Le sensationnalisme est toujours la tare de l'autre alors qu'il est indissociable de la communication moderne. Yoan Vérilhac, maître de conférences en littérature à l'Université de Nîmes, sort ce concept d'une vision uniquement négative dans son livre Sensationnalisme, enquête sur le bavardage médiatique (Amsterdam, 2024), qui est aussi une réflexion sur le bavardage dont l'auteur souligne le caractère fédérateur.

Laurent Ottavi (Élucid) : Le sensationnalisme ne se laisse pas définir d'après vous, il est plus intéressant de chercher à le situer, d'autant plus qu'il a différentes formes selon les pays. Pouvez-vous, dans un premier temps, donner des exemples très divers de ce qui relève du sensationnalisme puis expliquer quels ont été à la fois votre démarche et votre objectif dans ce livre ?
Yoan Vérilhac : On a tendance à utiliser le mot de « sensationnalisme » comme s’il désignait une attitude générale et bien définie. Quand on voit un reportage à la télé, qui nous paraît exagérer les effets de dramatisation, nous jugeons spontanément que ce « sensationnalisme » est déplacé ou inadapté. Le sensationnalisme, on sait très bien ce que c’est, et c’est toujours chez les autres qu’on le repère et qu’on le dénonce : les journalistes le pointent chez leurs confrères, les intellectuels veulent en préserver les masses, les parents mettent en garde leurs enfants, les professeurs en montrent les dangers aux élèves… tout cela avant que chacun ne se délecte, en toute bonne foi, d’un débat enflammé, de telle fiction mélodramatique, d’une autobiographie racoleuse, etc. Or, lorsqu’on observe les différents objets et les différentes situations auxquels le mot de « sensationnalisme » s’applique, on découvre que c’est très variable, et même contradictoire.
D’abord, même si on associe plutôt le sensationnalisme au journalisme d’information, on doit bien reconnaître que certaines activités de loisirs sont aussi concernées par cette étiquette. Par exemple, les parcs d’attractions, les foires, les sports extrêmes (parapente, saut à l’élastique) sont aussi des divertissements fondés sur la stimulation de sensations fortes. Mais on peut aussi associer à cette idée des genres de fictions ou de spectacles : les films d’horreur, les mélodrames, les films pornographiques sont aussi des promesses de sensations fortes, comme tous ces spectacles de son et lumière auxquels nous allons assister pour Noël, en foule, pour en prendre « plein la vue ». D’ailleurs, la publicité qui accompagne toutes ces activités pour vanter leurs qualités exprime très clairement la continuité entre elles. Si vous vous amusez à taper « sensationnel » dans Google, vous trouverez mille affiches vantant des œuvres très différentes à travers cette étiquette.
En fait, quand on entre par la publicité, on a l’impression que tout devient « sensationnel » à mesure que la culture médiatique s’étend au XXe siècle : les révélations de la presse people, le café, les manèges de Disneyland, les buts de Ronaldo, le cinéma d’horreur… Et cela sans compter toutes les autres manières de nommer le sensationnalisme, qui renvoient pourtant aux mêmes codes culturels de l’excès : promesse d’émotion forte, de surprise, de choc, de scandale, de grandeur, de démesure, etc. Il y a donc d’une part un jugement de valeur, dans le mot « sensationnalisme », et, d'autre part, un ensemble très complexe de pratiques culturelles qui fonctionnent sur un modèle transversal, qu’on peut essayer de décrire sans préjuger, a priori, que ce serait bien ou mal.
Par conséquent, plutôt que de partir d’une définition générale et négative a priori, j’ai préféré situer, comme vous le rappelez, le sensationnalisme : le repérer empiriquement, et le « cerner », si vous voulez, en l’approchant de plusieurs manières différentes. D’abord, j’essaie de repérer dans l’Histoire les phénomènes qu’on peut rattacher à ce goût pour les sensations et les émotions fortes dans les spectacles ou les discours publics. Ensuite, je m’efforce de repérer les caractéristiques communes entre ces phénomènes, pourtant très différents, en ayant recours à différents outils et différentes méthodes pour les décrire, à la fois du côté des études culturelles, de l’analyse du discours, des études littéraires, de la sociologie, etc.
« Le discours sensationnel, c’est celui qui exagère pour stimuler des sensations fortes en série, et qui soumet toutes ses parties et procédés à cet objectif, quitte à ce que cela prenne le pas sur tout le reste. »
Élucid : La notion d'excès et l'incohérence permettent-elles d'approcher ce qu'est le sensationnalisme ?
Yoan Vérilhac : Oui, tout à fait, ces deux notions sont absolument centrales dans toute réflexion sur le sensationnalisme, et elles font partie des caractéristiques fondamentales des productions sensationnalistes dont je parlais à l’instant. Nous baignons, depuis le XIXe siècle, dans un océan de paroles excessives et de discours sans queue ni tête, qui proposent de passer d’un thème à un autre, d’un système de valeurs à un autre. Le discours sensationnel, si l’on veut, c’est le discours qui exagère pour stimuler des sensations fortes en série, et qui soumet toutes ses parties et tous ses procédés à cet objectif, quitte à ce que cela prenne le pas sur l’avancée crédible d’un récit, sur la cohérence des valeurs que le discours défend ou sur la progression des idées.
Pensez par exemple au cas du film pornographique, sensationnaliste par excellence. Dans un genre comme celui-ci, il y a certes un scénario et une progression d’une histoire, dans un cadre donné, plus ou moins réaliste, mais on voit bien que la priorité n’est pas de raconter telle ou telle histoire et de voir évoluer un personnage, mais d’accumuler une série de scènes sexuelles fondées sur la représentation excessive de la sexualité : les corps des actrices et des acteurs, leurs actions, l’expression du plaisir et leurs paroles, même, sont des traductions spectaculaires et hyperboliques de la relation sexuelle.
Dans ce dispositif, la vraisemblance des situations (comment est-on passé de cette rencontre banale à cette orgie ?), la cohérence des caractères (comment cette vierge innocente peut-elle aussi être cette experte en fellation ?) et la signification générale de l’histoire (que me dit ce film sur les relations amoureuses ?) sont secondaires, de toute évidence. Cela ne signifie pas que rien n’est raconté ou argumenté, qu’aucun stéréotype de genre n’est reproduit et renforcé, qu’aucune valeur éducative ou politique ne soit à trouver dans les usages de ces fictions, simplement leur fonctionnement est spécifique, et repose sur un aménagement particulier de l’excès et de l’incohérence au service de la sensation forte (l’excitation sexuelle des spectateurs). Ce qui compte, en quelque sorte, ce sont les différentes parties sensationnelles du film, et la force excessive que chacune peut avoir, indépendamment du tout.
Or, ce fonctionnement par accumulation et juxtaposition de temps forts est commun non seulement à de nombreux genres cinématographiques, mais aussi, si on y réfléchit, à de nombreuses autres régions de la culture médiatique. Si on parcourt un magazine people, par exemple, on si on s’intéresse à la façon dont on parcourt un parc d’attractions, on voit bien qu’on est dans des fonctionnements similaires. Or, il est possible d’envisager une histoire de la culture populaire du point de vue de l’excès et de l’incohérence, et de montrer que cette culture est précisément minorée du fait de la domination des valeurs de la mesure et de la cohérence dans le discours public. Là encore, mon objectif est de comprendre les fonctionnements de ces cultures, en ne préjugeant pas a priori qu’elles sont basses ou dangereuses, et en constatant que, depuis deux siècles et demi à présent, nous prenons plaisir à de très nombreuses formes différentes d’excès et d’incohérence.
Comment décrire alors ces formes ? Ce n’est pas si facile, d’abord, parce que l’excès est une notion relative à des normes qui ne sont pas vraiment explicites et qui, en outre, changent de valeur selon les situations. Quand on discute avec un ami, s’il exagère, on le sait tout de suite, intuitivement. Mais s’il demande d’expliquer très nettement en quoi il exagère… ce n’est pas si facile à clarifier, car cela suppose de dire nettement quelle est la norme pour dire telle ou telle chose.
En plus, dans notre manière de parler, au quotidien, nous passons notre temps à utiliser des formules hyperboliques pour exprimer des états normaux, répétitifs et moyens. Nous sommes « crevés », nous allons « tuer le voisin qui met sa musique à fond » ou nos enfants sont « insupportables », tout cela pour dire que la journée a été aussi fatigante que d’habitude, que nous aimerions que le voisin soit plus soucieux du voisinage, et que nous devons bien constater que notre condition de parent est exigeante. Or, il me semble qu’on doit aussi appliquer aux formes publiques de bavardage excessif que sont les formes sensationnelles, cette sorte d’indulgence que nous accordons à nos exagérations quotidiennes. Je ne vais pas tuer mon voisin ni cesser de supporter mes enfants, de même que les spectacles grandioses et les informations dramatisées que je consomme ne construisent pas littéralement ma vision du monde.
Cette dédramatisation de l’excès par la répétition est renforcée par l’incohérence dont vous parliez : c’est parce que tout cela « ne veut rien dire », ne se tisse pas comme un propos bien tenu, bien logique, mais comme une série d’expressions d’humeurs, d’émotions, de sensations, que l’on sait qu’il faut le comprendre autrement que comme un discours construit et efficace. Ces caractéristiques ne sont généralement pas comprises comme je le fais ici dans les travaux sur le sensationnalisme : on fait comme si les excès et l’incohérence étaient totalement littéraux et que les gens qui consomment tout ce bavardage exagéré le recevaient au premier degré.
« Les médias ne sont pas le lieu unique et structurant du bavardage collectif, mais un des nombreux espaces de répercussion et de reformulation de tous les bavardages qui saturent notre vie sociale. »
Vous écrivez dans le livre que le bavardage ne tient pas seulement aux médias, car ils s'inscrivent eux-mêmes dans le cadre plus général de l'ensemble du discours social. De la même façon, en quoi la sphère de l'amusement et du loisir n'est pas pensable sans les activités de communication superficielle, en quoi nos amusements sont-ils une extension du plaisir de bavarder ?
Le bavardage est au centre de ma réflexion, en effet, et nous pouvons repartir de l’excès et de l’incohérence, qui ont déjà permis de comprendre pourquoi il est utile de considérer le sensationnalisme sur le modèle du bavardage. De fait, quand on bavarde, les exagérations, les incohérences, les coq-à-l’âne peuvent être légion sans aucune conséquence. Le bavardage désigne, en gros, ces échanges qui servent en priorité à créer et nourrir du contact, de la relation aux autres, et les contenus des paroles comptent peu : on « parle pour ne rien dire ».
Mais on parle de thèmes qui sont à peu près toujours les mêmes : on parle de la pluie, du beau temps, des gens que nous connaissons, des sujets dans l’air du temps, des événements de la ville (les travaux, les spectacles, la circulation, etc.)… bref, nous parlons pour ne rien dire d’important sur tous ces thèmes, mais nous faisons de ces thèmes des prétextes à créer du lien, agréablement, avec notre interlocuteur, et de partager le même présent, le sentiment d’être dans la même actualité : un temps collectif, une météo, des relations, un espace (la ville), etc. Cela explique que ce mode de communication pose problème dans les situations officielles où il faut dire des choses qui comptent : à l’école, dans les parlements, dans les débats scientifiques et, bien entendu, dans les médias.
Pourtant, le monde qui se dessine au XIXe siècle, et notamment par le biais des médias de masse, correspond à la présence de plus en plus forte des activités de bavardage dans l’espace public, et à une démultiplication de tout ce qui sert à les prolonger et à les favoriser, à savoir les jeux de toutes sortes et les loisirs collectifs. Dans nos vies, nous passons notre temps à bavarder, à échanger ragots et impressions sur tel ou tel fait, et à chercher des situations ou des supports qui permettent d’enrichir ces bavardages : des journaux, des sports, des jeux de société, des lieux de sociabilité…
Pour ma part, il me semble important de souligner le rapport essentiel entre loisirs de masse et communication : les parcs à thèmes, les sports, les fictions grand public, les best-sellers, les émissions à succès sont autant de prétextes à échanger et à partager, à intensifier, très superficiellement, notre vie quotidienne de contacts plaisants (non seulement avec nos proches, mais aussi avec des foules d’inconnus, par exemple grâce aux réseaux sociaux). Dans ce système généralisé d’extension de la sphère du bavardage, les médias ne sont pas le lieu unique et structurant du bavardage collectif, mais un des nombreux espaces de répercussion et de reformulation de tous les bavardages qui saturent notre vie sociale.
Cela revient-il à établir le pouvoir fédérateur du bavardage ?
Oui, on peut tout à fait dire cela ainsi, et c’est une donnée anthropologique dont Robin Dunbar a établi l’importance dans l’évolution du langage humain : nous bavardons pour entretenir une relation agréable et continue avec les autres, et ainsi maintenir la cohésion du groupe auquel nous appartenons. L’action profondément nouvelle de la modernité démocratique est de provoquer la libération des bavardages dans l’espace public. Cela est totalement neuf : faire entendre non seulement les opinions contradictoires des citoyens, mais encore leurs plus superficielles impressions ou leurs plus vagues humeurs au quotidien…
On peut aussi voir dans cette cohésion bavarde et superficielle une autre figure de l’aliénation et de l’endormissement des foules par l’industrie culturelle, par exemple. Cette lecture est pertinente, bien entendu. Mais le plaisir du bavardage ne contredit pas forcément la prise de distance critique : ce sont des programmes, des moments de la conscience et de l’activité sociale qui ne s’annulent pas forcément, après tout et qui, bien souvent, se partagent nettement des territoires et des prérogatives, lorsque le corps démocratique fonctionne à peu près bien. La vigilance est surtout nécessaire lorsque les rapports entre bavardage et décision sont brouillés et qu’ils n’apparaissent pas comme des programmes distincts et cohésifs par leur cohabitation sereine.
« Dans cette quotidienneté démocratique, le sensationnalisme correspond à tous ces accessoires qui nous servent, jour après jour, à intensifier notre rapport au présent de manière continue et plaisante. »
Pouvez-vous expliquer en quoi la communication sociale moderne est la matrice du sensationnalisme, et le rapport au temps qu'elle induit ?
À partir de la fin du XVIIIe siècle, le mouvement de démocratisation politique et culturelle se traduit de manière très heurtée, compliquée, lente, et n’a rien de jamais gagné ou abouti. Mais un mouvement profond de transformation des mentalités et des façons de communiquer a lieu. Au cœur de cette nouvelle façon de voir les choses, il y a l’idée que la contradiction est le principe fondamental qui régule non seulement les institutions politiques, mais toutes les dimensions de la vie sociale. Nous, les citoyens (sincèrement) démocrates, nous partageons la croyance que la contradiction, c’est la vie, que tout change et que tout peut s’améliorer si on accepte de confronter les points de vue et les savoirs, et si on sait tirer quelque chose des contradictions.
C’est même une sorte de dogme, hérité des Lumières, car de lui découlent toutes nos valeurs : la tolérance, la science, l’écoute, l’invention de solutions négociées, la joie de vivre à la fois pour soi et pour les autres, etc. Cependant, il est évident aussi que vivre selon ce principe de contradiction permanente n’est pas du tout aisé : cela s’apprend, et cela se décline de plusieurs manières dans la vie personnelle et la vie publique. Nous avons intégré plusieurs manières de faire vivre nos contradictions au quotidien, et cela est tellement naturel, pour nous, désormais, qu’on ne s’en rend même plus compte voire, parfois, qu’on ne se rend pas compte à quel point cela est précieux et précaire.
À ce processus de démocratisation s’est associée une transformation du rapport au temps que l’on peut résumer avec la notion de quotidienneté. Bien entendu, au Moyen Âge, les gens vivent au jour le jour, ils se lèvent, mangent et travaillent tous les jours, et sont conscients des rythmes différents de la vie sociale : journées, semaines, mois, années, fêtes, repos, saisons, etc. Cependant, la façon dont ils se relient à la communauté, comme individus, ne se fonde pas sur un échange quotidien à propos d’actualités collectives, relayées par différents supports d’information ou de divertissement.
Nous, modernes, nous nous levons, nous écoutons la radio et la commentons avec notre entourage, avant de jeter un œil aux nouvelles dans le train, puis nous longeons des affiches nous indiquant quand et où nous pourrons profiter du commentaire de cette actualité par telle comique… avant même d’arriver au travail, nous nous sommes installés dans ce qu’on appelle l’actualité, le présent si spécial de la société moderne, qui se fabrique par le réseau très complexe de tout ce qui alimente la communication sociale : les médias, les conversations, les débats publics, les bavardages sans importance… Dans cette quotidienneté démocratique, le sensationnalisme correspond à tous ces accessoires qui nous servent, jour après jour, à intensifier notre rapport au présent de manière continue et plaisante.
Quelle part ce que vous nommez la synergie roman-cinéma-drame a-t-elle dans l'évolution du sensationnalisme ?
Les historiens de la culture de masse accordent, à raison, une grande importance à la période de la Belle Époque qui est le moment où la culture du sensationnel trouve de nouveaux relais technologiques et économiques. La synergie roman-cinéma-drame que vous évoquez est un phénomène qui a lieu dans ce contexte. Bien entendu, dès la première moitié du XIXe siècle, on observe des phénomènes de convergence entre différents pôles de création qui servent à alimenter le goût sensationnaliste. Par exemple, il y a déjà des ponts entre les romans-feuilletons et les théâtres, ou, plus tard, entre les faits divers dans les journaux et les attractions comme le Musée Grévin (qui reconstituent des scènes de crime, par exemple) (1).
Or, à la Belle Époque, ces différents modes d’expression se rapprochent par la capacité de chacun de ces médias à provoquer des sensations fortes. Si l’on y pense, le cinéma se développe comme une sorte de catalyseur de toutes les ressources sensationnelles disponibles autour de 1900 : les codes du théâtre le plus expressif (mélodrame, pantomime), des attractions les plus éblouissantes (magie, monstruosités, acrobaties), des formes littéraires les plus émouvantes (romans policiers, récits romantiques les plus spectaculaires comme ceux de Dumas ou Sue), etc. Cette synergie des arts médiatiques est une caractéristique profonde de la culture populaire et du divertissement sensationnel, qui s’enrichit d’ailleurs à chaque nouvelle apparition d’une nouvelle forme (bande dessinée, jeu vidéo, téléréalité, par exemple).
« Il me semble plus utile d’apprendre à discerner et analyser les contextes et les usages du sensationnalisme, que d'asséner un dogme anti-sensationnaliste univoque. »
En quoi tout ce que vous venez d'expliquer amène à ne pas considérer le sensationnalisme comme un mal absolu ?
Le sensationnalisme n’est ni un bien ni un mal, c’est un ressort profond de la culture moderne qui, selon les usages qu’on en fait et le regard qu’on porte sur ces usages, est jugé négativement ou positivement. Le jugement positif est rarement exprimé par le terme de « sensationnalisme », certes, qui porte en lui-même une connotation négative quand on l’emploie. Mais il est évident que certaines pratiques journalistiques, indiscutablement sensationnalistes, sont parmi les plus utiles et les plus valorisées : révéler des scandales, faire la lumière sur des manipulations de l’opinion, lever le secret sur des malversations, ouvrir les yeux du monde sur des réalités ignobles ou dénoncer des mensonges d’État, quitte à ce que cela passe par des photos-choc, par des mots excessifs ou par des appels à l’émotion, n’est-ce pas la plus haute mission que se donne un journaliste convaincu de sa fonction démocratique ?
Inversement, la manipulation des foules par les propagandes populistes ou totalitaires, mobilisant l’excès et l’incohérence pour associer des émotions fortes à des dogmes identitaires, séparateurs, haineux, voilà un usage absolument néfaste du sensationnalisme.
Entre ces deux extrêmes, il y a une infinité de degrés et de modalités qui, cependant, se répartissent selon deux axes et deux cadres différents. D’abord, le sensationnalisme est tantôt une pratique sérieuse, tantôt une pratique ludique. Or, on a tendance à réduire tous ses usages à des usages sérieux (publicitaires, propagandistes, aliénants). Ce n’est pas très honnête, car dans bien des cas, en effet, nous prenons plaisir à des divertissements sensationnels de manière superficielle et légère, avec distance.
D’autre part, ces usages sont chargés de sens selon le cadre politique où ils sont pris : les pratiques sensationnalistes en régime de liberté d’expression et en régime de surveillance ne correspondent pas aux mêmes fonctions ni aux mêmes valeurs. Même le bavardage quotidien change de sens selon qu’on est dans un monde libre et ouvert, ou un monde autoritaire : il est plus difficile de parler de choses et d’autres à cœur ouvert, avec légèreté et ironie, si une police secrète surveille quotidiennement ce qui se dit, un peu partout.
Ainsi, il me semble qu’il est plus efficace, par exemple pour les enfants et les élèves, d’apprendre à discerner et analyser les contextes et les usages du sensationnalisme, que de leur asséner un dogme anti-sensationnaliste univoque, qui a pour premier effet de gommer la complexité des phénomènes culturels et ensuite de dévaloriser certaines pratiques et certains publics, notamment les plus populaires.
Quelles conséquences cela a-t-il sur la démocratie ? A-t-elle besoin de sensationnalisme y compris pour s'affirmer contre ?
Je crois que vous résumez très bien l’analyse que j’essaie de proposer. La modernité a fait le choix de la publicité (au sens où l’on peut dire publiquement sa pensée), ce qui implique, comme le montre l’historien Antoine Lilti, des ambivalences profondes : la publicité ouverte permet la circulation des informations et des opinions, mais aussi des curiosités malsaines et des messages manipulateurs ; elle a favorisé la délibération publique éclairée, mais aussi l’excitation des émotions identitaires ; elle se fonde sur un principe de respect mutuel et de rationalité des arguments, mais est sans cesse aussi le véhicule d’images caricaturales et d’agressivité verbale.
Dans ce fonctionnement, le sensationnalisme est un indispensable outil de cohésion, et fonctionne aussi comme un point de rejet et de critique. Ce statut de cible critique fait partie du montage global et de la prévalence, in fine, d’un logiciel libéral progressiste. Il y a bien entendu d’autres manières de faire vivre la démocratie que ce modèle libéral, hérité du XVIIIe siècle, et ces modèles alternatifs sont peut-être même mieux armés contre l’instabilité du heurt permanent entre sensation et rationalité qu’exploitent les structures capitalistes des sociétés occidentales.
Reste cependant, si on veut favoriser leur développement, à s’appuyer sur une compréhension globale des structures héritées – qui ne sont pas sommairement assimilables à la manipulation sensationnaliste tous azimuts – et, en outre, avec une compréhension fine des reconfigurations dans lesquelles ces structures entrent actuellement. Ce n’est vraiment pas simple, mais la répétition infinie d’une critique monolithique du sensationnalisme aurait déjà produit ses effets si elle était une solution vraiment transformatrice, et non un élément constitutif – très consensuel, très rentable, même – du discours public moderne.
Propos recueillis par Laurent Ottavi.
Photo d'ouverture : Teodora ART - @Shutterstock