L'otium, nom latin du loisir intelligent, a été détourné de sa puissance originelle, éthique et politique, par les Romains puis par les religions monothéistes. L'historien et sociologue Jean-Miguel Pire en ravive l'esprit dans son dernier essai, L'otium du peuple, à la reconquête du temps libre (Sciences humaines, 2024). Il réfléchit aux moyens d’en démocratiser les ressources dans un contexte où son antithèse, le négoce (« nec otium » – littéralement, ce qui nie l’otium), étend son hégémonie et où, en particulier, le marché des écrans capte une part croissante de notre « temps de cerveau disponible ».
Laurent Ottavi (Élucid) : Notre « temps libre », qui suppose par contraste un temps contraint, est-il aujourd’hui si libre que cela ?
Jean-Miguel Pire : Notre perception du temps libre est aujourd'hui paradoxale. Nous avons le sentiment d'en manquer alors que, dans l'histoire de l'Occident, jamais nous n’avons disposé d'une telle quantité de loisir. La question fondamentale à se poser n’est donc pas celle de la quantité, mais celle de la qualité de l’usage que nous faisons de ce temps libre et, surtout, de l’importance que nous lui accordons dans nos représentations. La dégradation des conditions de travail et la charge mentale qui en résulte, nous empêchent de valoriser cette part du temps qui est majoritairement consacrée au repos et au divertissement.
Il est vrai aussi que celui-ci est alimenté par une puissante industrie du temps libre, créée au début du XXe siècle et qui va connaître un essor fulgurant avec l’institution des congés payés en 1936. Le cinéma et la presse populaires, puis la télévision et, maintenant, les smartphones ont été le support d’une offre de divertissement toujours plus envahissante, recourant à des techniques de captation de plus en plus pernicieuses et invasives. Désormais, partout et à tout instant, ces écrans captent des quantités toujours plus énormes de notre temps de cerveau disponible. Par conséquent, deux courbes se croisent : l'une est l'augmentation exponentielle du temps libre au cours des dernières décennies, l'autre est celle de la part du pur divertissement.
Élucid : Cette évolution de l’usage du temps libre, contrepartie et sorte de compensation du temps œuvré, n'est-elle pas aussi le reflet d'un monde du travail dégradé ?
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