La modernité a pris sa forme achevée depuis longtemps, ce qui ne veut pas dire qu’elle s’achève. Gilles Lipovetsky, auteur de nombreux ouvrages parmi lesquels L’Ère du vide, essais sur l’individualisme contemporain (Gallimard, 1983), Plaire et toucher, essai sur la société de séduction (Gallimard, 2017) et Le sacre de l’authenticité (Gallimard, 2021) a nommé cette transformation l’hypermodernité. Si elle doit être limitée dans certains domaines pour répondre aux défis contemporains, elle n’en est pas moins incontournable à ses yeux.
Laurent Ottavi (Élucid) : Depuis le début de la pandémie, l’idée qu’un « Nouveau Monde » s’est propagé dans les discours politiques. Cette partition entre un « avant » et un « après » vous paraît-elle justifiée ?
Gilles Lipovetsky : Je ne pense pas que la crise sanitaire ait partagé un ancien monde d’un nouveau. Elle n’a fait qu’accélérer des tendances et des logiques préexistantes, sans opérer de transformation majeure, sauf peut-être dans le champ politique avec les objectifs affichés de restaurer une certaine souveraineté, soit nationale, soit européenne, et de remettre en cause une mondialisation jugée sauvage et aveugle. Lors du premier confinement, les individus ne se sont pas convertis à « l’essentiel » comme l’a affirmé parfois la presse.
La passion consumériste n’a pas cessé de se déployer à travers le visionnage compulsif de films et de séries Netflix ou la commande de repas livrés à domicile. La prise de conscience écologique dont on a également parlé pendant le premier confinement fut suivie, dès que les mesures de restriction de voyages furent levées, par un afflux massif de touristes dans les aéroports plutôt que dans le village du coin et l’on ne prenait pas davantage son vélo à la place de sa voiture pour partir en vacances.
Il est vrai cependant que le télétravail s’est fortement répandu : la pandémie va certainement accélérer ce nouveau mode de travail, mais qui existait déjà. Un certain nombre d’entreprises ont seulement pu comprendre à cette occasion que cette formule « marchait », qu’elle répondait au désir de beaucoup de gens, sans affecter la rentabilité. Accélération de tendance oui, mais non mutation.
« J’en suis venu à penser que le concept de postmodernité était un aveuglement. Nous ne sommes en effet pas sortis de la modernité. Nous vivons, au contraire, sa radicalisation, son parachèvement. »
Élucid : S’il n’y a pas eu de grand basculement avant/après avec la pandémie, comment qualifiez-vous notre séquence historique et quand y sommes-nous entrés ?
Gilles Lipovetsky : Toute ma réflexion sur l’hypermodernité est venue de la remise en cause du concept de postmodernité. Celui-ci avait été lancé à l’échelle mondiale après avoir été forgé par des intellectuels comme le philosophe Jean-François Lyotard. Je l’avais moi-même amplement mobilisé dans L’Ère du vide. Le concept fut fort utile dans la mesure où il permettait de comprendre que quelque chose de nouveau se passait dans les sociétés occidentales depuis les années 1970. Les descriptions qui en étaient données sont toujours justes au moins pour l’essentiel. J’en suis toutefois venu à penser que le concept de postmodernité était un aveuglement. Nous ne sommes en effet pas sortis de la modernité. Nous vivons, au contraire, sa radicalisation, son parachèvement.
Historiquement, la modernité s’est caractérisée par la rupture avec le monde commandé par la tradition et la religion. Elle repose sur trois logiques, la techno-science, l’institutionnalisation du marché, l’univers de la démocratie et de l’individualisme, nées à partir du XVIIIe-XIXe siècle. Or, ces logiques nous commandent toujours à ceci près qu’elles se déploient maintenant de manière dérégulée et hyperbolique.
Dans l’hypermodernité, la logique calculante, l’arraisonnement comme disait Heidegger, s’est exacerbée et a gagné l’intégralité de notre monde, parallèlement au marché débarrassé de ses anciens verrous comme on le voit bien dans le sport, l’art et l’école, intégralement ou en partie remodelés par le monde du business : les musées sont aujourd’hui organisés comme des entreprises avec des objectifs de rentabilité ; les gains tirés du sport s’évaluent en milliards de dollars ; les universités, enfin, sont en compétition pour être les mieux classées possibles, tandis que les écoles privées, marginales dans les années 1960 et 1970, se développent.
Et toute la consommation est devenue hyperconsommation effrénée de nouveautés, de médias, de marques. Par ailleurs, la techno-science nous permet d’aller dans les étoiles, de changer le visage des gens et leurs organes. Quant à la démocratie, si elle n’est pas l’horizon certain de nos sociétés, elle demeure un idéal grandissant, nullement caduc et ce, pour des milliards de personnes dans le monde.
« Être libre de disposer de soi sans se plier à ce que les autres voudraient que nous soyons est sans doute le principe qui bénéficie de la plus grande légitimité sociale et morale au moins dans le monde occidental. »
Quelles sont les conséquences de l’hypermodernité sur l’individu ?
Il est devenu un hyper-individu. L’exigence d’« authenticité », c’est-à-dire d’autonomie individuelle, de « be yourself », d’épanouissement subjectif, est au cœur de la culture démocratique moderne. Mais cet idéal a longtemps concerné essentiellement les Blancs et les adultes mâles et hétérosexuels. Elle a depuis gagné l’ensemble des catégories sociales, des âges, des sexes, des genres. Les couples n’avaient quasiment pas de droit au divorce ; les femmes ne pouvaient pas faire de longues études sans subir la réprobation sociale et leur liberté sexuelle était condamnée ; l’idéal était la femme au foyer.
Tout cela est révolu : les femmes ont conquis le droit d’étudier, travailler, diriger des entreprises, vivre comme elles l’entendent. Et l’exigence d’être soi-même est devenue massivement légitime pour les jeunes, les gays, les lesbiennes, les trans. Être soi-même, être libre de disposer de soi sans se plier à ce que les autres voudraient que nous soyons est sans doute le principe qui bénéficie de la plus grande légitimité sociale et morale au moins dans le monde occidental. Cela peut prendre, il est vrai, la forme du narcissisme, en particulier dans les médias avec les programmes de télé-réalité ou à travers une éducation ultra permissive vouée à l’échec, car excluant toute contrainte, toute discipline.
Les effets pervers et négatifs de la culture de l’authenticité individuelle ne manquent pas. Mais dans le contexte de progression des communautarismes, de l’islamisme politique, du fondamentalisme chrétien aux États-Unis qui revient sur le droit à l’avortement, l’éthique de l’authenticité individuelle me paraît plus que jamais un idéal à défendre, nécessaire pour une « vie bonne » et libre.
Vous n’êtes pas un adepte du « c’était mieux avant ». Qu’est-ce que l’hypermodernité a apporté de positif ?
J’ai été élevé dans les années 1950-1960 avec une mère autoritaire. Je n’ai pas de nostalgie pour la famille traditionnelle de cette époque, par plus pour l’école disciplinaire au sens qu’en a donné Michel Foucault et qui, de fait, s’arrêtait très tôt pour la majorité de la population. On peut toujours trouver des choses « mieux » dans le détail, comme ce qu’a pu représenter l’école normale supérieure avec Sartre et Aron (même s’il faudrait creuser la réalité derrière le mythe), mais, à tout prendre, je préfère l’éducation libérale actuelle dont je ne suis pourtant pas un laudateur.
Je ne pense pas non plus que les femmes soient nostalgiques d’un temps où le mariage était arrangé et les naissances non maîtrisées, où elles ne pouvaient pas faire carrière et avaient une citoyenneté limitée. Les deux exemples que j’ai pris sont symptomatiques, mais j’aurais aussi pu parler de la démocratisation de l’accès aux loisirs et aux voyages, de la progression du nombre d’années d’espérance de vie en bonne santé.
De façon générale, je ne vois pas comment on peut être nostalgique d’une époque qui a généré deux guerres mondiales où des dizaines de millions de gens ont été sacrifiés, massacrés, déportés au nom d’idéologies porteuses d’effets collectifs inhumains effroyables.
« Comment se satisfaire d’un monde qui donne tant d’importance à la recherche des jouissances privées par la voie de la consommation marchande ? »
De la même façon que vous rejetez la nostalgie, rejetez-vous l’optimisme qui conduirait à voir uniquement du positif dans l’hypermodernité ?
Je critique, sans la diaboliser, la spirale consumériste de l’hypermodernité. Comment se satisfaire d’un monde qui donne tant d’importance à la recherche des jouissances privées par la voie de la consommation marchande ? Changer son smartphone tous les six mois et regarder des séries à la pelle, poster sans cesse des messages ou des photos sur Instagram n’est certes pas « indigne », mais ne peut-on espérer autre chose de plus riche pour le soi et la collectivité ?
L’éducation fait ici défaut et, avec elle, la capacité à disposer d’outils pour comprendre le monde et développer le jugement critique. Pour y parvenir, on ne peut se passer d’un corps d’enseignants socialement reconnus et mieux formés. Accorder plus de place à la pratique artistique dans l’école serait aussi hautement utile pour détourner, au moins partiellement, les individus de l’obsession des achats. La passion consumériste doit être contenue par d’autres passions, en particulier celles de la culture, de la création, de l’engagement.
L’écologie n’implique-t-elle pas d’aller à rebours de l’hypermodernité : ralentir plutôt qu’accélérer, songer aux générations futures au lieu de se replier sur le présent, privilégier le bien commun au choix individuel, l’enracinement à la mobilité, la qualité et la durabilité à la quantité et à l’obsolescence, etc. ?
La crise climatique est le grand défi. Si les choses se passent comme annoncé, soit un réchauffement de 2 degrés et demi d’ici la fin du siècle, cela se paiera très cher. Deux grandes options sont possibles. La première consiste à réduire les besoins, avec des logiques de décroissance en opposition radicale avec le « toujours plus » de l’hypermodernité. Sans nullement contester la nécessité de changements qualitatifs dans les pratiques consommatoires, je ne souscris pas à l’idée que la « sobriété » des consommateurs soit la clé ultime permettant de tout solutionner. Cette option est celle d’une écologie paradoxalement pétrie de la culture individualiste qu’elle condamne par ailleurs : tout reposerait sur les épaules du consommateur.
« Les efforts individuels ne pourraient réduire que d’un quart maximum l’empreinte carbone. Les trois autres quarts nécessitent d’une part l’action de l’État, d’autre part l’engagement des entreprises. »
Or, nous savons que les efforts individuels ne pourraient réduire que d’un quart maximum l’empreinte carbone. Les trois autres quarts nécessitent d’une part l’action de l’État, à travers des réglementations, des investissements et des planifications, d’autre part l’engagement des entreprises s’engageant dans des démarches de développement durable et d’économie circulaire, enfin le travail des bureaux de recherche et des ingénieurs.
Face au défi climatique, et contrairement à ce qu’affirment les courants écologistes radicaux et « apocalyptiques », nous avons impérativement besoin d’un surcroît de sciences, d’innovations entrepreneuriales et de technologies (notamment au sujet des énergies renouvelables). C’est la seconde option. Je ne partage pas l’idée selon laquelle nous irons vers le mieux grâce aux appels à la modération et à la sagesse des populations. Les Chinois et les Indiens, et c’est bien normal, ne renonceront pas de sitôt à jouir du confort, avoir une voiture, prendre l’avion, manger de la viande.
Du reste, aucun exemple dans l’Histoire ne témoigne du progrès de la sagesse des peuples pour régler les grands problèmes économiques et sociaux. Rien de substantiel ne s’effectuera sans l’innovation techno-scientifique. Je pense qu’il faut assumer une certaine démiurgie moderniste pour venir à bout du défi écologique. Même si ce n’est pas « tout » et même si la sobriété des consommateurs est souhaitable, plus que jamais notre avenir dépend des élites des laboratoires, de la science et de la technique.
Propos recueillis par Laurent Ottavi.
Photo d'ouverture : Gilles Lipovetsky, 5 juin 2017, Fronteiras do Pensamento / Luiz Munhoz - @Flickr