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Alain Lambert (1946-), ancien notaire, est un homme politique français. Il a été sénateur de l’Orne pendant presque vingt ans (1992-2010), période durant laquelle il a également occupé les postes de Président de la commission des finances du Sénat (1998-2002) puis de ministre délégué au Budget (2002-2004).
Olivier Berruyer : Sur les questions démocratiques, vous estimez que les problèmes fondamentaux en France sont d'ordre institutionnels. Comment en sommes-nous arrivés là ?
Alain Lambert : L’horizon s’est terriblement réduit. Il existait une très grande instabilité politique sous la IVe République, mais les déséquilibres entre les pouvoirs n'étaient pas ceux qu'ils sont aujourd'hui. Sous la Ve République, les choses ont bien commencé parce que notre économie était encore très planifiée. Mais ensuite, la Constitution a été complètement dévoyée.
Selon moi, la première tragédie a été l’élection du Président de la République au suffrage universel. Elle donne au Président une légitimité bien supérieure à celle du Parlement. Cette légitimité suprême conférée à une seule personne a transformé notre système politique en une sorte de monarchie présidentielle. C’est bien pire qu’une monarchie constitutionnelle, puisqu’on lui donne une sorte de majesté, une prééminence, sur le gouvernement. Or, le Président devrait présider le gouvernement et non pas être son maitre. La « cerise sur le gâteau » aura été l'adoption du quinquennat et ses conséquences sur le calendrier électoral des législatives.
Au Parlement, les députés n’ont plus aucun moyen d’exprimer leurs singularités. Le corps politique n’existe plus. La période électorale s’apparente de plus en plus à l’élection de miss France. Le niveau du débat démocratique est à l’un des niveaux les plus bas de l’histoire de la République.
« Il faut renforcer la responsabilité du gouvernement devant le Parlement et abolir « le fait majoritaire » qui transforme les élus de la majorité en moutons de Panurge. »
Oui, selon moi, le problème est d’abord institutionnel. Si on ne remet pas en cause le principe de l’élection du président de la République au suffrage universel, si on ne revoit pas la durée du mandat, si on ne déconnecte pas le calendrier présidentiel du calendrier législatif, si on ne redonne au Premier ministre les pouvoirs de Chef du Gouvernement qui découlent de la Constitution, notre pays court un grand risque.
Olivier Berruyer : Quelles réformes institutionnelles conseilleriez-vous ?
Alain Lambert : Il faut renforcer la responsabilité du gouvernement devant le Parlement et abolir clairement « le fait majoritaire » qui transforme les élus de la majorité en moutons de Panurge. Pour cela, il faudrait changer le mode électoral et introduire un bonne dose de proportionnelle par exemple. Le modèle de la démocratie bipartisane à l’anglaise ou à l’américaine ne convient pas à nos pays européens, mais l'Allemagne, plus proche de la culture anglo-saxonne, a déjà un fonctionnement par coalition. Les coalitions ne sont donc pas impossibles en France et devraient être permises.
Sur le plan économique, il faut en finir avec cette fiction qui cloisonne trois administrations : L’État, les administrations sociales et les collectivités locales. Cela n’a strictement aucun sens. Nous sommes revenus au Moyen Âge. Aucune entité au monde ne pourrait survivre avec trois dirigeants séparés, dotés d’une autonomie financière, et dont les engagements ne sont consolidés par personne sauf par l’Union européenne qui, de temps en temps, nous demande de maitriser les dépenses.
Les collectivités locales sont insuffisamment autonomes pour la mise en œuvre des responsabilités qui leur sont confiées. En revanche, il faudrait qu’elles soient moins autonomes sur leurs dépenses et sur les recettes. Je suis libéral, mais je pense que la liberté s’exerce d’autant mieux qu’elle s’exerce à l’intérieur d’un cadre.
« Aucun élu ne pense que l’on peut fonctionner encore dix ans comme cela. Chacun s’interroge sur le scénario de sortie. La VIe République s’annonce progressivement. »
Comment un Parlement aussi corporatiste pourrait-il accepter de tels changements ?
Quel serait le facteur déclencheur ? Il ne faut pas complètement exclure une hypothèse : des soulèvements populaires peuvent surgir ici ou là et avoir des effets très déstabilisateurs pour les démocraties. Si de tels soulèvements populaires se déclenchaient, peut-être alors qu’une VIe République surviendrait comme seul moyen d’apaiser le courroux du pays.
Je pense qu’au plus profond de sa conscience, aucun élu ne pense que l’on peut fonctionner encore dix ans comme cela. Chacun s’interroge sur le scénario de sortie. La VIe République s’annonce progressivement. Cela dit, je suis juriste de formation et je sais qu’il ne suffit pas de changer l’emballage pour faire adhérer les gens au produit. Une Ve République simplement rénovée ne susciterait guère d’enthousiasme. La démocratie est un contrat entre un peuple et ses dirigeants. La France n'est pas une véritable démocratie. Elle est une monarchie élective influencée par une oligarchie.
Certes, la Ve République nous a permis de rester en paix pendant soixante-dix ans. Mais elle doit maintenant se préparer à une profonde métamorphose parce qu’on ne gouverne plus comme en 1960. Par ailleurs, elle a été beaucoup déformée par rapport à son début en 1958. De Gaulle lui-même, en 1962, sous le coup de l’émotion de l’attentat du Petit Clamart, a transformé l’élection du président de la République en suffrage universel. Il n’a pas mesuré que, si cela pouvait se justifier pour lui-même, en raison de son capital historique, ce ne serait pas le cas pour ses successeurs.
À mon avis, la bonne République serait un juste milieu entre la IVe qui donnait trop de pouvoir au Parlement et la Ve qui a donné trop de pouvoir au Gouvernement. Il faudrait trouver un équilibre entre les deux.
N’est-ce pas attendre des politiques professionnalisés qu’ils scient la branche sur laquelle ils sont assis ?
C’est aussi un phénomène de génération. Le problème de ceux qui sont au pouvoir aujourd’hui est de ne pas se retrouver au chômage cinq ans après. Ceux qui ont gouverné après la dernière guerre étaient sortis des maquis vivants. Ils avaient tellement lutté qu’ils étaient capables de faire un autre travail. Aujourd’hui, peu d’hommes politiques seraient reclassables sur le marché du travail. Je ne connais presque pas de politiques que l’on soit allé chercher au Parlement pour leurs compétences.
Il n’est pas si fréquent de voir les élus s’entourer des meilleurs. Souvent, au contraire, ils s’entourent de médiocres qui leur servent de faire-valoir. J’attends qu’un journaliste effectue le travail suivant : publier une évaluation des politiques par rapport au devenir des collaborateurs qu’ils ont eus, pour voir qui a su déceler le plus tôt les talents. C’est un métier d’égo boursouflé à un niveau ultime. Ils ont un esprit d’équipe très faible à quelques exceptions près. Et ces exceptions, les autres s’attachent à les détruire.
« Un chef de bureau d’une administration, membre du cabinet du président de la République peut mettre à genou un ministre. C’est révélateur de notre monarchie républicaine. »
Quelle impression gardez-vous de votre passage au gouvernement au début des années 2000 ?
En arrivant, à ma grande stupeur, j’ai découvert une pagaille incommensurable. Rien n’est plus fragile que les États. Ils sont mal organisés, suradministrés. Entre la proposition du ministre et la lecture du Premier ministre, il y a quinze lectures. Jamais la proposition d’un ministre ne doit être tenue pour bonne. Seuls les hauts fonctionnaires peuvent inventer les solutions magiques.
Le résultat produit était très faible, parce que tous sont en compétition. Le système est tellement bureaucratique qu’il ne produit rien. À l’Élysée, j’ai découvert qu'un chef de bureau d’une administration, membre du cabinet du président de la République pouvait mettre à genou un ministre. C’est révélateur de la monarchie républicaine que j’évoquais précédemment.
Si un jeune étudiant lisait cette interview, quel message souhaiteriez-vous lui faire passer ?
N’aie pas peur, mais sois lucide : la société dans laquelle tu es né s’est laissée enfermer en distribuant plus qu’elle n’avait été capable de produire et en créant des injustices qui ne sont plus tolérées. Le seul moyen de sortir de ce piège, c’est d’intégrer dans toutes les décisions publiques la nécessaire solidarité entre les générations.
De cette manière, chaque citoyen pourra reprendre sa place dans une histoire où d’autres citoyens l’ont précédé et lui ont laissé un héritage dont il doit prendre soin pour pouvoir à son tour le transmettre à ses enfants. Car pour sortir d’une société figée sur des positions inconfortables, mais frileuses, rien n’est plus fécond que d’inviter chacun à s’appuyer sur des valeurs communes d’humanité, de citoyenneté, de responsabilité, de diversité et de créativité pour construire un avenir pour ses enfants.
Propos recueillis par Olivier Berruyer le 30 juillet 2013.
Photo d'ouverture : Manifestation des Gilets jaunes devant l'Arc de Triomphe à Paris, 1er décembre 2018 - William Lounsbury - @Shutterstock
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