Il y a comme un air nauséabond qui flotte dans l’air. C’est qu’il faudrait être sacrément aveugle pour ne pas s’inquiéter de la folie autoritaire dans laquelle sombre le pays. Si cette dynamique n’est pas nouvelle, les attaques du Hamas du 7 octobre 2023 et la réplique sanguinaire d’Israël à Gaza ont produit un franchissement de seuil dans la restriction des libertés publiques en France. Disons les termes. C’est une véritable chasse aux sorcières !
Abonnement Élucid
Elle n’est pas si lointaine l’époque où chacun pouvait (relativement) librement exprimer son opinion sur le conflit israélo-palestinien, où, suivant une tradition historique, les personnes attachées au respect des droits de l’Homme pouvaient protester contre le traitement inhumain infligé aux Palestiniens. Ce temps est désormais révolu.
« Est-ce que vous condamnez le Hamas » ?
Aujourd’hui, c’est toute une classe dominante qui, comme un seul homme, s’est mise en tête d’excommunier toute parole qui s’écarterait même minimalement des seuls mots d’ordre autorisés – « soutien inconditionnel à Israël » ou « droit d’Israël à se défendre » – ou toute personne qui refuserait de répondre par l’affirmative à la seule question qui vaille, semble-t-il, d’être posée : « Est-ce que vous condamnez le Hamas ? ».
Malgré ce climat d’inquisition, de nombreuses voix se sont courageusement élevées dans le pays pour dénoncer la violation par Israël du droit international, ainsi que le risque génocidaire à Gaza (actuellement soumis à l’appréciation de la Cour internationale de Justice des Nations Unies). Sauf erreur, aucune de ces personnalités n’a justifié les ignobles exactions commises par le Hamas le 7 octobre 2023, chacune a reconnu qu’il s’agissait d’actes barbares touchant principalement des civils, femmes et enfants, et chacune a exprimé sa solidarité avec toutes les victimes et leurs proches.
Mais (oui, il y a un « mais »), la légitime compassion envers les victimes israéliennes ne saurait valoir blanc-seing à la riposte du gouvernement de Netanyahou pour massacrer impunément et par dizaines de milliers les habitants de Gaza, tout aussi innocents. Ils ne sont pas des « dommages collatéraux », mais des êtres humains faits de chair et de sang à qui on ôte tout aussi sauvagement la vie. Il n’y a pas de tri à faire dans l’horreur.
Deux poids, deux mesures
C’est au nom de l’humanisme et du principe (simple) selon lequel toutes les vies se valent – qu’elles soient israéliennes ou palestiniennes – que des militants et responsables politiques ont dénoncé les crimes de guerre commis par Israël. Et, c’est pourtant contre eux que la meute de loups a été lâchée. Pas contre tel député (1) qui nie publiquement le caractère illégal des colonies israéliennes en Cisjordanie ou qui qualifie de « cancer » la population palestinienne, pas contre tel polémiste (2) qui entend distinguer la mort des enfants israéliens, épouvantable celle-là, de celle des enfants palestiniens, plus acceptable, car « ces enfants ne mourront pas en ayant l'impression qu'en face d'eux l'humanité a trahi tout ce qu'ils étaient en droit d'attendre » (sic). Il y aurait donc pour certains une manière plus « humaine » qu’une autre de tuer des enfants…
Certains esprits chagrins pourraient être tentés de déceler dans ces prises de position une forme de xénophobie, voire de racisme. Mais pas du tout ! En tout cas, celles-ci n’ont valu à leurs auteurs ni disqualification publique ni poursuites judiciaires. Les gens dangereux, ce sont les autres parait-il !
Analyser, sans nullement justifier, le contexte historique et les motivations des crimes commis par le Hamas ? Odieux, à tout le moins « ambigu ». Dénoncer la réponse sanguinaire et aveugle du gouvernement Netanyahou à Gaza ? Interdit, surtout que les chiffres ne sont « pas fiables » puisqu’ils proviennent du ministère de la Santé du Hamas. Appeler à un cessez-le-feu immédiat et à l’arrêt de la livraison d’armes par la France à Israël ? Criminel ! Non. Rectification. « Apologie de terrorisme » !
Ça y est, on y est. Soutenir les Palestiniens dans leur martyre constitue désormais un délit d’opinion en France.
Le délit d’opinion : nouvelle arme contre les opposants politiques
Là est le point de rupture. Que le système médiatique tout entier se soit mobilisé pour disqualifier les voix résistantes en déformant leurs propos n’est pas une surprise. Que toute critique envers la politique du gouvernement israélien d’extrême droite soit qualifiée d’antisémite non plus. Cela fait un moment que les grands médias ont fait de l’inversion accusatoire leur spécialité, en donnant le bon rôle aux va-t’en-guerre et le mauvais aux pacifistes.
Ce qui est plus inattendu est que cette fois-ci, le droit a été largement instrumentalisé pour empêcher toute expression publique dissonante. En pleine campagne électorale pour les élections européennes, des opposants politiques ont subi des poursuites judiciaires. Des militants syndicaux ont eu droit au même traitement. Au total, c’est plus de 600 procédures pénales qui ont été engagées par les procureurs de la République, et cela sur instruction expresse du ministre de la Justice, qui semble avoir perdu le souvenir qu’il fut par le passé un avocat de la défense soucieux du respect des libertés.
C’est la liberté d’expression qui est assassinée sous nos yeux, cette fois avec la complicité active d’une partie du corps de la magistrature. Car même s’ils ne sont pas indépendants – cela a été jugé par la Cour Européenne des Droits de l’Homme (CEDH) en 2010 (3) –, les magistrats du parquet disposent néanmoins d’une certaine marge d’appréciation pour qualifier ou non des propos comme relevant du délit d’apologie de terrorisme. Il semble qu’ils aient décidé d’en faire une appréciation particulièrement extensive, et – faut-il s’en étonner ? – cette cabale touche surtout les organisations de gauche.
Quant à ceux qui relativiseraient la gravité de ces actes en n’y voyant là que des manœuvres d’intimidation, mais sans aucun risque de condamnation, le Tribunal correctionnel de Lille vient de faire la démonstration que tout est désormais possible au pays des Lumières puisqu’il a condamné en première instance Jean-Paul Delescaut, Secrétaire général de l’Union Départementale CGT du Nord, à une peine de prison d’un an avec sursis pour la publication d’un tract qui, pourtant, dénonçait tous les crimes commis contre les victimes civiles sans distinction. Et ce militant syndical avait préalablement fait l’objet au petit matin d’une arrestation à son domicile suivie d’une mesure de garde à vue, soit la procédure réservée aux grands délinquants et aux terroristes !
Le détournement de la notion d’apologie du terrorisme : un abus de droit manifeste !
Il est d’ailleurs fort étonnant qu’une condamnation ait été prononcée sur le fondement de l’article 421-2-5 du Code pénal (4), car l’esprit du texte vise manifestement à empêcher la commission d’actes terroristes sur le territoire français et/ou contre les institutions françaises. Or, en l’espèce, les propos incriminés concernent un conflit entre deux entités étrangères à la France, de sorte qu’ils n’incitent nullement à l’accomplissement d’actes terroristes sur le sol français.
Exclure ce critère de rattachement à la France revient à ouvrir la boîte de pandore, car les tribunaux devraient alors se faire juge de toute prise de position en matière de terrorisme international. Or, la notion de terrorisme dépend intrinsèquement du point de vue selon lequel on se place : faut-il rappeler que les résistants français étaient des « terroristes » pour les nazis et le régime de Vichy ? Pour prendre un autre exemple bien plus proche de nous, imagine-t-on un instant des poursuites judiciaires contre ceux qui n’auraient pas expressément condamné l’assaut meurtrier commis au Crocus City Hall à Moscou le 22 mars 2024 ? À l’évidence, non. Car la France soutient officiellement l’Ukraine dans la guerre que la Russie lui a déclarée.
Autrement dit, l’application par le juge français d’un texte de droit pénal, dont l’interprétation doit toujours être stricte, ne saurait dépendre aussi étroitement du contexte géopolitique international et des positions diplomatiques de la France. En somme, utiliser le délit d’apologie du terrorisme au titre des opinions exprimées sur le conflit israélo-palestinien ne se justifie nullement et constitue un abus de droit.
C’est éventuellement sur le fondement de l’article 24 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse (5) qui réprime notamment l’apologie des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité que des poursuites judiciaires pourraient être envisagées. Mais, on aurait alors quelques difficultés à comprendre que tous ceux qui cautionnent les crimes de guerre actuellement commis par « l’armée la plus morale du monde » ne fassent pas aussi l’objet de poursuites judiciaires. L’autre ironie est que l’opposition sémantique entre « crime de guerre » et « terrorisme » – le premier terme étant bien plus approprié que le second du point de vue du droit – est précisément ce qui a valu initialement à la France insoumise d’être clouée au pilori par le tribunal médiatique…
Un pas de plus vers le totalitarisme…
Cette dérive liberticide ne s’arrête pas là puisque plusieurs conférences organisées par le principal parti politique d’opposition de gauche ont été annulées par les autorités administratives. À cette occasion, Jean-Luc Mélenchon a protesté contre ces décisions qu’il a jugées arbitraires. Et il l’a fait en convoquant les travaux d’Hannah Arendt menés à l’occasion du procès d’Adolf Eichmann et le concept de « banalité du mal » pour dénoncer la lâcheté de ceux qui obéissent aux ordres sans se soucier des conséquences de leurs actes.
Quoi qu’on pense du leader de la France insoumise, cette analyse s’inscrit ostensiblement dans le champ de la défense de la liberté d’opinion et d’expression. Pourtant, la ministre de l’Enseignement supérieur a annoncé déposer une plainte contre lui pour « injure publique » considérant qu’il avait « traité de nazi le président de l’université de Lille ». Au-delà de sa mauvaise foi patentée, le gouvernement poursuit sa stratégie consistant à instrumentaliser la justice pour museler la liberté d’expression de l’opposition. C’est gravissime.
Pour une blague qualifiant Benjamin Netanyahou de « sorte de nazi sans prépuce » sur les ondes de France Inter, l’humoriste Guillaume Meurice a fait l’objet de plusieurs plaintes pour injure publique et a été auditionné par les services de police ! Certes, ces plaintes ont finalement été classées sans suite, mais la direction de Radio France vient d’engager à son encontre une procédure de licenciement pour faute grave avec mise à pied à titre conservatoire. Quand la justice innocente, c’est le service public audiovisuel qui prend le relai…
Il ne s’agit que de quelques exemples, car chaque jour apporte son lot de censures, de sanctions et de disqualifications en tous genres. Le fait est que toute une caste s’est mise en mouvement pour faire taire par tous les moyens la contestation qui pourtant ne fait que soutenir la position diplomatique historiquement défendue par la France.
Que le pouvoir exécutif, les grands médias, et désormais la justice, avancent main dans la main pour réprimer la liberté d’expression, en criminalisant toute voix discordante, constitue une étape décisive dans la disparition de la démocratie. Il n’y aura pas de retour en arrière. Les mauvaises habitudes s’installent vite et tous ces gens ont manifestement renoncé à entretenir ne serait-ce que l’illusion d’un débat public contradictoire. La fin du mythe démocratique est proche.
Le non-respect du résultat du référendum sur le traité constitutionnel européen de 2005 aura entériné l’idée que le destin de la France ne pouvait se faire contre les traités de l’Union européenne et que les « élites » gouverneraient désormais sans le peuple. Le mouvement des gilets jaunes né en novembre 2018 aura signé la fin de la liberté de manifestation par une répression policière et judiciaire d’une brutalité sans précédent. Les attaques du Hamas du 7 octobre 2023 resteront en France comme le moment charnière où les dominants auront décidé de ne même plus faire semblant : la liberté d’opinion est officiellement morte.
Notes
(1) Meyer Habib, député de la 8e circonscription des Français établis hors de France.
(2) Céline Pina sur Cnews – citation complète : « Il y a sans doute de la pédagogie à faire sur le fait que le crime contre l'humanité et le crime de guerre, ce n'est pas une question de degré, mais une question de nature. Autrement dit, une bombe qui explose, qui va détruire et qui va faire des dégâts collatéraux tuera sans doute des enfants, mais ces enfants ne mourront pas en ayant l'impression qu'en face d'eux l'humanité a trahi tout ce qu'ils étaient en droit d'attendre ».
(3) CEDH 23 nov. 2010, Moulin c. France, n° 37104/06
(4) Article 421-2-5 du Code pénal : « Le fait de provoquer directement à des actes de terrorisme ou de faire publiquement l'apologie de ces actes est puni de cinq ans d'emprisonnement et de 75 000 € d'amende ».
(5) Article 24 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse : « (…) Seront punis de la même peine ceux qui, par l'un des moyens énoncés en l'article 23, auront fait l'apologie des crimes visés au premier alinéa, des crimes de guerre, des crimes contre l'humanité, des crimes de réduction en esclavage ou d'exploitation d'une personne réduite en esclavage ou des crimes et délits de collaboration avec l'ennemi, y compris si ces crimes n'ont pas donné lieu à la condamnation de leurs auteurs ».
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