Carlos Tavarez est « un génie ». Le « Mbappé de l’automobile ». En 10 ans, il a su transformer un PSA complètement exsangue en un mastodonte international rivalisant avec les plus grands. Réputé pour être « austère », « autoritaire » et « sans états d’âme », ce « psychopathe de la performance » et de la méritocratie a appliqué ses méthodes de « cost killer » au management dur et intrusif. Il a radicalement rationalisé les gammes et les pratiques, et imposé le rythme effréné d’un pilote de course (qu’il est, en amateur) pour obtenir des marges opérationnelles à deux chiffres. Si bien que ce brillant lisboète est devenu en 2023 le patron le mieux payé de France. Sa rémunération a atteint 36,5 millions d’euros, soit 1 700 Smics ou 100 000 euros par jour ! Le ratio d’équité chez Stellantis explose tous les compteurs : à 518, il dépasse largement le seuil d’alerte pour la cohésion sociale au sein d’une entreprise, estimé à 100.
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Le talent, l’audace et l’énergie. Telles sont les qualités attendues d’un grand patron et reconnues par le sacro-saint marché. Mais quid du devoir d’exemplarité ? Comme en politique, le haut du système devrait, par définition, incarner l’intérêt général pour garantir la cohésion sociale. D’autant plus dans le contexte actuel.
Nul n’est dupe : il se trame une très grande transformation du monde du travail, où l’intelligence émotionnelle, la morale, l’éthique et l’horizontalité sont au cœur des attentes. Les leaders qui n’en prennent pas la mesure manquent terriblement de vision. Car c’est tout un pan de la création de valeur qui est menacé. Au même titre que l’environnement, les inégalités salariales au sein de l’entreprise pourraient bien devenir un risque majeur de réputation.
Aussi talentueux, audacieux et énergique soit Carlos Tavares, le DG de Stellantis – qui a transformé un PSA alors exsangue en un mastodonte de l’automobile multinational et hyper rentable –, ne s’est pas du tout montré exemplaire lorsqu’il s’est agi de justifier sa rémunération stratosphérique (la plus haute du CAC 40) de 36,5 millions d’euros pour la seule année 2023. Dont 2 millions d’euros de rémunération fixe, presque 6 millions d’euros de bonus variable (corrélé aux critères de performance) et d’attributions d’actions gratuites, des primes (dont une de 10 millions d’euros pour la transformation du groupe après la fusion de PSA et Fiat Chrysler en 2021), des jetons de présence, des avantages en nature, des stock-options, etc.
518 fois le salaire moyen chez Stellantis
36,5 millions d’euros, c’est 13 millions de plus qu’en 2022. En 2021, année de la fusion, la rémunération de Carlos Tavares avait bondi à 19,2 millions d’euros selon Stellantis – mais à 66 millions d’euros selon les calculs de Phitrust basés sur l’AFEP-Medef et l’AMF –, ce qui avait alors suscité une polémique jusqu’au sommet de l’État : le candidat-président Emmanuel Macron avait jugé « choquante » et « excessive » la rémunération de Carlos Tavarez et s’était alors prononcé pour des plafonds de rémunération… au niveau de l’Union européenne : un vœu pieux...
C’est aussi 10 fois plus qu’il y a 10 ans, quand l’ingénieur pur-sang de 55 ans a débarqué chez le groupe PSA, après avoir quitté Renault (après 32 années de maison) avec fracas – il était numéro 2 et savait qu’il ne pourrait détrôner l'impitoyable Carlos Ghosn.
36,5 millions d’euros, c’est encore 1 700 fois le SMIC annuel. C’est aussi 518 fois le salaire moyen chez Stellantis (et encore, on parle ici du salaire moyen et non du salaire médian, auquel cas le ratio serait encore plus élevé).
Ce ratio atteignait déjà 365 en 2022 et 298 en 2021. Ce qui est bien au-delà du « seuil d’alerte » pour la cohésion sociale, estimé à 100 par le cabinet de conseil aux actionnaires Provinvest. Mais aussi bien supérieur au ratio moyen affiché par les entreprises du CAC 40, à 89 en 2022.
36,5 millions d’euros, c’est encore 100 000 euros par JOUR, soit plus encore que ce que gagnent en moyenne les salariés du groupe en une ANNÉE complète (70 404 euros).
Et c’est donc ce qui a (re)lancé la machine médiatique des débats autour de la rémunération des grands patrons. Ce qui ne paraît pas anormal : quand on est un grand dirigeant, on est forcément exposé, et on le sait. On se doit donc d’être exemplaire, ou à tout le moins, de préparer son argumentaire.
Justifier l’injustifiable et comparer l’incomparable
Comme à l’accoutumée dans ce genre de polémique, le premier réflexe consiste d’abord à justifier… l’injustifiable. Ainsi, Carlos Tavarez lui-même, comme l’avait déjà fait Geoffroy Roux de Bézieux (alors patron du Medef) il y a un an en le surnommant « le Mbappé de l’automobile », se compare à un joueur de football ou un pilote de Formule 1. « Comme pour un joueur de foot et un pilote de Formule 1, c'est une dimension contractuelle entre l’entreprise et moi, il y a un contrat », a-t-il avancé mi-avril lors de son déplacement à l’usine de Trémery en Moselle.
Michel-Edouard Leclerc, grand patron de la grande distribution, a abondé : « C'est vrai que [cette rémunération] est gigantesque », mais Carlos Tavares « est un génie », un « stratège » et « un opérationnel très fort » qui n'a « pas peur ». « Si ça ne choque pas qu'un footballeur ait deux fois plus (Mbappé affiche une rémunération de 72 millions d’euros en 2023 [ndlr], ça ne me choque pas qu'un génie de l'automobile gagne ça ». Ou l’art de comparer l’incomparable, tout en justifiant l’indécence des uns par celle des autres… Parce qu’en réalité, les salaires des sportifs de haut niveau sont tout aussi immoraux. C’est juste que sur ce point-là, comme pour le reste, le grand public est réduit à l’impuissance.
Deuxième argumentaire de Carlos Tavarez : sa rémunération équivaut à celle du patron du géant américain de l’aéronautique Boeing. Cette fois-ci, la comparaison est plus opportune, dans le sens où l’on met deux grands patrons en balance (quoique pas tout à fait du même secteur…). Néanmoins, a priori, comparer la rémunération d’un patron français avec celle d’un Américain s’avère historiquement et culturellement déplacé. Mais comme le martèle le rapport annuel de Stellantis, dont 30 pages sont consacrées à la rémunération de son PDG, l’entreprise est « mondiale ».
Pour le directeur général de la BPIfrance (qui détient 6 % du capital de Stellantis) Nicolas Dufourcq : « On est arrivé à des niveaux qui sont effectivement à l'américaine, pour un groupe qui est essentiellement américain, mais qui peuvent en effet ne pas être tout à fait compris en Europe ». Si le groupe réalise la majorité de ses ventes en Europe, il tire en effet 48 % de son chiffre d’affaires et l’essentiel de ses profits sur le marché américain. Soit. Stellantis, cotée sur le CAC 40, doit en réalité être considérée comme une multinationale américaine…
Même si on tente d’accueillir cet état de fait, la comparaison reste inopportune. Déjà parce que la rémunération de Dave Calhoun, le patron de Boeing, a atteint 30,2 millions d’euros en 2023. C’est quand même 6,6 millions d’euros de moins que les 36,5 millions d’euros de Carlos Tavarez, ce qui ne correspond pas à une bouchée de pain… De plus, le rapport entre la rémunération moyenne des salariés de Boeing et celle de leur patron est de 154, selon le site de la Fédération américaine du travail. Et non 518 ! Enfin, si on cherche vraiment la comparaison avec les États-Unis, la réalité est qu’en 2022, le salaire moyen des grands patrons américains s’élevait à 14,2 millions de dollars...
« Si vous estimez que ce n'est pas acceptable, faites une loi et je la respecterai. »
À défaut de parvenir à justifier l’injustifiable – même les grands médias libéraux le reconnaissent – et à force de comparer l’incomparable, Carlos Tavarez a fini par plonger dans les travers de la mauvaise foi.
D’abord par l’ironie : « 90 % de mon salaire est fait par les résultats de l'entreprise […] donc cela prouve que les résultats de l'entreprise ne sont apparemment pas trop mauvais », a-t-il lancé, alors que son groupe aux 14 marques – dont Peugeot, Citroën, Opel, Lancia, Fiat, Jeep et Chrysler – s’affiche sur le podium des plus gros bénéfices du CAC 40 (18,6 milliards d’euros en 2023, soit une hausse de 11 % sur un an, pour un chiffre d’affaires de 190 milliards d’euros).
Ensuite par l’insolence : « Si vous estimez que ce n'est pas acceptable, faites une loi et je la respecterai ». Le message est très clair : ce qui n’est pas interdit est autorisé, même si c’est amoral. Et dire que Macron a axé toute sa vision politique sur la théorie du ruissellement, comme si l’ultra-richesse de quelques-uns allait dégouliner naturellement et vertueusement sur « la masse ».
À gauche, la France insoumise a immédiatement déposé un texte pour plafonner les écarts de rémunération de 1 à 20 dans les entreprises, tandis qu’Olivier Faure a prié Yael Braun-Pivet d’inscrire une proposition de loi PS sur le sujet à l’ordre du jour. Pour rappel, François Hollande avait voulu encadrer les rémunérations du privé en 2012… avant de devoir renoncer (et de ne les limiter que dans le secteur public, à 450 000 euros).
La rémunération de Tavarez ne dépend pas du droit français
L’insolence de Carlos Tavares confine au mépris. Non seulement il est tout à fait conscient qu’une telle législation n’est pas du tout au programme du gouvernement actuel, mais surtout, sa rémunération ne dépend même pas du droit français. Car le siège social de Stellantis est basé… aux Pays-Bas ! C’est d’ailleurs à Amsterdam que s’est tenue l’assemblée générale du groupe, le 16 avril dernier.
Là-bas, concernant la rémunération des dirigeants, le vote des actionnaires est consultatif. Alors qu’en France, il est contraignant : si la majorité vote contre, les variables ne sont pas versées ou attribuées. Quoiqu’il en soit, Carlos Tavares avait promis de « réagir de manière démocratique » en cas de vote contraire. Ce qu’il n’avait pourtant pas fait en 2022, lorsque les actionnaires avaient voté contre (à 52 %) la rémunération au titre de l’année 2021.
Cette fois-ci, les actionnaires ont voté pour à 70,2 % (après 80,4 % l’année dernière) – la BPI s’est abstenue. Ce qui reste relativement faible dans le monde des grandes affaires. Il faut dire que trois cabinets de conseil aux actionnaires, très réputés et écoutés par les fonds d’investissement, s’étaient dressés contre ce niveau « excessif » de rémunération « par rapport à ses pairs ». ISS (International Shareholder Services) a ainsi estimé que Carlos Tavarez gagnait presque 7 fois plus que ses pairs chez Mercedes, Volkswagen, Renault, Volvo, Airbus, ArcelorMittal, Siemens, Thales, Thyssenkrupp, TotalEnergies et ENI.
Un système de « méritocratie » récompensant la performance
Chez Stellantis, on est très très très attaché « à un système de méritocratie récompensant la performance ». Depuis la fusion, le nouveau président John Elkann (qui a remplacé le «sage » Louis Gallois) – un héritier de la famille Agnelli (dont la holding Exor détient 14,2 % du capital de Stellantis) – le rappelle souvent. Or, dans l’automobile, l’indicateur le plus valorisant est la marge opérationnelle. Elle est ressortie en 2023 à 12,8 %, certes en très légère baisse par rapport à l’année précédente, mais supérieure à celles affichées par les géants japonais Toyota (12,4 %) ou allemand BMW (10,3 % de janvier à septembre), et même 5 points supérieure à celle de Renault, Honda, Volkswagen, Ford ou GM.
Alors au sommet, on applique la « méritocratie ». Par contrainte (Tavares est prêt à se mettre à dos les actionnaires qui voteraient contre sa rémunération), mais aussi par intérêt. Car chez Stellantis comme ailleurs, les administrateurs qui font partie du comité de rémunération (c’est lui qui propose les niveaux de rémunération des dirigeants) sont également de grands actionnaires et de grands dirigeants.
Y figure Robert Peugeot (dont la famille détient 7 % du capital), président de Peugeot Invest et un des deux actionnaires de référence de Stellantis. Ou l’américano-philippine Wan Ling Martello, ex-directrice financière de Nestlé et administratrice l’Alibaba ou Uber. Il y a aussi Henri de Castries, ex-PDG d’Axa et président de l’Institut Montaigne, Benoît Ribadeau-Dumas, ex-directeur chez Thalès et ex-dir cab d’Edouard Philippe, et Fiona Clare Giconni, ex-DRH d’AstraZeneca.
Un système de « méritocratie » à sens unique
Un environnement qui favorise l’entre-soi et qui, au nom de la compétition internationale, impose d’éviter, par la surenchère salariale, la fuite du talent susceptible de dégager le plus de bénéfices possible, et donc de verser le plus de dividendes. Les actionnaires recevront d’ailleurs autour de 7,7 milliards d'euros pour l'exercice 2023, quand les 250 000 salariés du groupe auront… 1,9 milliard d’euros.
Pourtant, les salariés n’ont pas démérité. En 10 ans, Tavares a imposé son style : rigoureux, rigide, austère, ascétique, frugal, impitoyable, sans états d’âme, droit, autoritaire – c’est ainsi qu’il est décrit et qu’il s’assume – il a appliqué ses méthodes de « cost killer » au management dur et intrusif. « L’homme pressé », un « psychopathe de la performance », un « drogué à la compétition », a radicalement rationalisé les gammes et les pratiques, et imposé le rythme effréné d’un pilote de course (qu’il est, en amateur) pour obtenir des marges à deux chiffres.
Pourtant, il reste encore du gras, au niveau de la masse salariale française : le groupe a supprimé ces derniers mois 1 800 postes en intérim (dont 600 à Mulhouse, 750 à Sochaux, 250 à Poissy, et 200 à Rennes). Objectif : produire encore plus, avec moins. « Dans ce cadre, les salariés en CDI verront leurs conditions de travail forcément dégradées à la suite de suppressions d’emplois. Ceux qui restent vont se crever au boulot, tandis que les autres crève de ne pas en avoir », déplore Vincent Duse, militant CGT.
Derrière cette stratégie généralisée en France dans le secteur, le passage du thermique à l’électrique. Du côté des fabricants de composants, ce sont 70 000 postes qui sont menacés en France d’ici à 2030, selon la Fédération des équipementiers (Fiev). Depuis mi-avril, une grève du sous-traitant MA France (emboutissage) affecte trois usines du groupe Stellantis. Sur le site de Poissy, dans les Yvelines, 2 500 salariés sont au chômage technique.
Tavares prépare sa retraite investit… au Portugal
Chaque euro doit donc être rentable pour le lisboète Tavares, qui a su rattraper le retard technologique et redorer l’image démodée de son groupe, profiter des aides publiques dans l’électrique et l’hybride, et assumer des prix élevés. Nul doute qu’il saura bien comment rentabiliser les 36,5 millions d’euros qu’il va percevoir rien qu’au titre de l’année 2023. En tout cas, son objectif, c’est la préparation de sa retraite au Portugal (dans sa ferme du nord du pays où il télétravaille déjà une semaine par mois) et l’héritage de ses petits-enfants.
« J’investis pour mes petits enfants dans des oliviers et des vignes au Portugal », a-t-il confié. Au Portugal, il est actionnaire de Roda Classica, qui remet à neuf des Rolls, des Jaguar et des Lamborghini. Il produit aussi de l’huile d’olive et du porto baptisé Amalho avec une vingtaine de personnes. Tavares a beau se vanter de rester simple, son attitude alimente les inégalités sociales, salariales, et a fortiori patrimoniales.
Photo d'ouverture : Le PDG de Stellantis, Carlos Tavares, s'exprime lors d'un discours au Consumer Electronics Show (CES) à Las Vegas, Nevada, le 5 janvier 2023. (Photo de Robyn BECK / AFP)
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