Le 11 mars 1882, Ernest Renan donne une conférence à la Sorbonne, une dizaine d’années après la défaite de la France contre l’Allemagne en 1870 et l’annexion de l’Alsace-Lorraine. Dans ce contexte, il engage une réflexion sur ce qui permet à une Nation de faire corps. Le discours est publié quelques années plus tard, sous le titre de Qu’est-ce qu’une Nation ? (1887).

Podcast La synthèse audio
Renan se propose d’analyser la diversité des modes de groupement humains et de les distinguer entre eux. Il constate que nous avons tendance à associer le regroupement social et la race. Or, selon lui, la nation, en tant que rassemblement d’hommes doit être différenciée de la race. La Nation n’est pas définie par l’appartenance raciale, mais par l’association volontaire d’individus partageant un passé commun.
Ce qu’il faut retenir :
La constitution de l’Europe occidentale en nation constitue un tournant de l’histoire. Avant la dislocation de l’Empire romain, on ne trouve aucune structure politique qui présente une unité nationale – ni les cités grecques ni les empires ne sont suffisamment homogènes pour répondre à cette définition. Les invasions germaniques ont progressivement créé un « moule » dans lequel se sont fondues les différentes populations qui constitueront les nations européennes.
Renan écarte un à un les principes qui fondent prétendument les nations. La race et la langue d’une population, changeant au cours du temps, sont des éléments insatisfaisants. La religion, ayant perdu son caractère politique et social, est devenue un élément constitutif de l’individu, pas de la nation. Ni l’intérêt, manquant du « sentiment » caractéristique des nations, ni les frontières géographiques, fixées arbitrairement, ne peuvent fonder l’unité nationale.
Selon Ernest Renan, « Une nation est une âme, un principe spirituel » fondée sur le passé, c’est-à-dire la mémoire des triomphes et de souffrances partagée, et sur le présent, c’est-à-dire l’affirmation sans cesse renouvelée de l’appartenance à la Nation.
Biographie de l’auteur
Ernest Renan (1823-1892) est un écrivain, philosophe et historien français, connu pour avoir théorisé l’existence des nations. Après sa conférence en 1882 intitulée « Qu’est-ce qu’une nation ? », sa théorie deviendra une référence en la matière.
Se destinant initialement à la prêtrise, il suit les cours du grand séminaire de Saint-Sulpice pendant quatre ans où il étudie les textes bibliques et l’hébreu. Il renonce toutefois au séminaire et, après une thèse sur la philosophie musulmane, terminée en 1852, il devient docteur en lettres. En 1862, il obtient le poste de professeur d’hébreu au Collège de France.
S’il abandonne l’état ecclésiastique, sa pensée n’en reste pas moins imprégnée par la religion. Œuvre majeure de Renan, La Vie de Jésus (1863) suscita des réactions hostiles, lui valant d’être suspendu de son poste au Collège de France. Cependant, après la guerre de 1870, le monde politique se transformant, Renan est réintégré dans sa chaire. Il poursuit alors sa carrière et développe pleinement ses réflexions sur la nation.
Avertissement : Ce document est une synthèse de l’ouvrage de référence susvisé, réalisé par les équipes d’Élucid ; il a vocation à retranscrire les grandes idées de cet ouvrage et n’a pas pour finalité de reproduire son contenu. Pour approfondir vos connaissances sur ce sujet, nous vous invitons à acheter l’ouvrage de référence chez votre libraire. La couverture, les images, le titre et autres informations relatives à l’ouvrage de référence susvisé restent la propriété de son éditeur.
Plan de l’ouvrage
I. La naissance des Nations
II. Sur les vestiges de la dynastie
III. L’âme de la nation
Synthèse de l’ouvrage
I. La naissance des Nations
La dislocation de l’Empire de Charlemagne puis l’effondrement de l’Empire romain d'Orient ont divisé l’Europe occidentale en nations. Si certaines d’entre elles ont tenté d’exercer une hégémonie durable sur les autres, parfois à plusieurs reprises, l’Europe ne s’est plus jamais unifiée. La division est si profonde que la moindre tentative de domination universelle fut écrasée, pour garantir « une sorte d’équilibre ».
L’apparition des nations constitue un nouveau tournant de l’histoire. « L’antiquité classique eut des républiques et des royautés municipales, des confédérations de républiques locales, des empires ; elle n’eut guère la nation au sens où nous la comprenons. » Ni les cités d’Athènes ou de Tyr, disposant d’un trop petit territoire, ni la Gaule, ni les provinces italiennes et espagnoles, qui ne possédaient pas d’institutions centrales, ne correspondent au modèle national ; de même pour les empires – assyrien, romain ou grec – trop grands pour permettre l’émergence d’un sentiment patriotique.
Les fondations du principe des nationalités furent posées par les Germains. Des premières invasions germaniques au Ve siècle jusqu’aux dernières conquêtes normandes du Xe siècle, les peuplades germaniques imposèrent aux populations qu’elles soumettaient une aristocratie militaire et des dynasties, les forçant ainsi à adopter le nom de leurs envahisseurs. Après ce bref moment d’unité, le traité de Verdun, au IXe siècle, marque la naissance véritable des nations. « Dès lors, la France, l’Allemagne, l’Angleterre l’Italie, l’Espagne s’acheminent, par des voies souvent détournées et à travers mille aventures, à leur pleine existence nationale, telle que nous la voyons s’épanouir aujourd’hui. »
Ces différents États sont caractérisés par l’harmonie entre les populations qui les composent, malgré une forte hétérogénéité. Cette harmonie s’explique par deux éléments. Le premier tient à la conversion des peuples germaniques au christianisme dès leurs premiers contacts avec les peuples grecs et latins. Dès lors que le vainqueur a adopté la religion du vaincu, la distinction par la religion disparaît.
Un second élément permettant d’expliquer la cohabitation entre peuplades distinctes tient à la langue. « Pendant plusieurs générations, les chefs ne se marient qu’avec des femmes germaines ; mais leurs concubines sont latines, les nourrices des enfants sont latines ; toute la tribu épouse des femmes latines ; ce qui fit que la lingua francica, la lingua gothica n’eurent, depuis l’établissement des Francs et des Goths en terres romaines, que de très courtes destinées. » Ayant abandonné leur langue, les conquérants purent ainsi fusionner avec les conquis.
Ces deux phénomènes permirent aux envahisseurs d’imposer un « moule » qui « devint, avec les siècles, le moule même de la nation ». Si bien qu’au Xe siècle, sur le territoire de la France, on trouve une population homogène. La distinction entre les nobles, anciens envahisseurs conquérants, et les vilains ne résulte pas d’une différence ethnique, mais d’une « différence de courage, d’habitudes et d’éducation transmise héréditairement ». En somme, après quelques générations, les vainqueurs se fondaient parfaitement dans la population conquise, au point que l’on oubliait leurs origines et croyait que les deux populations avaient toujours été unies. Cet « oubli » de la distinction initiale et des faits de violence qui accompagnent souvent la formation politique est « un facteur essentiel de la création d’une nation ».
Cette unité, accompagnée du phénomène d’oubli, peut être créée de diverses manières. « Tantôt l’unité a été réalisée par une dynastie, comme c’est le cas pour la France ; tantôt elle l’a été par la volonté directe des provinces, comme c’est le cas pour la Hollande, la Suisse, la Belgique ; tantôt par un esprit général, tardivement vainqueur des caprices de la féodalité, comme c’est le cas pour l’Italie et l’Allemagne. »
« Mais qu’est-ce donc qu’une nation ? » Comment expliquer la survenance de ce type d’entité politique ? Sur quoi est fondée l’unité nationale ? « En quoi le principe des nationalités diffère-t-il du principe des races ? »
II. Sur les vestiges de la dynastie
Selon certains théoriciens politiques, la Nation est réduite à une dynastie, « représentant une ancienne conquête, conquête acceptée d’abord, puis oubliée par la masse du peuple ». Si la majorité des nations modernes ont été bâties par une famille d’origine féodale, qui a fait du territoire sa possession, comment expliquer que les nations aient survécu à la disparition des dynasties qui les ont fondées ? Certaines d’entre elles n’ont d’ailleurs aucune base dynastique, à l’instar de la Suisse et des États-Unis. Force est de constater qu’une nation peut exister sans un principe dynastique.
Sur quel principe repose ainsi le droit national s’il n’est pas un droit dynastique ?
1. De la race, disent plusieurs avec assurance.
Si le principe dynastique est changeant, en fonction des mariages princiers, des congrès de diplomates, etc., la race des populations est un élément stable et fixe. Cependant, il faut se préserver de fonder la Nation sur la race, au risque de mettre en péril la civilisation européenne. « Autant le principe des nations est juste et légitime, autant celui du droit primordial des races est étroit et plein de danger pour le véritable progrès. »
Dans les cités antiques, Athènes ou Sparte, et les tribus, israélites ou arabes, le principe de la race est primordial. Ce principe a cependant perdu progressivement son importance sous la pression de l’universalisme de l’Empire romain et du christianisme. « Par l’effet de ces deux incomparables agents d’unification, la raison ethnographique est écartée du gouvernement des choses humaines pour des siècles. »
« La vérité est qu’il n’y a pas de race pure et que faire reposer la politique sur l’analyse ethnographique, c’est la faire porter sur une chimère. »
Par ailleurs, le terme « race » peut avoir différentes significations selon la discipline. Les anthropologistes lient le terme à une parenté par le sang, dont les origines sont lointaines, tandis que, pour l’historien philologue, l’émergence d’une race est liée à « des faits historiques qui ont eu lieu à une certaine époque » que l’on peut situer. Parce qu’elle est liée à la survenance d’évènements, la race au sens philologique et historique peut changer au cours du temps. La race est un concept qui se fait et se défait au cours de l’histoire. Ainsi, « un Anglais est bien un type dans l’ensemble de l’humanité. Or, le type de ce qu’on appelle très improprement la race anglo-saxonne n’est ni le Breton du temps de César, ni l’Anglo-Saxon de Hengist, ni le Danois de Knut, ni le Normand de Guillaume le Conquérant ; c’est la résultante de tout cela. »
L’ethnographie est une science intéressante, mais elle doit être séparée du politique, puisque la définition qu’elle fait de la race ne permet pas d'expliquer les formations politiques.
2. Ce que nous venons de dire de la race, il faut le dire de la langue.
Si la langue peut rapprocher, elle ne force pas le rapprochement. Certains États partagent la même langue sans pour autant former une unique nation – à l’instar de l’Espagne et l’Argentine ou le Brésil et le Portugal – et certaines nations sont unies malgré une variété de langues en leur sein – comme c’est le cas de la Suisse.
Nous attachons de l’importance à la langue parce que nous l’avons liée à la race. Cependant, les exemples montrant que la langue est une « formation historique » sont nombreux – entre autres : la Prusse qui parlait le slave est aujourd’hui un pays de langue allemande. « Les langues […] ne sauraient enchaîner la liberté humaine quand il s’agit de déterminer la famille avec laquelle on s’unit pour la vie et pour la mort. »
Lier la Nation à la langue, comme à la race, présente l’inconvénient majeur de la limiter excessivement. « N’abandonnons pas ce principe fondamental, que l’homme est un être raisonnable et moral, avant d’être parqué dans telle ou telle langue, avant d’être un membre de telle ou telle race, un adhérent de telle ou telle culture. » Or, s’il existe une culture française, italienne ou anglaise, il existe avant tout une culture humaine qui porte en elle un potentiel d’unification universel.
3. La religion ne saurait non plus offrir une base suffisante à l’établissement d’une nationalité moderne.
La religion, qui a été un élément important de distinction entre les peuples, est aujourd’hui « sortie presque entièrement des raisons qui tracent les limites des peuples. » Par exemple, chez les Grecs, le culte était directement lié à la politique. Pratiquer la religion de sa cité revenait à participer à la vie politique et sociale de cette dernière. Il s’agissait d'une religion d’État.
Aujourd’hui, la religion est séparée de l’État, et ainsi séparée du politique et du social. Elle est devenue un élément de l’individualité. « Chacun croit et pratique à sa guise, ce qu’il peut, comme il veut. […] on peut être Français, Anglais, Allemand, en étant catholique, protestant, israélite, en ne pratiquant aucun culte. »
4. La communauté des intérêts est assurément un lien puissant entre les hommes.
Les intérêts rassemblent au moyen de traité, mais ne créent pas des nations, dont le principe d’unité repose sur une sorte de sentiment.
5. La géographie, ce qu’on appelle les frontières naturelles, a certainement une part considérable dans la division des nations.
Il est évident que les frontières naturelles sont un facteur déterminant dans la division des nations. Cependant, elles portent en elle un caractère parfaitement arbitraire. « Il est incontestable que les montagnes séparent […] [mais] toutes les montagnes ne sauraient découper des États. Quelles sont celles qui séparent et celles qui ne séparent pas ? »
La géographie n’est pas un élément absolu. On ne peut y trouver un principe fondateur d’une nation. La nation ne peut être considérée comme quelque chose de matériel. Elle est le fruit de l’histoire, de l’action humaine. « La terre fournit le substratum, le champ de la lutte et du travail ; l’homme fournit l’âme. »
III. L’âme de la nation
« Une nation est une âme, un principe spirituel » fondé à la fois sur le passé et sur le présent. Cette âme est constituée de l’ensemble de souvenirs riches que l’on possède en commun, mais aussi du « consentement actuel, [du] désir de vivre ensemble, [de] la volonté de continuer à faire valoir l’héritage qu’on a reçu indivis. »
Ce passé est fait d’un héritage de joies et de souffrances à partager ensemble. Si les moments de gloire nous réunissent, « avoir souffert ensemble » nous rassemble plus encore. Les deuils et les souffrances nationales sont plus puissants que les triomphes, car ils appellent l’effort en commun. En somme, « [u]ne nation est donc une grande solidarité, constituée par le sentiment des sacrifices qu’on a faits et de ceux qu’on est disposé à faire encore. »
À ce passé, s’ajoute le présent constitué par l’affirmation constante et répétée de vouloir être ensemble. « L’existence d’une nation est (pardonnez-moi cette métaphore) un plébiscite de tous les jours, comme l’existence de l’individu est une affirmation perpétuelle de vie. » La nation n’est pas constituée par des territoires dont elle a pris possession, mais par des habitants peuplant ces territoires qui se joignent à elle. La nation est ainsi incapable d’annexer puisque sa légitimité repose sur l’acceptation de ses membres.
« L’homme n’est esclave ni de sa race, ni de sa langue, ni de sa religion, ni du cours des fleuves, ni de la direction des chaînes de montagnes. Une grande agrégation d’hommes, saine d’esprit et chaude de cœur, crée une conscience morale qui s’appelle une nation. Tant que cette conscience morale prouve sa force par les sacrifices qu’exige l’abdication de l’individu au profit d’une communauté, elle est légitime, elle a le droit d’exister. »
*
Vous avez aimé cette synthèse ? Vous adorerez l’ouvrage ! Achetez-le chez un libraire !
Pour aller plus loin, découvrez notre série d'articles sur « Qu'est-ce qu'une Nation ? ».
Et pour découvrir nos autres synthèses d'ouvrage, cliquez ICI