Google a définitivement franchi le pas : son intelligence artificielle est directement intégrée dans son moteur de recherche, le transformant en « moteur de réponses ». Une nouvelle fonctionnalité qui inquiète particulièrement les médias et créateurs de contenus aux États-Unis, qui voient la fréquentation de leurs sites chuter en flèche.

Article Démocratie
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publié le 08/10/2025 Par Jordi Lafon
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L’intelligence artificielle envahit chaque strate de notre système économique et technologique. Dès lors, Google, le plus connu des moteurs de recherche, ne risquait certainement pas de passer à côté.

En mai 2024, Google a intégré son modèle d’intelligence artificielle à son moteur de recherche, pour les États-Unis d’abord (en Europe, le modèle est utilisé en Suisse, en Espagne et en Allemagne depuis avril 2025). Le géant du numérique par excellence ne se contente donc plus de fournir une liste de liens contenant une réponse à votre requête, son Overview génère désormais une réponse rédigée. Plus récemment, il a intégré une fonctionnalité similaire, nommée Discover, dans l’application Google Search, qui fonctionne de la même manière qu’Overview.

Puisque l’utilisateur obtient directement une réponse après sa recherche, il est beaucoup moins incité à consulter les différents sites qui fournissent pourtant la matière sur laquelle l’IA s’appuie. Les résultats des premières études sont sans appel : la fréquentation des sites chute en flèche.

Les sites d’information et de e-commerce sont les plus virulents dans leurs plaintes, mais la tendance affecte le web dans son intégralité. Similarweb, qui mesure le trafic de plus de 100 millions de domaines, estime que le trafic de recherche mondial (par les humains) a chuté d'environ 15 % entre juin 2024 et juin 2025.

Cette tendance générale n’est pas uniquement imputable à Google Overviews. Le lancement des autres « LLM » – ces modèles d'apprentissage automatique capables de comprendre et générer des textes –, a joué un rôle significatif ; nombre d’utilisateurs ont désormais recours à ChatGPT comme un moteur de recherche. Mais bien entendu, l’impact de Google est particulièrement significatif.

Depuis le lancement de ses Overviews, la part des recherches liées à l'actualité ne donnant lieu à aucun clic est passée de 56 % à 69 %, toujours selon Similarweb. Les visites provenant de moteurs de recherche ont chuté de 55 % pour Business Insider entre avril 2022 et avril 2025 ; pour le New York Times, elles sont passées de 44 % à 36,5 % sur la même période, et pour le Wall Street Journal, de 29 % à 24 %.

Une étude plus récente de Pew Research pointe dans la même direction : seuls 8 % des visites générant un résumé IA donnent lieu à un clic, contre 15 % des visites sans résumé IA. Cette fonctionnalité tend plus fortement à conclure une recherche : 26 % des pages comportant un résumé d'IA entraînent une fin de session, contre 16 % des pages ne comportant que des résultats de recherche traditionnels.

Cette évolution inquiète particulièrement les responsables de ces sites d’information. Depuis le début de la numérisation de l’information, leur modèle économique repose entièrement sur la fréquentation, qu’elles optent pour un système d’abonnement ou de rémunération par la publicité, ou bien les deux : il n’y a que la fréquentation du site par des lecteurs qui soit capable de générer de la valeur.

Si les utilisateurs de Google peuvent accéder à l’information sans avoir à consulter de sites, les revenus de ces derniers chuteront d’autant. Et alors qu’ils sont déjà dans une position délicate, si le modèle économique des médias est si violemment ébranlé, les conséquences sur l’emploi et la production de contenu ne tarderont pas à s’en faire ressentir. Business Insider a supprimé environ 21 % de son personnel en mai 2025, une décision justifiée par sa directrice générale, Barbara Peng, afin de « supporter des baisses de trafic extrêmes indépendantes de notre volonté ».

En suivant cette logique, si la production de contenu baisse, alors la base de données nourrissant l’IA va nécessairement réduire. De là à saboter son propre modèle technologique et économique, il n’y a qu’un pas que Google refusera probablement de franchir.

Pour Charles Thibout, chercheur associé à l’IRIS et maître de conférences en science politique à Sciences Po Strasbourg : « Google est dans une stratégie marketing visant à démontrer que son modèle IA est capable de rivaliser avec les modèles les plus populaires ». En effet, Google n’était pas en avance sur le lancement des LLM, selon un cadre d'Apple qui a déclaré devant un tribunal fédéral en mai 2025, que les recherches Google dans Safari, son navigateur par défaut, avaient récemment chuté pour la première fois en l’espace de vingt ans. La réponse était donc nécessaire, mais pour autant, Charles Thibout ne s’attend pas à un changement structurel de modèle économique :

« Les revenus publicitaires et sponsorisés représentent 80 % du chiffre d’affaires de Google et étant donné que le développement des modèles IA nécessite de très importants investissements, je vois mal comment ils pourraient remettre cela en question. Ils ne peuvent pas se permettre de se planter une épine dans le pied. »

Techniquement, le modèle économique de Google est parfaitement transposable au recours à l’IA. Là où les entreprises payaient pour apparaître en première ligne des résultats de recherche, elles paieront pour figurer dans la composition de la réponse générée par l’IA.

Mais pour le secteur des médias en particulier, certains sont plus inquiets. Ils soupçonnent Google de tendre vers une version de sa plateforme « Actualités », dont l’utilisateur pourrait pleinement se satisfaire pour son système d’information, sans avoir à consulter des sites de médias. C’est ce que Nilay Patel, rédacteur en chef de The Verge, a théorisé sous le nom de « Google Zéro ». Pour lui, cette situation est déjà une réalité et a déjà fait des victimes parmi certains sites d’informations, « réduisant ainsi le vivier que Google peut alimenter à son IA ».

Pour Charles Thibout, ce qui semble plus probable, c’est la répétition d’un schéma déjà observé dans les années 2010. À l’époque, la confrontation entre Google et les entreprises de médias avait pour objet le lancement de Google Actualités. De la même façon qu’aujourd’hui, le moteur de recherche était accusé de saborder le modèle économique des médias, en captant les revenus publicitaires via l’accaparement du contenu qu’ils créaient :

« Comme cela a été le cas en 2013, on peut s’attendre à ce que la situation soit réglée par des accords entre Google et les médias les plus influents. Google accepte en général ce type de marché parce qu’il leur en coûte moins cher que de subir une régulation à l’échelle nationale ou européenne. Même si celle-ci intervient dans un second temps. »

En réalité, ce type d’accord est loin d’être sans danger, parce qu’il participe à l’accélération de tendances déjà présentes depuis des années. D’abord, l’uniformisation de l’information, par une course à la primeur de l’actualité, qui a été exacerbée par internet, a transformé de nombreux médias en relayeur de dépêches, laissant au second plan des formats plus originaux et plus longs (et coûteux) à produire, comme le reportage, l’analyse ou l’enquête. Les modèles de langage ne sont capables de produire que des moyennes de suites de mots déjà publiées. L’uniformisation des discours et des informations ne pourra donc en être qu’accentuée.

Enfin, pour les médias indépendants, dont Élucid est fier de se réclamer, ne bénéficiant pas de la même audience ni des mêmes capacités financières que les médias mainstream, les difficultés pour exister dans le flot d’informations des réseaux sociaux et des moteurs de recherche n’en seront que plus grandes. N’ayant pas les moyens de négocier en direct, ni avec Google ni avec les représentants politiques, les sites d’information indépendants sont toujours les premiers délaissés par ces accords.

L’arrivée de l’IA pourrait même constituer une opportunité pour le pouvoir politique. Lors des recherches pour sa thèse consacrée à Google, Charles Thibout a recueilli des témoignages démontrant une volonté de recourir à Google et aux plateformes de réseaux sociaux « pour invisibiliser les médias indépendants les plus critiques du gouvernement. C’est assez net, depuis les gilets jaunes et le risque que ce mouvement aboutisse à un mouvement révolutionnaire, une partie de la classe politique française craint que ces médias, alimentés par les modèles économiques des plateformes, deviennent véritablement des supports de contestation massive du gouvernement ».

Bien loin des discours d’émancipation et d’autonomisation, on voit clairement de quelle manière l’IA pourra être utilisée comme un amplificateur des rapports de force, politiques et médiatiques, déjà en place. Si les « grands médias », américains ou européens, sont si bruyants dans leurs critiques de Google Overviews, c’est qu’ils savent que leurs plaintes serviront de levier de négociation le moment venu. En revanche, pour les médias indépendants et leurs abonnés, tous deux attachés à une information libre, indépendante et originale, il est important de prendre conscience de l’ampleur du vent contraire qui souffle contre eux.

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Photo d'ouverture : jackpress - @Shutterstock

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