La société Total-Elf a joué un rôle notable dans la guerre de désinformation menée depuis plus de 50 ans contre la réalité et l’ampleur du changement climatique.

Article Environnement
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publié le 04/01/2022 Par Yann Faure
Changement climatique : Comment Total a fabriqué l’ignorance
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Il aura fallu toute l’application et la rigueur de trois historiens patients, ayant obtenu l’accès à une partie des archives de la compagnie, pour le mettre à nu et le comprendre : la société Total-Elf a, tout comme BP, Shell, ExxonMobil, Chevron et toutes les principales majors de l’industrie pétrolière, joué un rôle notable dans la guerre de désinformation menée depuis plus de 50 ans contre la réalité et l’ampleur du changement climatique ; ainsi que sur la responsabilité centrale de la combustion des carburants fossiles dans celui-ci.

D’autres recherches antérieures avaient déjà permis de démontrer, depuis un moment, que les compagnies nord-américaines avaient une connaissance très claire des conséquences de leurs activités dès les années 60, mais la multinationale française n’avait pas, jusque-là, fait l’objet d’une étude approfondie.

C’est chose faite et cette étude (traduite en français) apporte la preuve que Total savait, depuis au moins 1971, en quoi l’exploitation de ses gisements nourrissait l’effet de serre, comment celui-ci alimentait le réchauffement climatique global et en quoi ce dernier nous condamnait à la démultiplication des catastrophes et à des conditions de vie profondément dégradées.

Une page d’Histoire fossilisée…

Ce n’est pas une simple révélation « choc », mais un morceau d’Histoire qui s’est écrit avec la publication, le 19 octobre dernier, d’un article signé par Christophe Bonneuil, Pierre-Louis Choquet et Benjamin Franta dans la revue Global Environmental Change. Il s’agit de la description minutieuse d’un processus social et humain, à la croisée de l’histoire de l’environnement et de celle des entreprises, qui montre que l’ignorance n’est pas toujours la simple absence de connaissance, mais, en matière de technologie, souvent aussi le produit d’un travail organisé.

Son contenu ne devrait laisser personne indifférent. Il devient même bouleversant lorsqu’on réalise que c’est l’humanité entière qui était en jeu dans cette affaire. Total savait, Total a menti, Total s’est organisé avec les autres majors de l’industrie fossile pour faire diversion, pour dérouter, pour empêcher le public de comprendre et de s’opposer au futur vers lequel on l’emmenait.

Il apparaît en effet que, pendant au minimum trois décennies, Total et les autres compagnies sont parvenues à empêcher la mise en place de toute limitation, de toute forme de taxation et de toute régulation du secteur qui aurait pu aboutir à une réorientation de leurs investissements vers des énergies renouvelables. Et donc le basculement de notre milieu de vie sur une autre trajectoire climatique.

Plus précisément, on peut distinguer plusieurs phases dans la manière dont l’entreprise Total a répondu aux données scientifiques en sa possession.

Dans les années 70, ses cadres étaient alertés, car une porosité existait entre les savoirs des différents groupes pétroliers qui échangeaient au sein d’une coordination dénommée International Petroleum Industry Environmental Conservation (IPIECA). Dans les années 80, pleinement informé de la nature et de la gravité du danger, Total s’est associé à une vaste entreprise de disqualification de la base scientifique du réchauffement climatique en participant à la « Fabrication du doute ».

Dans les années 90, le groupe Total a adopté peu à peu une position consistant à accepter publiquement la science du climat tout en travaillant activement à retarder les décisions jugées contraires à ses intérêts immédiats, notamment en finançant du lobbying et des recherches climatosceptiques.

À partir des années 2000, Total (devenu Total-Elf suite à la fusion), a décuplé ses efforts pour reconquérir de la crédibilité scientifique… par exemple au travers d’une déclaration d’allégeance au GIEC, mais tout en promouvant une répartition des rôles dans laquelle il incomberait à la Science de décrire le changement climatique tandis qu’il reviendrait aux entreprises d’apporter les solutions. A chaque étape, le groupe pétrolier a continument trouvé les moyens de s’exonérer des contraintes extérieures et de décider seul de son destin, et cela quoi qu’il puisse en coûter aux populations du globe.

Un secret connu, mais méconnu…

Peu de gens peuvent s’imaginer qu’un secret d’une telle importance ait pu être tu si longtemps. À la lecture de l’étude, c’est la première chose qui surprend : l’échelle de temps. Pas 10, pas 20, pas 30, non… 50 ans, voire plus. En effet, dès 1968, le Stanford Research Institute a présenté un rapport à l’American Petroleum Institute (API) dont faisait partie Exxon, dans lequel il était stipulé :

« Il est presque certain que des changements de température se produiront d’ici l’an 2000 et qu’ils pourront entraîner un changement climatique […] Si la température de la Terre augmente de manière significative, un certain nombre d'événements pourraient se produire, notamment la fonte de la calotte glaciaire de l'Antarctique, une élévation du niveau de la mer, un réchauffement des océans et une augmentation de la photosynthèse ».

Du reste, trois ans plus tôt, en 1965, le président américain Lyndon Baines Johnson s’était vu remettre un rapport par son comité scientifique consultatif comprenant une section sur le carbone atmosphérique et le changement climatique. Elle prédisait déjà avec une précision remarquable les quantités de combustibles fossiles qui allaient être brûlées, l’évolution de la concentration en CO2 qui en découlerait et la hausse de la température globale qui s’en suivrait : « D’ici à l’an 2000, l’augmentation de la concentration atmosphérique en C02 sera de l’ordre de 25 %. Cela pourrait suffire à produire des changements mesurables et peut-être marqués du climat, et entraînera de façon quasi certaine des changements de température considérables ».

Et le président américain a pris ces conclusions tellement au sérieux que, dans la foulée, il a adressé une lettre au Congrès américain déclarant : « Cette génération a altéré la composition de l’atmosphère à l’échelle du globe via […] une augmentation constante du dioxyde de carbone due à la combustion de combustibles fossiles ».

La compréhension du mécanisme est plus ancienne encore : elle est, par exemple, présentée dans un film pédagogique sur le fonctionnement de la biosphère, réalisé par Franck Capra en 1958 et intitulé « The Unchained Goddess ». Le Center for International Environmental Law (CIEL) a même pu établir sur la base des documents qu’il a récoltés que les dirigeants du secteur pétrolier et gazier se réunissaient depuis 1946 pour convenir qu’ils devraient financer la recherche sur les problèmes de pollution atmosphérique. Leurs découvertes ultérieures sur le lien entre leurs activités et le réchauffement de la planète sont le produit de cette coordination initiale.

Il est utile d’avoir ces données en tête pour bien comprendre la portée de l’étude longitudinale historique et sociologique réalisée sur les réponses du groupe Total aux problématiques politiques et sociales qu’il a rencontrées.

Parmi les entretiens réalisés par les chercheurs, le témoignage de François Durand-Dastès, spécialiste des phénomènes climatiques qui écrivait au tout début des années 70 pour le journal d’entreprise Total Information est particulièrement éclairant :

« On lisait beaucoup la littérature scientifique américaine, revues et ouvrages […] l’affirmation d’un réchauffement global de +1 à +1,5 °C en quelques décennies si les émissions suivaient leur trajectoire, ça courait plus ou moins dans toutes les revues scientifiques […] On savait tous que l’augmentation de l’effet de serre ne pouvait pas ne pas avoir d’effet majeur. »

Et ce que François Durand-Dastès avait compris, loin d’être contesté, était largement partagé. Il est ainsi l’auteur d’un article, publié en 1971 dans le magazine interne de Total, tiré à 6000 exemplaires. Il y décrit les choses avec la plus grande clarté :

« Depuis le XIXe siècle, l’homme brûle en quantité chaque jour croissante des combustibles fossiles, charbons et hydrocarbures. Cette opération aboutit à la libération de quantités énormes de gaz carbonique […] la quantité globale de gaz carbonique présente dans l’atmosphère augmente donc de façon sensible […] cette augmentation aurait été d’environ 15 % depuis 150 ans […] si la consommation de charbon et de pétrole garde le même rythme dans les années à venir, la concentration de gaz carbonique pourrait atteindre 400 parties par millions (ppm) en 2010. […]

Un air plus riche en gaz carbonique absorbe davantage de radiations, et s’échauffe davantage. Il est possible qu’une augmentation de la température moyenne de l’atmosphère soit à craindre. Les ordres de grandeur calculés sont évidemment faibles (+1 °C à +1,5 °C), mais pourraient avoir des effets importants […] Ses conséquences catastrophiques sont faciles à imaginer… »

Extrait de l'article de F. Durand-Dastès (1971) publié dans Total Information - @Élucid

Dans les faits, le seuil de 400 ppm a été atteint en 2015, c’est dire la qualité et la précision des connaissances présentées par l’article en question, publié dans le numéro spécial consacré à l’environnement et dont l’éditorial est signé par le PDG de l’entreprise.

Si cet écrit est de nature à jouer le rôle de pièce à conviction, il ne constitue pas une alerte isolée. En 1968, à l’occasion d’un colloque organisé par la Délégation à l'Aménagement du Territoire et à l'Action Régionale (DATAR), les intervenants se posaient déjà la question d’évaluer dans quelle mesure « l’augmentation du taux de gaz carbonique dans l’atmosphère toute entière pourrait dans une décade ou un demi-siècle, commencer à poser des problèmes de modification globale du climat terrestre ».

Et, entre 1970 et 1972, d’autres articles ont paru dans le bulletin officiel français de la DATAR sur le réchauffement climatique conduisant même à la création du ministère français de l’Environnement.

Il faut comprendre que tout cela arrive à une époque où les compagnies pétrolières sont mal vues. Total est sur la sellette depuis l’accident de la raffinerie de Feyzin en 1966 et la marée noire provoquée par le naufrage du Torrey Canyon en 1967. Ciblée par les critiques, la compagnie a répliqué en décrivant les écologistes comme « pris au piège de la nostalgie d’un passé qui ne fut pas aussi préservé qu’on le dit ».

Simultanément, Elf a créé son propre centre d’information et de recherches sur les nuisances et Total s’est équipé d’un Département pour l’Environnement. Les deux sociétés élaborent alors des stratégies collectives au travers de l’Union des Chambres Syndicales de l’Industrie du Pétrole.

En 1971, cette instance publie une brochure pour la société civile qui admet « un lent accroissement de la teneur moyenne en CO2 de l’atmosphère […] qui devrait entraîner normalement un léger effet de réchauffement du climat terrestre d’ici la fin du siècle, sans commune mesure toutefois avec celui qui est nécessaire pour entraîner les effets apocalyptiques prédits par certains futurologues (fonte des glaces polaires, vastes régions submergées, etc.) ». L’écart entre la communication publique et les savoirs internes est néanmoins flagrant.

A l’échelle internationale, les cadres d’Elf et de Total participent aux réunions des groupes du pétrole, comprenant les majors américaines, spécialement au sein de l’IPIECA. Comme les autres grandes compagnies pétrolières, à la suite du choc pétrolier de 1973, Total investit massivement dans le charbon en nouant notamment des alliances avec BP. C’est peut-être la raison pour laquelle de 1972 à 1988, la compagnie est restée totalement muette en externe sur le changement climatique alors même que les travaux scientifiques sur le sujet n’ont cessé de se développer pendant ces quinze années.

En particulier, Bernard Tramier, directeur de l’environnement chez Elf de 1983 à 1999 se souvient d’avoir été informé par Exxon, avec l’ensemble du secteur, quasiment dès son entrée en poste : « C’était à une réunion de l’IPIECA à Houston en 1984. Il y avait des représentants de la plupart des grandes compagnies du monde, et les gens d’Exxon nous ont mis au parfum ».

Début 1986, Bernard Tramier envoie donc un rapport, par voie officielle, au Comité Exécutif d’Elf où il explique que le réchauffement climatique est inévitable et suggère une stratégie défensive du secteur : « Tous les modèles sont unanimes à prédire un réchauffement de la terre, mais l’amplitude du phénomène reste encore indéterminée. Les premières réactions ont été, bien entendu de “taxer les énergies fossiles”, il est donc évident que l’industrie pétrolière devra une nouvelle fois se préparer à se défendre ».

Rapport de Bernard Tramier au Comité Exécutif d'ELF - 4 mars 1986

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Photo d'ouverture - Marti Bug Catcher - @Shutterstock

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