La révolution dans certaines sciences depuis les années 1950 a conduit à revoir la manière dont on concevait les relations entre individu et société. François Flahault, philosophe et anthropologue, s’appuie sur la primatologie, la paléo-anthropologie et l’étude du développement du nourrisson pour remettre en question certains postulats de la pensée économique. Il développe ainsi une nouvelle définition relationnelle de l’individu, contre la tradition prométhéenne dominante en Europe. Entretien.

publié le 27/10/2024 Par Philippe Chapuis

François Flahault est un penseur singulier dont les travaux concernent à la fois l’histoire des idées – notamment une généalogie de l’individualisme dans la pensée européenne – l’anthropologie et la philosophie. Au fil de ses ouvrages, il interroge la relation entre être humain et société à la lumière aussi bien des découvertes scientifiques récentes qu’en proposant une lecture critique des modes de pensée et des croyances européennes traditionnelles dans ce domaine.

Philippe Chapuis (Élucid) : Vos travaux se présentent sous la forme d’une anthropologie réflexive et critique des manières de penser occidentales et des croyances qui les sous-tendent. Ce faisant, vous dévoilez de nombreux angles morts de cette pensée qui, parce que cette dernière se considère parfaitement rationnelle, ne sont pas considérés comme tels. C’est notamment le cas de la pensée économique ?

François Flahault : Oui. L’économie est imprégnée d’une représentation de l’individu typiquement occidentale, et qui pose aujourd’hui question pour différentes raisons. Dans une préface à un ouvrage de Milton Friedman, grand promoteur de l’économie néolibérale, un de ses émules français, Pascal Salin, évoque des « hypothèses réalistes, en ce sens qu’elles sont conformes à ce que l’on sait de manière très générale de l’être humain », « le caractère rationnel de toutes ses décisions par exemple ». Autrement dit, du point de vue de cet économiste et de l’ensemble des économistes d’ailleurs, il existerait, à l’arrière-plan de l’économie, une anthropologie.

Cette anthropologie, telle qu’elle est présentée dans les manuels d’économie, repose sur l’idée d’un individu ayant des besoins qu’il connaît et qu’il s’emploie à satisfaire. Or, cet individu, n’étant pas en mesure de satisfaire tous ses besoins seuls, va naturellement se tourner vers son voisin afin d’échanger avec lui et ainsi de suite. C’est de cette manière, dans la perspective économique, que les sociétés complexes se développent avec des fondements à la fois utilitaires et volontaires. On retrouve ce genre de récit dans les manuels d’économie.

Dans ces conditions, l’individu, à l’instar de Robinson Crusoé, est par nature seul face aux choses, c’est-à-dire qu’il n’entretient de rapports directs qu’avec les choses et des rapports seulement secondaires avec les Hommes. En effet, les besoins d’un tel individu sont seulement matériels : il a besoin de choses et c’est seulement pour obtenir ces choses, pour des raisons utilitaires, qu’il a affaire aux autres. Cette conception de l’individu est partagée par l’économie, mais aussi par une certaine science politique ou par une certaine conception de la morale, d’après laquelle nos relations à l’autre dépendraient d’un choix personnel de l’individu, d’entrer ou non en contact avec autrui. Elle est ainsi si largement diffusée, qu’elle est aujourd’hui devenue une évidence pour tous les Occidentaux.

Cette conception utilitariste de la vie sociale n’est pas récente. Elle émerge il y a 2 500 ans, dans la pensée grecque, puis fait son chemin, notamment encouragée par la théologie chrétienne. L’histoire d’Adam et Ève, certainement l’histoire la plus familière à l’ensemble des Occidentaux, chrétiens ou athées, véhicule également cette conception. Adam et Ève sont en effet pleinement humains, sans pour autant connaître une vie sociale ; autrement dit, l’être humain est humain par nature, seul.

En tant qu’Occidentaux, cela ne nous surprend pas, mais pour un Africain ou un Asiatique, cette vision de l’individu apparaît comme un fait tout à fait bizarre. Les sociétés non-occidentales sont en effet construites sur une idée parfaitement opposée à la conception occidentale. Pour eux, c’est la vie sociale qui rend l’Homme humain, c’est-à-dire que l’individu s’humanise par le seul fait d’entrer dans la vie sociale. Et tout porte à croire qu’ils ont raison !

« Contrairement à ce que l'on croit, l'individu n'est pas antérieur à la société, mais au contraire, la vie sociale est antérieure à l'individu. »

Élucid : Et pourquoi ont-ils raison selon vous ?

François Flahault : Parce que les travaux scientifiques récents, depuis quelques dizaines d'années, confirment l'idée que, contrairement à ce qu’on a tendance à croire en Occident, l'individu n'est pas antérieur à la société, mais au contraire, la vie sociale est antérieure à l'individu. Trois disciplines principales ont renouvelé la pensée dans ce domaine.

D’abord la primatologie. Cette discipline a en effet connu des changements majeurs dans les années 1950, notamment sous l’effet des travaux de Kinji Imanishi, anthropologue japonais. Les Japonais n’ayant pas les mêmes préjugés que nous à l’égard des animaux, lui et son équipe ont observé les singes dans la nature sous un autre œil, acceptant la possibilité qu’il existait une vie sociale entre eux. Ils ont alors remarqué que non seulement les singes s’identifiaient les uns les autres, mais qu’ils se comportaient différemment en fonction de la personne qui se trouvait en face d’eux.

Un grand nombre d’études, ces dernières décennies, ont confirmé l’existence d’une véritable vie sociale chez les singes, plus complexe et raffinée que ce qu’on pouvait imaginer autrefois. Bien sûr, le singe doit subvenir à ses besoins matériels, mais ces besoins sont tout aussi importants pour lui que celui de s’assurer une place dans le groupe et d’agir en tant que tel.

La hiérarchie dans un groupe de singes a une grande importance pour ses membres : face à un individu supérieur en rang, un singe doit agir d’une certaine manière en lui faisant preuve de respect (en regardant de côté, par exemple, pour ne pas avoir l’air de le provoquer), etc. Chaque groupe de singes, parfois composés d’une quarantaine voire d’une soixantaine d’individus, est le théâtre d’une sorte de vie de village, avec des amitiés, des fâcheries, des réconciliations, des luttes politiques, des formes de pouvoir, des privilèges qu’ont les uns ou les autres, etc. Voilà une vie sociale déjà complexe, qui se développe en dehors des communautés humaines.

« Il y a donc une propension humaine à faire ensemble qui préexiste à l’organisation économique. »

Et les humains, en tant que primates, auraient hérité de ce besoin de vie sociale ?

Oui, et là, une autre discipline nous apporte des lumières complémentaires : la paléoanthropologie, discipline consacrée à l’étude de l’évolution de l’Homme. Elle s’est notamment intéressée à la question du langage des humains, qui se différencie grandement de celui des singes. En effet, chez les Hommes, le langage permet de donner une représentation de choses qui ne sont pas là (en racontant des histoires par exemple), tandis que, si les singes ont des interactions très fines et complexes, ils n’ont pas à proprement parler de sujets de conversation.

On pense aujourd’hui que le langage humain est apparu comme « sous la pression » des relations sociales, qui ont favorisé des individus dont le langage était plus développé que les autres. Si l’on reprend les catégories de Darwin, ce n’est pas la sélection des plus forts, mais de ceux disposant des aptitudes sociales les plus grandes qui s’est appliquée.

Nous avons ainsi développé un langage plus complexe que celui des singes, qui nous a permis de développer une conscience de nous-mêmes, constituant l’un des traits majeurs de la condition humaine. Non pas que les singes soient totalement inconscients d'eux-mêmes, mais la conscience de soi a acquis un développement très fort chez les êtres humains qui, parce qu’en outre ils se situent dans le temps, anticipent leur propre mort, etc. – ce qui n'est pas le cas des animaux.

Finalement, ce que montre la paléoanthropologie, c’est que pour qu’un langage d’une telle complexité ait pu émerger, c’est que la vie sociale humaine était fondamentale. Seule une forte pression sociale a pu conduire à ce développement.

Cependant, l’idée inverse est si profondément ancrée dans la culture occidentale que nous avons parfois de la peine à interpréter les phénomènes selon ce prisme. Par exemple, on pensait encore récemment que les sociétés humaines s’étaient rassemblées uniquement pour des raisons utilitaires (pour plus de commodité, pour pratique l’agriculture et l’élevage) ; on en déduisait alors qu’avant l’apparition de l’agriculture, à la fin du paléolithique, la vie sociale était nécessairement rudimentaire.

Pourtant, on a découvert le site de Göbekli Tepe en Turquie, ensemble de monuments humains datant de 9 000 ans avant J.-C., monumental, comportant de nombreux piliers en pierres gravés et de bas-reliefs. Or, construire un tel monument nécessite une coordination dont on ne croyait pas les Hommes de cette époque capables. En somme, si l’Homme a pu construire de tels monuments, ce n’est pas grâce à l’apparition de moyens économiques suffisants, mais grâce à une organisation sociale nécessairement complexe.

Il y a donc une propension humaine à faire ensemble qui préexiste à l’organisation économique. Plus encore, il semble que l’appartenance au collectif est le principal moteur de l’action humaine, celui qui donne sens à la vie. En effet, ces constructions de Göbekli Tepe ne semblaient pas avoir de fonctions pratiques ou économiques ; elles ne contribuaient pas directement à la survie des Hommes ; elles semblent plutôt constituer l’expression d’une vie collective et sans doute aussi d’une volonté de penser sa propre condition.

« En mettant en lumière le besoin d’autrui pour devenir véritablement humain, la psychologie du développement remet en question les soi-disant évidences sur le caractère natif et originel de l'individu. »

La primatologie nous apprend donc que la vie sociale est une caractéristique partagée par tous les primates, qui semble exister indépendamment de l’utilité, et la paléoanthropologie a mis en lumière l’existence d’une vie sociale complexe depuis bien plus longtemps que ne se sont développées nos relations économiques. Voici donc deux des trois disciplines que vous annonciez plus tôt. Quelle est la troisième de ces disciplines qui, selon vous, a permis de renouveler la pensée occidentale ?

La troisième discipline très importante dans cette affaire est la psychologie du développement qui s’intéresse, non plus à l’origine de l’humanité, mais à l’origine de chacun de nous. La question fondamentale de cette discipline est de comprendre comment un bébé devient un être humain, une personne.

Là aussi, de nombreuses études ont été conduites depuis les années 1950, pour nous montrer que le bébé ne devient pas une personne par lui-même, que ses seuls gènes ne lui permettent pas de devenir une personne. Ce sont les contacts quotidiens de l’enfant avec les adultes qui font progressivement de lui une personne. Plus que de simples contacts, le rôle que jouent les parents tient aussi à la façon dont eux-mêmes considèrent l’enfant dans la société : en lui donnant une place dans la société, ils le considèrent déjà comme une personne et, finalement, font de lui une personne.

Le lien affectif est par ailleurs essentiel au développement de l’enfant jusqu’à l’âge adulte. De nombreuses études l’ont démontré, dont celle menée par le psychanalyste René Spitz. Ce dernier a comparé deux groupes de bébés : les premiers étaient avec leur mère, dans des conditions matérielles très rudimentaires, tandis que les seconds, bébés orphelins, étaient élevés dans un hôpital, bien nourris et soignés, mais recevant les soins de manière anonyme, privés de liens affectifs. Or, quoiqu’ils bénéficient de conditions matérielles favorables, ces derniers dépérissaient. Ce qu’il a appelé le « syndrome de l'hospitalisme » décrit ainsi les situations de régression physique et psychique en situation de carence affective totale.

Autrement dit, les processus purement utilitaires ne permettent pas, à eux seuls, à un enfant de se développer. Le contact humain continue d’ailleurs d’avoir un impact sur l’Homme, même lorsque son développement est terminé ; la privation de contacts peut détériorer la santé elle-même, à l’instar de l’isolement en prison qui entraîne une dégradation physique, quand bien même les personnes sont bien nourries et bien traitées par ailleurs.

En mettant ainsi en lumière le besoin d’autrui pour devenir véritablement humain, la psychologie du développement remet en question les soi-disant évidences que nous transportons tous, plus ou moins inconsciemment, sur le caractère natif et originel de l'individu.

« Il ne suffit pas d'avoir un cerveau, ou d'avoir un corps avec un cerveau, pour acquérir la conscience de soi-même, pour devenir une personne. »

Cela signifie donc que la remise en cause de la conception occidentale de l’individu aurait des conséquences qui excèdent les stricts domaines économique et politique ?

Oui. Ce que nous montrent les résultats dans les trois disciplines évoquées, c’est que l’ensemble de la société est organisé en fonction de présupposés qui sont faux. Bien sûr, on aime à penser que l’on est un individu par soi-même, indépendamment des autres, c’est valorisant et ça intensifie ce que j’appelle le sentiment d’exister. Cependant, cela ne reste pas moins faux.

Il ne suffit pas d'avoir un cerveau, ou d'avoir un corps avec un cerveau, pour acquérir la conscience de soi-même, pour devenir une personne. Il faut que cet organisme soit colonisé par la vie sociale et colonisé par la culture, exactement comme notre intestin est colonisé par des bactéries sans lesquelles on ne peut pas digérer.

Quel est ce « sentiment d’exister » que vous évoquez, auquel vous avez d’ailleurs consacré un ouvrage (Le sentiment d'exister, Descartes & Cie, 2002) ?

Quand il s’agit du nourrisson, qui est dans une situation d’absence totale d’autonomie, on accepte facilement l’idée que sa vie et son équilibre psychique dépendent d’autrui (de son environnement familial immédiat, puis de son environnement social élargi par son entrée à la crèche, à l’école, etc.). Mais une fois arrivé à l’âge adulte, on considère que l’autonomie matérielle étant acquise, l’individu n’a plus besoin d’autrui pour vivre. Il peut alors se concentrer sur ses besoins : faire carrière, s’acheter des objets, etc. On revient alors à une conception économiste du monde.

J’ai essayé de montrer que ce qui vaut pour l’enfant, vaut aussi pour l’adulte, qu’un adulte qui aurait de très bonnes ressources financières, mais serait absolument seul, serait très malheureux et verrait sa santé décliner. Les médecins voient d’ailleurs souvent défiler dans leur cabinet de jeunes retraités qui, alors qu’ils sont à la retraite depuis quelques mois, souffrent d’une certaine déprime. Leur souffrance vient en réalité de la coupure brutale provoquée par l’entrée en retraite, avec ce qui constituait leur sociabilité. S’ils ne parviennent pas à maintenir de liens sociaux après leur sortie du monde du travail, leur moral et leur santé déclinent de concert.

Autrement dit, la vie psychique ne se suffit pas à elle-même, elle s’appuie en permanence sur l’écosystème humain qui l’entoure – idée qui s’oppose frontalement à la croyance profondément ancrée selon laquelle chacun porterait en lui un noyau, un soi irréductible. Ce n’est pas le cas : notre « moi » est constamment soutenu par le lien social qui lui donne sens. Or, notre culture, nos histoires et nos mythes sont tous imprégnés de l’idée contraire.

Un exemple typique est l’histoire de Robinson Crusoé. En lisant le roman, on a l’impression que le fait d’être seul ne lui pose pas de problème : il s’active pour satisfaire ses besoins matériels, construire un logement, faire de la poterie, élever des chèvres, etc. Et malgré le fait qu’il vit pendant plus de vingt ans, avant l’arrivée de Vendredi, dans une totale solitude, il est heureux d’avoir construit un domaine prospère. Pris par la fiction, on considère cela comme quelque chose de vraisemblable. Dans la pensée de Rousseau, un tel mode de vie, caractérisé par la solitude et l’autonomie matérielle, est d’ailleurs un modèle idéal d’éducation.

Mais la réalité est toute autre. Le personnage de Robinson Crusoé a été inspiré par un vrai marin écossais, Alexander Selkirk. Abandonné sur une île déserte, il reste pendant quatre ans et quelques mois (pas vingt ans) seul sur cette île jusqu’à ce qu’un autre navire le retrouve. À son retour dans le monde humain, il était complètement désocialisé, marmonnait sans cesse et commençait à perdre l’usage du langage articulé. Il n’a d’ailleurs pas réussi à se réhabituer à la vie sociale après cette période de solitude radicale.

Robinson Crusoé incarne donc de façon très prégnante cet esprit qui a accompagné la colonisation du monde par les Européens, cette illusion d’un individu autonome et tout-puissant qui, comme disait Descartes, est « comme maître et possesseur de la nature ».

Et c’est parce qu’il pense ne pas faire partie de la nature que l’Homme européen est parvenu à l’instrumentaliser, à la considérer comme un domaine « exploitable ». De ce fait, tant que nous ne nous serons pas débarrassés de cette conception de l’individu, l’écologie ne pourra pas être pensée de manière efficace. Il faut, avant toute chose, questionner cet impensé qui imprègne aujourd’hui encore l’esprit de la majorité des Européens – tâche difficile, car cette croyance est profondément ancrée dans leur culture.

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