophe épidémique, est due à 50 % dit-il de l'environnement, mais à 50 % aussi de la structure sociale ou civilisationnelle qui reçoit ce choc. Et ça, c'est très vrai dans le point de vue psychanalytique. C'est-à-dire que le traumatisme en psychanalyse, ce n’est pas simplement le choc que reçoit un individu ou un organisme, le traumatisme en psychanalyse est la rencontre entre un élément, on va dire l’agresseur de l'environnement et l'état de l'organisme qui le reçoit.

C'est le travail de Kyle Harper sur la chute de Rome, vous le savez, c'est comme ça que Rome s'effondre non pas par l'invasion des barbares, mais parce que les structures sociales et économiques de Rome l'ont poussée à une expansion incontrôlée avec l'impossibilité de se doter des moyens de soigner, de traiter les risques épidémiques de populations qui étaient liés à l'expansion économique ou à l'expansion militaire. De la même manière, si Rome est devenue en quelque sorte un flacon microbien, c'est parce que les gens étaient entassés. Et on peut retrouver la même chose à New York, c'est toujours la même chose au XIXe siècle, lorsqu'il y a les épidémies de choléra à New York, c'est parce que les gens sont entassés, que la distribution de l'eau n'est pas suffisamment assainie… etc.

En gros, ce que je veux dire par là, c'est qu'on voit bien là qu'une société comme un individu, donc comme une civilisation, peut très bien refouler un savoir qui était à sa disposition. Est-ce qu'on tient compte encore une fois de ces récits de science-fiction à la Philip K. Dick par exemple, ou aujourd'hui Alain Damasio, qui nous donnent une idée de ce que sont des sociétés de contrôle, de ce que devient l'individu dans des sociétés de contrôle ? Non, pas du tout. Donc c'est effectivement, vous avez raison, de la même manière que l'individu peut souffrir d'oublier ce qu'il ne veut pas savoir parce que ça le dérange, des sociétés et des civilisations entières risquent de périr parce qu'elles ne tireront pas les leçons de l'histoire.

Une idée qui revient souvent, finalement, c'est qu'il y aurait une forme de déclin de nos sociétés à cause d'un effondrement de certaines valeurs, en particulier par exemple religieuse. Est-ce que vous êtes d'accord avec ça ?

Je n’utiliserais pas le terme de déclin, si vous voulez, je préférerais considérer qu'il y a d'abord… Enfin, je parlerais d'effondrement. Un effondrement, qu'est-ce que c'est ? Un effondrement, vous le savez, en cuisine, qu'est-ce que c'est : « Effondrer un lapin » ? C'est le vider de son contenu. Et bien je crois qu'il y a aujourd'hui un effondrement des catégories mentales, sociales de jugement, qui ne nous permettent plus de nous ajuster au monde. Vous voyez, j'ai dit ajuster, je n'ai pas dit adapter volontairement, pour laisser un brin de création, dans l'ajustement qu'il n'y a pas dans l'adaptation.

C'est-à-dire qu'en gros, nous continuons à fonctionner sur les catégories de pensée et de jugement qui étaient au début de nos sociétés thermo-industrielles. Donc en gros, PRODUIRE. Les progrès techniques, les progrès scientifiques apporteront en même temps le bonheur. Bon, toute l'histoire a montré que c'était pas vrai ! Je veux dire que si vous prenez Camus, si vous voulez Walter Banjamin, vous prenez plus récemment Friedman… etc., vous prenez qui vous voulez aujourd'hui, il est évident que les progrès en sagesse et en bonheur n'ont pas suivi le développement des progrès techniques et scientifiques.

Du coup, vous voyez apparaître d'autres énoncés, comme par exemple la décroissance, comme par exemple une écologie, un souci écologique… etc. Mais moi, je pense que, plus radicalement, tout ça se tient. Si vous voulez, je ne sais pas si j'ai apporté grand-chose dans mes travaux, mais je voulais essayer de montrer qu'il y a une espèce d'interdépendance, que de la même manière, comme je vous l'ai dit tout à l'heure, on ne peut pas parler d'une crise écologique et d'un soin à la planète, si préalablement on n'a pas compris qu'on a lâché la proie pour l'ombre, on a lâché, si vous voulez, la sollicitude et le soin apporté au vivant pour justement l'ombre de la production,

gouverner par les nombres, gouverner par le numérique, pour aller vite, c'est ça qui me paraît important. Mais je trouve tout à fait fou, par exemple, qu'aujourd'hui l'hôpital soit laissé dans l'état où il est. Ce n’est pas normal… Ce n’est pas normal…, vous voyez, comme vous le savez, si vous prenez les rapports sur les crèches et les rapports sur les EHPAD c'est très intéressant, parce que vous voyez qu'en gros, ce qui n'est pas immédiatement rentable à savoir l'enfant et le vieillard est exploité, démoli, transformé en marchandise. C'est quand même terrifiant, c'est terrifiant !

Ça, c'est quoi ça ? Ça veut dire qu'on nous éduque toujours dans ce fameux éloge de la force qui fait la valeur cardinale de la concurrence, en oubliant – c'est justement ce que j'ai essayé de vous dire tout à l'heure – que c’est la vulnérabilité qui fait la richesse de l'espèce. C'est justement parce que nous sommes nés à poil, incapables d'être appareillés à notre environnement sans le truchement de l'aide des autres, c’est cette faiblesse-là qui fait notre richesse, qui fait notre puissance.

Et l'éloge de la force, Simone Weil, la Vierge rouge, la philosophe — pas la politique — Simone Weil disait dans un très bon commentaire d'un poème, qu'en gros, la force, sa finalité, c'est lorsqu'elle va jusqu'au bout : le cadavre. Et donc l'éloge de la force, c'est un éloge de la cadavérisation du monde et du vivant. Et c'est ça qui est important. C'est très concret. Ça veut dire que, par exemple, quand on considère aujourd'hui que l'éducation, le soin, la culture, l'aide sociale, ce sont des déficits et non pas des levains sur l'avenir, c'est complètement saccager notre avenir. Notre devenir, si on veut être plus exact qu'avenir, notre devenir.

Et pour sortir de cette aliénation, vous expliquez qu'il faut chercher un monde commun. Qu'est-ce que ça veut dire ?

Alors, un monde commun, je ne voudrais pas en faire une incantation. Il ne s'agit pas de faire du commun… faire du commun… Ce n'est pas mon truc. Il s'agit de se réapproprier, sur les lieux du travail, ce que la technocratie nous a confisqué en matière de décision et en matière de responsabilité. Parce que, pourquoi vous me posiez la question individuelle tout à l'heure ? Pourquoi est-ce que les humains se soumettent finalement à des techniques stupides qui les brident ? Parce que c'est plus simple. C'est plus confortable. Pourquoi est-ce qu'on obéit à un emploi du temps ? On fait même des emplois du temps, d'ailleurs, pendant nos loisirs, pour faire du tourisme.... Tout simplement parce que cela a un côté anxiolytique.

Si on vous prescrit ce que vous avez à faire, vous n'avez plus à subir l'angoisse de la liberté de désirer en vain, si j’ose dire. La liberté, c'est désirer, en vain, quelque part. Vous voyez ? Sans but prédéfini. Et donc, pour moi, le côté, je dirais, quand j'appelle à la reconnaissance d'une dimension politique des métiers, ce n’est pas pour changer le gouvernement, encore que j'en serai ravi, ce n'est pas, si vous voulez, pour créer notre parti politique, c'est pour dire aux professionnels : « mais enfin, ça fait des décennies que vous vous faites coloniser par les technocrates du néolibéralisme, libérez-vous en refusant ces stupides évaluations qui n'ont rien d'objectif, qui n'ont rien de scientifique ».

Les financiers le savent ! Vous avez la loi de Goodhart que vous connaissez : « lorsqu'une mesure devient une cible, elle cesse d'être une bonne mesure ». Donc, une fois que vous avez défini des critères d'évaluation, les gens pour s'adapter vont s'adapter aux critères, mais ça ne va pas améliorer leur boulot. Ça, c'est terrible, c'est terrible ! C'est une imposture. Libérez-vous de cela et reprenez la main, reprenez la main de décider de ce que vous devez faire en votre âme et conscience, en le partageant avec les autres, et en le partageant avec vos pairs d'une part, mais sans tomber dans le corporatisme en en acceptant aussi, bien évidemment, de dialoguer avec ceux auxquels vous rendez ces services : services de services, de soins, d'enseignements, d'informations, de recherche… etc., ceux qu'on appelle les usagers — J’ai horreur de ce terme — avec les citoyens, et en acceptant que la valeur soit issue d'un débat avec eux pour savoir si vous les servez bien, et s’ils sont satisfaits de ce que vous faites.

Il faut leur expliquer, il faut négocier, il faut restituer, il faut réhabiliter la parole pour qu'il y ait une démocratie. Sans réhabilitation de la parole, il n'y aura pas de démocratie. Ça ne veut pas dire qu'il faille en finir avec les chiffres, il faut des chiffres, mais comme je l'ai dit un jour, lors d'une conférence à Bercy, Institut de gestion publique, il faut que les chiffres soient là pour nous permettre de parler, et pas pour nous faire taire, nous obliger à nous taire.

J'ai envie de vous demander pour terminer, on est dans un contexte, finalement, social, politique, assez difficile, alors on voit évidemment que quelques personnes manifestent, bougent un peu, mais enfin, globalement, la société ne se rebelle pas, elle reste dans cette attitude de soumission librement consentie — ce n'est pas nouveau, la Boétie il y a quelque temps l’avait déjà constaté — mais qu'est-ce qui fait, finalement, que la société reste aussi passive et on voit que le gouvernement joue sur ça… ils vont se lasser, il y a trois agités qui nous embêtent un peu, mais globalement, la société est tranquille, ils ne vont pas se rebeller. Pourquoi et quel est votre regard sur ça ?

Alors, là encore je ne peux pas répondre très précisément à votre question, mais elle me donne quelques idées. La première idée, c'est que j'aurais tendance à penser que le climat de révolte sociale que nous connaissons aujourd'hui n'est pas identique à un certain nombre de colères auxquels nous avons assisté précédemment. Et je crois que c'est Charles III qui a parlé d’un climat insurrectionnel en France, avant même que la presse reprenne cette expression. Je crois quand même qu'il y a quelque chose de cet ordre-là. Je veux dire, ce qui m'a frappé cette fois, ce n’est pas la première fois que, bien sûr, j'assiste à un climat de révolte sociale, mais cette fois, ça m'a un peu évoqué 68. Bon, toute chose étant égale par ailleurs, on n'est pas dans la même société, on n'est pas dans la même civilisation… d'accord.

Mais il y a un besoin de création. Ça peut paraître pas grand-chose, mais quand vous allez sur les réseaux sociaux, de voir certains jeux de mots qui apparaissent, parlementaires, parlementeurs,… etc., enfin, tout ce que vous voulez. Quand vous voyez ces innovations sur les casseroles, sur les interrupteurs d'électricité, sur une pétition à laquelle je vais participer, sur « N'écouter plus Macron parce qu'il ne nous écoute pas »… etc., vous voyez un certain nombre de choses où ce n'est pas traditionnellement le défilé des manifestations à des grèves, qui sont tout à fait respectables et tout à fait honorables. Ce n’est pas ça ! Mais on sent qu'il y a besoin d'une révolution symbolique, au sens de Bourdieu, c'est-à-dire un changement de croyance, un changement… On a besoin de notre monde, de notre imaginaire. Je peux me tromper, ça n'engage que moi, mais si vous voulez, pour moi, c'est quand même la preuve qu’il se passe quelque chose.

Ça, c'est le premier point : je crois qu'il y a un besoin de création. D'ailleurs, ce qui m'affecte, ce qui me touche personnellement, vous voyez, avec émotion, je sens que cette fois, dans cette révolte sociale, il y a besoin de notre monde, de notre philosophie.

La deuxième chose aussi, c'est qu'il ne faut pas trop se réjouir. Lorsque les gens se soumettent, parce que quelque part, l'apathie a toujours été l’affect de désespoir de gouvernés trop écrasés par un tyran. Il y a des travaux qui ont été faits aux États-Unis, après la 2de guerre mondiale, qui ont montré que dans la manière d'animer, de gouverner (un petit groupe, c'est des travaux de psychologie sociale), en quelque sorte, face à un leader dictatorial ou autoritaire, les gens, ou se révoltent, ou bien, deviennent apathiques. Mais s’ils deviennent apathiques, ça veut dire qu'ils retournent leur colère et leur haine contre-mêmes. Mais ça ne veut pas dire que, pour autant, s’ils ne vont pas jusqu’au suicide, qu’ils vont se maintenir dans cette position. Ce que je veux dire par là, c'est que si nous tournions la page de cette révolte sociale, rien ne dit que la résurgence de cette colère ne se ferait pas entendre avec un bruit beaucoup plus assourdissant, mais qui pourrait tout à fait déboucher sur du pétainisme ou du fascisme, cela je ne l’est jamais, pour ma part, exclu.

J'ai une grande estime, une admiration pour les travaux d’Adorno, Horkheimer, enfin toute l'école de la Francfort, de la sociologie de Francfort, et que dit notamment Adorno, il dit : « il nous faut repenser le passé ». Repenser le passé, ça veut dire que nous n'avons pas à simplement à lutter contre le nazisme, mais contre les conditions sociales qui, à l'intérieur d'une démocratie, amènent au nazisme. Et là est la une grande question aujourd'hui. C'est-à-dire qu'effectivement, on ne peut pas, si vous voulez, sous-estimer le danger de voir un débouché fasciste, au sens fort du terme, de la crise démocratique actuelle.

Et bien Roland Gori, merci beaucoup. Nous arrivons à la fin de cet entretien, et je vais vous poser notre question traditionnelle. Qu'est-ce qui, selon vous, est connu de peu de personnes et qui mériterait d'être connu de tous ?

Alors je vais vous dire, je pense que c'est la lecture d'un texte d'Ivan Illich, qui s'appelle Le Travail fantôme, et qui raconte l'histoire de Nebrija (Antonio de Nebrija). Vous connaissez Olivier l'histoire de Nebrija ? Elle est assez extraordinaire. En 1492, vous savez, Christophe Collomb découvre l'Amérique. Tout le monde le sait. Mais en 1492, il y a quelqu'un qui s'appelle Nebrija qui offre à la reine d'Espagne, Isabelle de Castille, qui lui offre, en quelque sorte, le complément de l'épée. Pour vaincre et soumettre les sujets, il ne faut pas simplement envoyer l'armée à l'extérieur, il faut aussi obliger à l'intérieur du pays d'en finir avec les langues vernaculaires, les langues populaires parlées, et leur imposer une seule langue, la langue, le castillan. Et, je n'ai pas le temps d'en parler, mais j'en parle dans la préface de la version de poche de mon dernier bouquin.

Je me suis dit ça c’est quelque chose que tout le monde devrait connaître. C'est-à-dire que la langue est l'équivalent de l'épée pour soumettre les peuples. Et à partir du moment où le pouvoir nous oblige à parler la même langue, à partir de ce moment-là, c'est comme si l'on voyait, voyez comme Darmanin, tous ces robocops possibles et inimaginables pour tenir chaque Français. Donc aujourd'hui, nous parlons la langue algorithmique. Voir, n’est-ce pas, dans le domaine de la recherche et dans le domaine du commerce, l'anglo-américain, ce qui est une catastrophe d’ailleurs pour l'anglais, comme le rappelle le poète Edouard Glissant, le jour où l'anglo-américain sera la langue universelle, la langue anglaise aura perdu de ses obscurités, aura perdu justement de ses potentiels de création.

Eh bien, je crois que c'est ça. Il faut lire ce texte d'Ivan Illich que tout le monde devrait connaître. C'est-à-dire qu'il suffit qu'un expert, si j’ose dire, un conseiller de la reine lui dise, vous voulez soumettre votre peuple ? Ce n’est pas la peine d'envoyer l'armée, comme les Portugais et les Espagnols l'ont fait en Amérique du Sud, ce n’est pas la peine. Il faut que vous leur imposiez une même manière de parler la même langue. Et c'est très important parce que c'est exactement ce qui s'est produit, par exemple, dans la construction de l'identité nationale, puisqu’en France, mes ancêtres en Provence n'avaient pas le droit de parler provençal. Et dans les écoles, il y avait marqué, « il est interdit de cracher par terre et de parler patois ».

La langue est le moyen par lequel on asservit les peuples, et la langue doit être le moyen par lequel ils s’en émancipent.

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