Note de la Rédaction : Depuis la parution de cet article, Donald Trump a décidé d’une pause pour 90 jours des droits de douane différenciés par pays dont l’annonce avait, quelques jours plus tôt, créé la stupeur dans le monde entier. L’analyse présentée ici demeure néanmoins précieuse car elle étudie les raisons profondes et structurelles pour lesquelles le Président américain a engagé ce bras de fer commercial historique. Cet article avait d’ailleurs, dès l’origine, décrypté la réelle stratégie de Trump : « Il est probable que la deuxième partie de son plan consiste ensuite à négocier une forte réduction de ces droits moyennant la signature d’accords commerciaux bilatéraux, plus avantageux pour les États-Unis que les anciens traités multilatéraux ». Bonne lecture !



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Le 2 avril 2025, que Donald Trump a appelé « jour de la libération », restera certainement dans les mémoires. Le Président américain a dynamité le commerce mondial en imposant unilatéralement de lourds droits de douane à quasiment tous les pays de la planète. Cette décision a des bases parfaitement rationnelles au vu des déficits commerciaux massifs et persistants de l’économie américaine. Cette manière de sortir du libre-échange néolibéral est cependant aberrante par sa brutalité ainsi que par son manque de rigueur et de subtilité.
Cette décision va avoir de très graves conséquences tant aux États-Unis que dans le reste du monde. La France aussi va être durement touchée, bien entendu au niveau commercial, mais surtout au niveau de l’activité économique, de l’inflation et du chômage. Les conséquences sur les relations internationales vont également être considérables. On vous explique tout ça, grâce au profond travail de recherche et d’analyse économique que nous menons depuis plusieurs années grâce à votre soutien.
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1- Le libre-échange néolibéral handicape désormais les États-Unis
2- Le choc du « jour de la libération »
3- Des répercussions considérables, mais difficiles à anticiper
4- Trump a déclaré un « état d'urgence nationale »
5- Phase 2 : des négociations bilatérales, probablement dures pour l’Europe
6- Les mesures de rétorsion : une très mauvaise idée…
Ce qu'il faut retenir
Sans surprise, la décision de Trump a été largement critiquée, mais, étonnamment, il semble que les commentateurs n’aient pas compris les réelles motivations qui sous-tendent la nouvelle stratégie économique américaine. Il semble aussi qu’ils n’aient pas pris la mesure de ses très graves conséquences sur de nombreux pays. Avant de les aborder, nous commencerons par faire un point sur la situation du commerce international des États-Unis et du monde, afin de bien comprendre les logiques de longue durée qui ont produit la situation critique que nous connaissons aujourd’hui.
Le libre-échange néolibéral handicape désormais les États-Unis
La mondialisation néolibérale qui s’est développée depuis les années 1980 a conduit au libre-échange généralisé, qui a certes eu des conséquences heureuses dans un premier temps, mais qui a aussi produit sur la durée des conséquences pour le moins fâcheuses.
Du côté positif, à court et moyen terme, il est vrai qu’il a aidé au développement de différents pays, en particulier la Chine ; cependant, ces pays se seraient de toute façon développés sans lui (comme l’Occident l’a fait). Du côté occidental, et on l’oublie souvent, il a participé au développement de la croissance en favorisant une faible inflation. Les marchandises produites à bas coût en Asie (en exploitant la main-d’œuvre locale sous-payée) ont ainsi fourni du pouvoir d’achat supplémentaire en Occident. Les entreprises concernées en ont profité pour augmenter leurs profits, et pour conquérir de nouveaux marchés à l’étranger, en rapatriant des bénéfices réalisés là-bas (en exploitant donc aussi le consommateur étranger).
Du côté négatif, à long terme, ce cycle basé de facto sur un dumping social et fiscal a entraîné de multiples délocalisations et donc des destructions massives d’emplois industriels en Occident, qui se sont souvent accompagnées d’une forte hausse d’un chômage structurel. Il est vrai que cette situation a permis de développer des économies de services, en ayant « sous-traité » la production de biens physiques à d’autres pays.
Mais cela a créé une dramatique vulnérabilité stratégique, comme on a commencé à le voir ces dernières années : les économies sont très dépendantes des chaînes d’approvisionnement mondiales, ce qui, en cas de crise comme avec le Covid-19 ou la guerre en Ukraine, engendre de multiples pénuries. Cela remet gravement en cause la souveraineté économique des nations, sans même parler des dégâts environnementaux suite à l’explosion du transport maritime et aérien, et au dumping sur les normes environnementales.
Les États-Unis se sont engouffrés dans cette mondialisation néolibérale qu’ils ont largement imposée à partir de 1945, à coup d’accords de libre-échange léonins qui ont déstabilisé nombre d’économies. Les droits de douane américains n’ont cessé de diminuer avec la multiplication de ces accords, devenant faibles à la fin des années 1970 et imperceptibles à la fin des années 1990. Cette politique s’est poursuivie sans discontinuer, quel que soit le Président en poste, jusqu’à l’arrivée au pouvoir de Donald Trump en 2017.

Observons au passage que le développement économique fulgurant des États-Unis a été réalisé sous l’égide de droits de douane élevés permettant de protéger les producteurs agricoles et industriels, chance qu’ils n’auront pas laissée à bon nombre d’autres pays émergents…
La mondialisation a permis aux États-Unis de se lancer dans une surconsommation effrénée de marchandises à bon marché. Logiquement, les importations américaines de biens ont explosé. En revanche, la désindustrialisation a entraîné une quasi-stagnation puis une baisse des exportations du pays. Exprimées en proportion du PIB, ces dernières sont toujours à leur niveau relatif de 1980, alors que les importations se démarquent de 3 à 5 points de PIB en plus chaque année : c’est colossal.

Une telle situation est évidemment la recette miracle pour qu’un pays fasse exploser son déficit commercial. Celui des États-Unis a de nouveau atteint la bagatelle de -1 200 Md$ en 2024.

Ce pays a ainsi importé 60 % de plus que ce qu’il a exporté : c’est une situation très périlleuse que seuls les États-Unis peuvent supporter en raison de l’hégémonie du dollar.

Ces lourds déficits commerciaux sont réalisés avec pratiquement toutes les zones géographiques.

Plus en détail, les 1 200 Md$ de déficit en 2024 viennent pour 750 Md $ de l’Asie, de 300 Md$ d’Europe et de 250 Md$ du Mexique et du Canada. Précisons que le développement de la production de pétrole aux États-Unis a considérablement réduit la facture énergétique du pays, et le déficit avec le Moyen-Orient.

L’évolution du déficit américain au cours des dernières années montre qu’il ne cesse d’augmenter avec l’UE et le Mexique-Canada, dans de fortes proportions. Le déficit avec l’Asie augmente également, mais celui avec la Chine est en nette baisse. En effet, les salaires ont fortement augmenté en Chine : si le salaire minimum est d’environ 250 à 350 € par mois, le salaire moyen à Pékin ou Shanghai est d’environ 1 500 €.
Le pays se trouve donc concurrencé par ses voisins moins développés, tels le Vietnam ou le Cambodge avec leur salaire minimal à moins de 200 €. Ironie du sort, la Chine connaît donc à son tour des vagues de délocalisations ; mais elles sont particulières, car ne se délocalise souvent que l’assemblage final, la vaste majorité de la valeur ajoutée restant en Chine. Mais ceci explique l’évolution observée aux États-Unis.

Une telle hémorragie commerciale pose des problèmes croissants aux États-Unis, qui approchent de la limite de soutenabilité. Et c’est pourquoi Donald Trump a jugé qu’il était temps de corriger ces déséquilibres commerciaux majeurs.
Le choc du « jour de la libération »
En imposant des droits de douane élevés sur les marchandises non produites dans le pays, le gouvernement américain a acté la fin du libre-échange dérégulé sur lequel s’est fondée la mondialisation néolibérale.
Un premier taux plancher de droits de douane additionnels de 10 % est appliqué depuis le 5 avril à l’intégralité des pays de la Planète, y compris à ceux qui ont déjà un déficit commercial envers les États-Unis ; cela correspond pour Trump « à payer pour le privilège d'accéder au plus grand marché du monde ». Un taux additionnel de 1 % à 44 % sera ensuite appliqué à partir du 9 avril aux pays en excédent commercial, proportionnel à la taille de cet excédent.

Le pays le plus frappé est la Chine, qui voit ses marchandises soumises à des droits additionnels de 34 %, qui s’ajoutent aux droits de 20 % déjà rajoutés en février. Cela aboutit à de nouveaux droits sur les produits chinois de 54 %, qui s’ajoutent aux droits préexistants d’environ 10 % à 20 % selon les sources. On assiste en fait à une véritable déclaration de guerre économique des États-Unis contre la Chine.
D’une façon générale, l’Asie est fortement touchée par les nouveaux droits, souvent de plus de 30 %. Mais l’Europe est aussi durement frappée, avec 20 % de droits de douane.

Soulignons un point important : en raison des règles de l’UE, celle-ci est frappée d’un tarif unique moyen de 20 %. Cependant, on peut calculer le taux qui aurait concerné chaque pays pris individuellement. Il apparait que la Belgique ou la Grèce n’auraient subi qu’un taux de 10 %, la France 14 %, l’Allemagne 27 % et l’Italie 29 %.
Comme d’habitude, la France paiera donc pour l’Allemagne : encore un beau cadeau de l’UE à nos entreprises françaises ! Au passage, le Royaume-Uni est récompensé de son Brexit par un taux de 10 % au lieu de 20 %…

L’impact de ce retour du protectionnisme va être majeur, car cette politique est (actuellement) encore plus dure que celle des années 1930. En effet, si les taux unitaires moyens des droits de douane sont plus faibles qu’à l’époque, beaucoup plus de produits sont concernés (au stade actuel).
Certains analystes estiment que le taux moyen de droits sur l’ensemble des importations pourrait atteindre théoriquement 27 % en 2025, contre 3 % en 2024. Un tel taux est inconnu depuis 1900.

Des répercussions considérables, mais difficiles à anticiper
Cette violente politique protectionniste va avoir de très lourdes conséquences sur de nombreux pays et de nombreux secteurs, mais il est en réalité impossible de les chiffrer précisément, ni même de les évaluer par pays. Les choses vont se passer en deux temps.
1er temps : les effets à court terme
EN THÉORIE. Les premiers concernés vont être très directement les États-Unis. En théorie, si rien ne changeait dans les importations de biens (11 % du PIB en 2024), les nouveaux droits de douane représenteraient environ 700 Md$ de nouvelles taxes pour les États-Unis, payées accessoirement par les producteurs étrangers sous forme de baisse de marge, mais principalement par le consommateur américain.
Ce mécanisme est à la base plutôt une bonne idée, car cela permettrait, en plus de rééquilibrer les échanges, de mettre fin aux optimisations fiscales incessantes des multinationales pour délocaliser leurs profits vers les paradis fiscaux, et de les forcer à relocaliser leurs activités (c‘est probablement un sévère coup porté au paradis fiscal d’Irlande). Hélas, la mise en œuvre est bien trop brutale. Et de plus, l’idée de Trump est aussi d’utiliser ces taxes sur la consommation pour baisser les impôts des plus riches.
Au final, ces taxes induiraient une hausse du prix des produits importés de 20 % à 25 %. L’inflation américaine pourrait donc augmenter théoriquement de 2 à 4 points.
EN PRATIQUE. Bien entendu, les choses ne vont pas se passer ainsi, puisque le consommateur américain ne peut supporter de tels surcoûts sans changer sa consommation. Il devra donc en réduire le volume, et soit acheter les produits américains (qui étaient avant plus chers que les produits étrangers, mais qui ne le seront plus) soit acheter les produits étrangers plus chers (dans le cas où le produit américain restera plus cher).
De plus, beaucoup de produits américains nécessitent des importations, et donc leur prix va aussi augmenter. Tout cela va engendrer de l’inflation. Conséquence : le pouvoir d’achat de beaucoup d’Américains devrait baisser, ce qui risque d’entamer la popularité de l’administration Trump. Pour être complet, rappelons que l’inflation a néanmoins le mérite de diminuer le poids relatif de la dette américaine, en remboursant moins les prêteurs.
Dans un premier temps, ces mesures seront sans doute bonnes pour l’emploi industriel américain (par substitution ou relocalisation), mais pas pour la croissance, qui devrait probablement baisser. Au final, l’objectif de diminution du déficit et de relocalisation devrait probablement être atteint. Cependant, les inquiétudes causées par ce changement politique vont probablement faire fortement diminuer les marchés boursiers et financiers.
Ceci étant, les mécanismes en jeu sont très complexes, et d’autres phénomènes induits pourront jouer en sens inverse pour limiter l’inflation aux États-Unis, comme une baisse des prix de l’énergie (le pétrole vient par exemple de chuter de 12 % en une semaine, retrouvant son niveau de 2021) ou pour éviter le ralentissement de l’activité économique par une diminution des taux d’intérêt, ce que Trump appelle d’ailleurs lourdement de ses vœux.

Source : Truth Social
Le protectionnisme dur de Trump poursuit certainement un objectif complémentaire : provoquer une baisse de la valeur du dollar, ce qui contribuera aussi à la hausse des exportations et à la baisse les importations. Comme nous l’avons montré dans nos analyses de la valeur des monnaies, le dollar est par exemple surévalué de 25 % par rapport à l’euro ; un euro devrait valoir environ 1,40 dollar et non pas 1,10. Trump va certainement agir là-dessus également.
2e temps : les effets à moyen et long terme
Le deuxième temps, le plus dangereux, va dépendre des réactions des partenaires, et notamment de l’Asie et l’Europe qui vont être fortement impactées au vu du montant important de leurs exportations vers les États-Unis.

Les entreprises mondiales productrices de voitures, machines, matériels électriques et électroniques vont être durement frappées.

Les évaluations des conséquences sont complexes. Ainsi, la France a exporté vers les États-Unis 47 Md€ de marchandises en 2024. Une rapide simulation sur l’ajout de droits de 20 % aboutit à une perte de 15 Md€ d’exportations, au bénéfice d’autres pays. Mais puisque ces pays subissent aussi cette hausse des droits, il est difficile d’obtenir un chiffrage fiable. Cependant, 15 Md€, c’est déjà 0,5 % du PIB français qui peut disparaître – chiffre que vient de confirmer le Premier ministre.

Ce chiffre est probablement sous-évalué. En effet, cet impact récessif touche potentiellement tous les pays en même temps. Comme on l’a vu dans notre analyse du commerce extérieur de la France, nous sommes très dépendants de nos voisins. La politique tarifaire américaine risque aussi de faire perdre directement 40 Md€ de PIB à l’Allemagne, soit 1 point, alors qu’elle est déjà en récession. Le consommateur allemand va ainsi devoir couper dans ses 80 Md€ d’achats de produits français, amplifiant la baisse des exportations françaises, et donc sa croissance. Et pareil pour l’Italie, la Belgique, l’Espagne, etc.

L’impact sur la croissance française, européenne et mondiale devrait donc être massif.
Pour les États-Unis, il est possible qu’une réindustrialisation s’opère, mais elle pourrait également rapidement échouer en raison du manque de formation et d’appétence des salariés américains. Une forte récession poserait également de grosses difficultés économiques. Les droits de douane ne sont plus aussi efficaces au XXIe qu’au XIXe, car les chaînes de production sont très étendues, et les produits sont si complexes que, même assemblés localement, ils nécessitent de nombreux composants produits ailleurs, et donc taxés.
À ce stade, il est donc difficile d’anticiper l’avenir avec précision. En réalité, Donald Trump, en jouant un pari très risqué, vient de plonger le monde dans un océan d’incertitudes. Comme le résume l’économiste Richard Wolff :
« Lorsque vous imposez des droits de douane, vous ne savez pas quel sera le résultat, car il dépend de tout ce qui se passe ailleurs – les taux d'intérêt, les taux de change des monnaies, la hausse ou la baisse des économies dans le monde. Il est impossible de le savoir à l'avance. C'est une chose très risquée. »
Notons toutefois que si de nombreuses voix ont critiqué cette décision, à notre connaissance, aucune n’a expliqué comment Trump devrait s’y prendre pour réduire le déficit commercial des États-Unis de 1 200 Md$…
Trump a déclaré un « état d’urgence nationale »
Nos grands médias se sont de nouveau surpassés dans l’analyse de l’évènement : « Trump est une sorte de tyran fou qui n’écoute personne », « Trump a décidé d'agir en dictateur du monde ».
Pourtant, si la méthode est brutale et mal proportionnée, elle ne sort pas de n’importe où. La première mesure de Trump, le jour même de son investiture, a été de signer un mémorandum sur la « Politique commerciale America First », qui indiquait que son « administration [considère] la politique commerciale comme un élément essentiel de la sécurité nationale » et qui diligentait une « enquête sur les causes des déficits commerciaux annuels importants et persistants de notre pays en matière de biens, ainsi que sur les implications et les risques économiques et de sécurité nationale qui en découlent ». C’est cette enquête qui a abouti au décret présidentiel du 2 avril, où Trump indique :
« J’ai déclaré l’état d’urgence nationale en raison des conditions qui se traduisent par des déficits commerciaux annuels importants et persistants des États-Unis, qui ont augmenté de plus de 40 % au cours des 5 dernières années seulement. »
Il est très important de lire l’analyse du gouvernement américain. Le constat est sans appel :
« Les déficits commerciaux annuels importants et persistants des États-Unis ont conduit à l'affaiblissement de notre base manufacturière, ont entravé notre capacité à augmenter notre capacité manufacturière nationale, ont sapé les chaînes d'approvisionnement essentielles et ont rendu notre base industrielle de défense dépendante d'adversaires étrangers. »
Trump, qui dirige une économie de consommation, reproche aux autres pays de freiner la leur :
« Ce manque de réciprocité est apparent dans le fait que la part de la consommation dans le produit intérieur brut (PIB) aux États-Unis est d’environ 68 %, mais elle est beaucoup plus faible dans d’autres pays comme l’Irlande (27 %), Singapour (31 %), la Chine (39 %), la Corée du Sud (49 %) et l’Allemagne (50 %). »
Et il enfonce le clou : ce qu’il dénonce, ce sont notamment les politiques d’austérité européennes qui ne joue pas le jeu :
« Les déficits commerciaux annuels importants et persistants des États-Unis sont dus en grande partie à un manque de réciprocité dans nos relations commerciales bilatérales. Cette situation se traduit par des droits de douane disparates et des barrières non tarifaires qui empêchent les fabricants américains de vendre leurs produits sur les marchés étrangers. Elle est également renforcée par les politiques économiques des principaux partenaires commerciaux des États-Unis, dans la mesure où elles freinent les salaires et la consommation au niveau national, et donc la demande d'exportations américaines, tout en augmentant artificiellement la compétitivité de leurs produits sur les marchés mondiaux. »
Et il est vrai que, par exemple, la Commission européenne a toujours encouragé l’austérité pour améliorer la compétitivité (et les profits), au détriment du rééquilibrage des comptes, surtout de l’Allemagne :
« Les efforts déployés par les États-Unis pour remédier à ces déséquilibres sont au point mort. Les partenaires commerciaux ont bloqué à maintes reprises les solutions multilatérales et plurilatérales, notamment dans le cadre de nouveaux cycles de négociations tarifaires et d’efforts visant à discipliner les barrières non tarifaires. »
Trump a sans doute tiré les leçons de la défaite face à la Russie lors de la guerre d’Ukraine. En effet, la sécurité américaine serait compromise par la désindustrialisation, étant précisé que le soutien à l’Ukraine a en outre vidé les stocks militaires américains :
« Une nation qui ne produit pas de produits manufacturés ne peut pas maintenir la base industrielle dont elle a besoin pour sa sécurité nationale. […] Il est également essentiel d'accroître la capacité de production du secteur industriel de la défense afin de pouvoir fabriquer le matériel et les équipements de défense nécessaires à la protection des intérêts américains, tant sur le plan national qu'international. En effet, les États-Unis ayant fourni une quantité importante d'équipements militaires à d'autres pays, leurs stocks de matériel militaire sont trop faibles pour être compatibles avec les intérêts de défense nationale des États-Unis. »
Plus largement, il s’inquiète d’une perturbation des chaînes d’approvisionnement en cas de crise à venir :
« L’absence de capacité manufacturière nationale suffisante dans certains secteurs industriels critiques et avancés – une autre conséquence des déficits commerciaux annuels importants et persistants des États-Unis – compromet également la sécurité économique et nationale des États-Unis en rendant l’économie américaine moins résiliente aux perturbations de la chaîne d’approvisionnement. »
Il conclut donc :
« Permettre à ces asymétries de se poursuivre n’est pas viable dans l’environnement économique et géopolitique actuel en raison de l’effet qu’elles ont sur la production nationale américaine. La capacité d’un pays à produire au pays est le fondement de sa sécurité nationale et économique. »
La 2e phase à venir du plan Trump : les négociations bilatérales, probablement dures pour l’Europe
Trump ne semble pas bluffer. Il a au cœur de sa logique une réaction visant à défendre la sécurité économique de la nation, qui est évidemment mise en danger par les déficits persistants.
Mais, et c’est bien plus grave, transparait encore plus un souci de sécurité nationale en termes militaires, puisqu’il est vrai que la désindustrialisation pose la question des capacités à soutenir un conflit. On ne sait évidemment pas si c’est un simple souci « théorique » du Président, ou si cela rentre dans des plans de conflits à moyen terme (avec l’Iran, la Chine… ?), mais dans tous les cas, le gouvernement américain semble vouloir disposer d’une économie apte à mieux résister à un grave confit.
Dans ces conditions, la réaction des pays étrangers, frappés par les droits de douane, va être très importante. En effet, bien loin d’une politique aveugle, il semble que Trump cherche d’abord par ces droits de douane massifs à choquer ses partenaires par une très forte pression. Il est probable que la deuxième partie de son plan consiste ensuite à négocier une forte réduction de ces droits moyennant la signature d’accords commerciaux bilatéraux, plus avantageux pour les États-Unis que les anciens traités multilatéraux. Les droits de douane sont probablement un point de départ, et non pas un point d’arrivée, contrairement à ce que beaucoup semblent penser. C'est d'ailleurs en train de se produire, 70 pays ont demandé l'ouverture de négociations pour rééquilibrer les échanges. Après le coup de bâton, Trump propose une carotte.

Le Vietnam chercherait en réaction à obtenir un accord supprimant les droits de douane - @Truthsocial
C’est cependant une carotte très amère. Le décret présidentiel prévoit en effet que les droits additionnels peuvent être diminués « si un partenaire commercial prend des mesures importantes pour remédier aux accords commerciaux non réciproques et s’aligner suffisamment sur les États-Unis sur les questions économiques et de sécurité nationale » (en abandonnant le Groenland par exemple… ?). Cette demande d’alignement politique est centrale, et n’a normalement rien à faire dans un sujet de commerce international. Les pays concernés sont ainsi prévenus : leur avenir économique avec les États-Unis dépend de leur alignement sur les intérêts américains.
Il est donc fort possible que les droits additionnels massifs (au-delà du plancher de +10 %) disparaissent rapidement - mais probablement pas pour la Chine. Ils n'auraient alors bien été qu'un instrument de pression visant à extorquer des avantages commerciaux. Il ne faut jamais oublier ce que l'ancien directeur général de l'OMC vient de rappeler à propos du Président américain : "M. Trump a appris à faire des affaires sur le marché immobilier new-yorkais influencé par la mafia et que ses tactiques sont basées sur l'extorsion".
Ces actions brutales vont ainsi décrédibiliser les États-Unis comme partenaires stratégiques, et aider politiquement la Chine, qui passera auprès de ses voisins comme un pôle de stabilité ; des négociations économiques viennent d’ailleurs de s’ouvrir entre la Chine, le Japon et la Corée. Mais peut-être est-ce là un des autres buts du gouvernement américain : acter la fin de l’omnipuissance américaine, et entrer dans un monde multipolaire de puissances régionales.
Hélas pour l’Europe, son avenir est d’être méprisée et donc tondue par son suzerain d’outre-Atlantique, comme l’a encore montrée une conversation privée fuitée entre le vice-président J. D. Vance et le ministre de la Défense Hegseth, qui parle de « comportement de profiteurs PATHÉTIQUE des Européens ».

Source : The Atlantic
J. D. Vance : « Je déteste venir au secours des Européens encore une fois ». Pete Hegseth : « Je suis complètement d’accord, je déteste le comportement de profiteurs des Européens. C’est PATHÉTIQUE ».
Les mesures de rétorsion : une très mauvaise idée…
Cependant, ces droits peuvent aussi encore augmenter « si un partenaire commercial devait prendre des mesures de rétorsion contre les États-Unis en réponse à cette taxation en imposant des droits d’importation sur les exportations ». Dans la foulée, le secrétaire américain au Trésor, Scott Bessent, a déclaré : « Mon conseil à chaque pays en ce moment est de ne pas riposter. Asseyez-vous, encaissez, voyons comment cela se passe. Parce que si vous ripostez, il y aura une escalade. Si vous ne ripostez pas, c'est le point culminant ».
Et en effet, il est sans doute important que les pays ne réagissent pas fortement en rétorsion, dans un mouvement aussi brutal que celui de Trump, ce qui équivaudrait à accentuer la guerre économique, et conduirait sans doute les États-Unis à mener des représailles. Là encore, il faudrait que les pays, surtout européens, privilégient la diplomatie économique et négocient avec les États-Unis. Et ce d’autant plus que les pays très excédentaires sont fautifs dans leur manque de rééquilibrage : on ne peut pas se plaindre d’une réaction d’un pays dont on surponctionne depuis des années la consommation. Une montée des droits de douane en Europe est un besoin pour réindustrialiser, mais cela doit être réalisé avec subtilité et doigté, au cas par cas, et en ne ciblant que quelques pays pour les secteurs les plus stratégiques.
Mais hélas, la politique est complexe. D’autant plus que les mesures sont violentes. L’impact pour la Chine est colossal : ce sont peut-être 500 Md$ d’exportations qui sont en danger, de quoi déclencher une grave crise de surproduction. Le gouvernement chinois a d’ailleurs anticipé cette crise, en annonçant mi-mars un vaste plan visant à développer sa consommation intérieure pour compenser les pertes. Il y a aussi le risque que la Chine tente des démarches commerciales agressives de dumping contre l’UE, pour compenser ses pertes.
Au final, le danger est tel que ce pays devrait théoriquement accepter les conditions américaines. Cependant, dans la vraie vie politique, ce n’est pas ce qui passe, et des mesures de représailles sont généralement prises en miroir. Les droits de douane américains visent à diminuer le déficit en diminuant les importations, mais les mesures de rétorsion étrangères diminuent les exportations américaines, ce qui annule la baisse du déficit. On a alors un jeu « perdant-perdant ».
Les annonces de ripostes se sont ainsi multipliées dans le monde :
- le 4 avril, la Chine a annoncé l'imposition d'une taxe de 34 % sur toutes les importations en provenance des États-Unis, effective à partir du 10 avril et une limitation de l’exportation sur sept éléments de terres rares pour tous les pays. En réaction, Trump a annoncé qu'il imposerait 50 % de droits de douane en plus à la Chine si elle n'annulait pas ses représailles. Et la Chine a indiqué qu'elle ne céderait pas. Ambiance... ;
- Canada et Mexique ont également exprimé leur intention de prendre des mesures de représailles en réponse aux tarifs imposés par les États-Unis ;
- l'Union européenne a exprimé son intention de riposter, Von der Leyen indiquant que la Commission « était déjà en train de finaliser le premier paquet de contre-mesures » ;
- la France et l’Allemagne poussent pour une réponse bien plus agressive ;
- Emmanuel Macron, du haut de ses 100 Md€ de déficit commercial, a demandé aux industriels français de « suspendre les investissements aux États-Unis », un appel entendu 5/5 par ce patron poids lourd du CAC 40 : « ce que dit Macron, je n’en ai rien à cirer » ;
- le ministre français de l’Économie, Éric Lombard, a déclaré : « on va riposter sur un ensemble de produits […] la riposte peut être très vigoureuse », n’allant cependant pas jusqu’à promettre, comme l’ancien ministre Bruno Le Maire à propos de la Russie, de faire s’écrouler l’économie américaine…
Les dirigeants résistent d’ailleurs d’autant plus mal que leurs populations, mal informées, poussent aux représailles.

Le 7 avril, la Commission européenne a proposé une riposte avec des droits de douane de 25 % sur certains produits, en représailles non pas à la décision du 2 avril, mais à une précédente du mois de mars visant l'acier. Von der Leyen a également indiqué que l’Europe était "prête à négocier avec les États-Unis", et a même proposé de mettre en place des "droits de douane nuls pour tous les produits industriels". En plein retour du protectionnisme, les intégristes bruxellois proposent donc d'amplifier le libre-échange, dans le but d'obtenir "un bon deal". L'espoir fait vivre, vu que le seul but de Trump est que l'UE accepte un mauvais deal, sinon, il n'y aura aucun rééquilibrage. Cette proposition est donc fumeuse, d'autant que les droits de douane européens sont déjà quasi nuls. Trump l'a donc balayée d'un revers de main, explicitant un de ses souhaits : que l'UE achète son énergie aux États-Unis, un bon moyen d'être encore plus dépendant de ce partenaire particulier.
Par ailleurs, relevons que ces représailles ne vont probablement pas faire céder les États-Unis, car ils réalisent la vaste majorité de leurs exportations dans des pays proches ou très dépendants d’eux.

Ces représailles sont pourtant très dangereuses et rappellent celles des années 1930. Cependant, la situation n’est pas la même : les États-Unis ne sont plus ceux de l’époque et il est compliqué de se fâcher avec un pays dont on utilise la monnaie pour commercer, les serveurs pour naviguer sur Internet ou stocker ses données, et ses armes ainsi que sa protection militaire et nucléaire. Les dirigeants de grandes banques s’inquiètent par exemple de l’utilisation par Trump de la finance comme d’une arme de représailles, ce qui pourrait avoir de sérieuses conséquences sur la stabilité financière.
De plus, Trump est très sérieux, poussé par une profonde préoccupation pour la sécurité nationale, et il a confirmé qu’il ne lâcherait rien.

Source : Truthsocial
Le gouvernement américain proclame donc qu’il ne changera pas de politique, et il ira donc probablement très loin pour que des contre-mesures n’annulent pas sa « Révolution économique ».
Les dirigeants européens devraient donc bien peser le pour et le contre avant de déclencher un autre conflit qu’ils ne peuvent pas gagner : « only the weak will fail ! ».
Ce qu’il faut retenir
La décision de Trump de mettre fin au libre-échange néolibéral est terriblement brutale, et dangereuse pour l’avenir du monde.
Il ne s’agit pas d’un coup de bluff, mais d’une politique réfléchie en amont qui vise à réduire le déficit commercial des États-Unis. L’objectif affiché est de réindustrialiser le pays en vue de créer des emplois, mais aussi de renforcer la sécurité nationale en se dotant d’un appareil industriel de défense autonome et performant.
Une telle stratégie protectionniste, bien que sensée sur le fond, devrait être menée avec mesure, prudence, et de façon bien plus coopérative. Il est toutefois possible que de nombreux accords bilatéraux soient signés, réduisant rapidement les taux élevés imposés le 2 avril, qui n’auraient donc été, pour un certain nombre de pays, qu’un brutal coup de pression temporaire pour les faire céder. Cela nécessitera cependant des concessions non seulement économiques, mais aussi politiques, que de nombreux pays ne vont pas apprécier, voire refuser. Quoiqu’il en soit, c’est une étape décisive du passage à un monde multipolaire.
En attendant, ce violent retour à une politique protectionniste est bien parti pour avoir des effets dévastateurs, aux États-Unis comme dans beaucoup de pays du monde. Leur étendue dépendra des décisions politiques de rétorsion que vont prendre les dirigeants mondiaux. Il est impossible de savoir à ce stade si Trump gagnera ou pas son pari de réindustrialisation.
La situation s’annonce particulièrement critique pour les dirigeants européens, divisés comme d’habitude : ils disposent de bien peu de cartes en main pour négocier, mais de beaucoup trop d’arrogance. Trump ayant encore de nombreuses armes à sa disposition, un conflit avec lui pourrait s’avérer encore plus dommageable pour nos économies.
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Photo d'ouverture : Le président américain Donald Trump tient un tableau alors qu'il prononce un discours sur les tarifs douaniers réciproques lors d'un événement dans la roseraie intitulé « Make America Wealthy Again » à la Maison Blanche à Washington, DC, le 2 avril 2025. (Photo de Brendan SMIALOWSKI / AFP)
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