« 80 % de notre législation sera d’origine européenne d’ici l’an 2000 ». Les fact-checkeurs, décodeurs et autres surligneurs, adorent démystifier cette prédiction faite par Delors en 1989. Après fact-checking, tout irait bien et cette prédiction se serait révélée fausse et exagérée. « Seulement » 38 % de nos lois seraient d’origine communautaire. Tous ces chercheurs de vérité se sont basés sur une étude réalisée par l’Institut Jacques Delors en mai 2009 (1). D’apparence assez rigoureuse, l’étude a pourtant commis une erreur méthodologique qui a totalement faussé ses résultats. Après correction, la part des normes législatives issues du droit européen se révèle beaucoup plus élevée, posant ainsi la question : le Parlement français est-il encore le siège de la souveraineté française ?

Article Démocratie
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publié le 07/01/2025 Par Camille Adam
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Dans cet article, nous allons reprendre en grande partie la même méthode et les mêmes hypothèses de travail que celles utilisées par l’Institut Jacques Delors en 2009. Il s’agit d’une analyse volumétrique – c’est-à-dire une analyse du ratio de lois européennes (directives européennes et règlements européens) adoptées sur une période donnée par rapport au nombre total d’actes de valeur législatifs applicables à la France sur la même période (que ces actes soient d’origine française ou européenne).

Comment mesurer la part du droit européen dans notre droit ? La méthode

Cependant, contrairement à l’étude de l’Institut Jacques Delors, nous exclurons de notre calcul les lois et ordonnances de transposition.

Cette dernière précision est importante, car c’est justement l’erreur de l’étude de 2009 : en comptabilisant les lois et ordonnances de transposition, cela avait gonflé artificiellement le nombre total d’actes législatifs adoptés, faussant ainsi les résultats. Pourquoi ? Parce qu'en incluant à la fois les directives adoptées par le Parlement européen et le Conseil de l’UE et à la fois les textes de loi français chargés de transposer ces mêmes directives dans le droit national, cela revient à comptabiliser deux fois le même texte.

L’étude originale couvrait la période 2000-2008, nous allons actualiser les données en couvrant la période 2002-2023. Pour ce qui est des données des lois et ordonnances françaises, nous nous appuierons sur les données par Légifrance, et pour ce qui est des données statistiques portant sur le droit européen, nous nous appuierons sur la base Eur-Lex (la base juridique officielle du droit européen).

Sur la période 2002-2023, en moyenne, 27 lois (hors lois de transposition) et 33 ordonnances (hors ordonnances de transposition et hors « ordonnances Covid » pour ne pas fausser le résultat) (1) ont été adoptées chaque année.

Il y a donc sur cette période environ 60 textes à « valeur législative » (nous ferons référence à cette expression pour désigner les lois et les ordonnances) adoptée chaque année en France (qui ne sont pas des textes de transposition du droit européen).

Côté droit européen, sur la même période, on compte en moyenne 172 directives et règlements adoptés chaque année. Toutefois, pour comparer ce qui est comparable, c’est-à-dire des lois européennes et des lois françaises, il faut s’assurer que les directives et les règlements ne traitent pas de points trop techniques qui, au regard du droit français, relèveraient de décrets (et donc pas du domaine de la loi).

L’étude de 2009 s’est fondée sur l’hypothèse de travail suivante : une directive sur deux serait « technique » et relèverait du domaine du décret. Sur cette base, pour notre calcul, nous ne compterons donc pas 172 directives et règlements adoptés chaque année, mais seulement 86.

Avec les 60 textes législatifs d’origine purement nationale cumulés aux 86 lois européennes (directives et règlements), on arrive à un total en moyenne de 146 textes législatifs (d’origine européenne et nationale) adoptés chaque année qui vont s’appliquer à la France.

59 % de nos textes ayant valeur de loi sont d’origine européenne

En pourcentage de ce total, on se rend compte que seulement 41 % des textes législatifs de notre pays ont une origine nationale et 59 % une origine européenne. Quasiment deux tiers de nos lois ont donc une origine européenne, résultat bien différent de celui de l’étude de 2009.

Et il convient d’ajouter une précision importante : les 41 % de textes à valeur législative qui ne sont pas d’origine européenne doivent tous être conformes aux traités européens et aux directives et règlements. Cela rajoute un carcan supplémentaire sur la façon dont nos lois sont produites en fixant ce que la professeure de droit constitutionnel Lauréline Fontaine appelle le « champ délibérable ».

Les traités européens ne se limitent pas à organiser le jeu institutionnel européen, mais prévoient des politiques économiques obligatoires (ce qu’on ne retrouve que rarement dans une Constitution nationale), par exemple la fameuse concurrence libre et non faussée au nom de laquelle les services publics doivent être soumis aux mêmes règles de concurrence que le secteur privé. En faisant cela, les traités limitent le champ de la discussion démocratique en déterminant les questions dont Parlement national a le droit de discuter (par exemple, le mariage homosexuel) et celles dont il n’a pas le droit de discuter (par exemple, la non-soumission des services publics au jeu de la concurrence).

Le Parlement n’est donc jamais totalement souverain, quand bien même il voterait une loi qui ne trouverait pas son origine dans une directive, car il doit se conformer aux 378 pages des traités européens et aux millions d’autres pages de la législation européenne (directives et règlements) (2) et de la jurisprudence de la Cour de Justice de l’Union européenne.

Les recours contre des lois adoptées souverainement par des représentants du peuple car jugées contraire au droit européen sont aujourd’hui extrêmement courants (on peut penser par exemple à la taxe de 3 % sur les dividendes votée en 2012 et jugée contraire au droit européen par la CJUE en 2017 qui avait contribué à la perte de plusieurs milliards d’euros de recettes, ou encore à l’interdiction du travail de nuit des femmes aussi jugée contraire au droit européen en 1991 au nom de l’égalité femme-homme).

Une prédiction qui s’est avérée largement exacte dans certains domaines

On pourrait arguer que cette méthodologie d’évaluation, parce qu’elle ne fait pas de distinction entre les textes adoptés dans des domaines essentiels et ceux qui touchent à des domaines d’activités plus accessoires, présente certaines limites. Cela est parfaitement vrai. Par exemple, le droit européen ne touche que très rarement à certains domaines essentiels, comme le droit pénal. En revanche, un domaine dans lequel l’Union européenne se surinvestit, c’est évidemment en économie puisque sa raison d’être est de créer des marchés.

La prédiction de Delors, qui prévoyait que 80 % de la législation serait d’origine européenne, s’avère donc parfaitement exacte quand il s’agit de législation économique.

Le recours aux « recommandations » par la Commission comme stratégie de contournement des traités

Le fait que l’Union européenne interviendrait peu dans certains domaines, comme la fiscalité ou le droit du travail, est aujourd’hui largement à relativiser du fait de l’adoption du « 6 pack » en 2011 et du « 2 pack » en 2013, qui ont considérablement renforcé le Pacte de Stabilité, créant ainsi la procédure dite de « semestre européen ».

En vertu de cette procédure, la Commission adresse chaque année des recommandations aux États membres afin de coordonner leur politique économique et de suppléer à l’absence de gouvernement économique. Et le mot « recommandation » est évidemment trompeur, car ces « recommandations » sont en fait des obligations pour les États, en particulier sur ceux faisant l’objet d’une procédure de surveillance renforcée, de déficit excessif ou de déséquilibres macroéconomiques excessifs. Durant tout le quinquennat de François Hollande, la France cumulait ces deux dernières procédures et était donc tenue d’appliquer les recommandations qui lui étaient faites, faute de quoi elle s’exposait à des sanctions financières.

La particularité de ces « recommandations » dans le schéma institutionnel européen est qu’elles touchent à des domaines où l’Union européenne n’est en théorie pas compétente, comme les régimes de retraite, de sécurité sociale, de droit du travail, de fiscalité, de santé, etc. Pourtant, au total, entre 2011 et 2018, la Commission a émis à 76 reprises des recommandations demandant des baisses dans les dépenses de santé des États et 152 fois de réformer leur régime de retraite, dont 8 fois pour la France.

Et quand bien même ces recommandations n’existeraient pas, la simple existence de l’euro et de la liberté de circulation des capitaux, des biens et des marchandises produisent dans tous les cas une concurrence intense entre les États, notamment sur le plan fiscal et du droit du travail, conduisant à un nivellement par le bas des standards de l’État Providence dans chaque État appartenant à la zone euro.

Le droit européen influence donc directement et indirectement la façon dont nos lois sont élaborées, mais ce n’est pas la seule limitation du pouvoir du Parlement.

Seulement 18 % de nos lois d’origine nationale passent par le Parlement français

Nous l’avons dit, en moyenne chaque année, ce sont 27 lois et 33 ordonnances qui sont adoptées (hors transposition). Cela veut donc dire que, sur le total des textes législatifs purement d’origine nationale adoptés chaque année (qui est donc de 60 en moyenne), 45 % sont des lois et 55 % sont des ordonnances.

Or, les ordonnances sont des textes ayant valeur de loi, qui sont adoptés sans passer par un vote du Parlement. Cela signifie donc que sur les 41 % des textes législatifs qui ont une origine purement nationale, moins de la moitié sont adoptés par le Parlement (le reste l’étant par ordonnances).

En pourcentage, en rapportant la part des lois d’origine purement nationale (hors ordonnances donc et hors textes de transposition) sur le nombre total de textes ayant une valeur législative (directives, règlements, lois et ordonnances) adoptés chaque année et que nous avons établis à 146 en moyenne (voir plus haut), cela fait 18 %.

En volume donc, seulement 18 % de nos lois ont une origine purement nationale (non européenne) et font l’objet d’un examen par le Parlement français avec droit d’amendement.

Lois applicables à la France, directives, ordonnances et votes au parlement, 2002-2023Lois applicables à la France, directives, ordonnances et votes au parlement, 2002-2023

Le Parlement français est donc devenu une double caisse d’enregistrement : de Bruxelles et du gouvernement.

Les parlementaires français, des moines copistes du droit européen ?

Maintenant, examinons comment sont transposées les directives européennes.

Au cours des dernières décennies, la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) s’est durcie quant à la transposition des directives européennes. Contrairement à l’esprit du traité de Rome qui laissait une certaine marge de manœuvre aux États dans la transposition des directives, celles-ci (les marges de manœuvre) ont quasiment disparu du fait de cette jurisprudence. Le texte de transposition doit être le plus près possible de la directive d’origine (sinon l’État s’expose à une sanction de la CJUE, ce qui ne manque pas d’arriver plusieurs fois par an). En somme, ce qu’on appelle « transposition » est donc concrètement un exercice de traduction et de codification.

La logique voudrait que le Gouvernement recoure davantage aux ordonnances pour transposer les directives européennes, et cela pour ne pas encombrer le temps de travail parlementaire avec des textes où les marges de manœuvre sont minimes et se limitent à un travail à faible valeur ajoutée politique (les principales dispositions ayant déjà été décidées par la directive). Recourir aux ordonnances pour transposer les directives dispenserait donc le Parlement de jouer le rôle de caisse d’enregistrement des lois décidées à Bruxelles et pourrait consacrer son temps épargné à discuter des lois importantes pour l’avenir du pays.

Or, en pratique, on s’aperçoit que c’est l’inverse. Le Gouvernement recourt beaucoup plus aux lois qu’aux ordonnances pour procéder aux transpositions des textes européens dans le droit national. Entre 2002 et 2023, un nombre total de 1 095 lois ont été adoptées, dont 486 lois de transposition (du droit européen). Dans le même temps, 768 ordonnances (hors ordonnances Covid) ont été adoptées, dont 215 de transposition.

Cela signifie donc que 44 % des lois adoptées par le Parlement étaient des lois de transposition, tandis que 28 % des ordonnances adoptées étaient des ordonnances de transposition.

Et sur la même période, avec 768 ordonnances sur un total de 1 863 textes ayant valeur de lois (1 095 lois et 768 ordonnances), les ordonnances représentaient 41 % des textes à valeur législative adoptés, soit quasiment un texte sur deux.

Parts des lois et ordonnances de transpositions, 2002-2023Parts des lois et ordonnances de transpositions, 2002-2023

Ces chiffres nous apprennent qu’une partie non négligeable du temps parlementaire est donc mobilisée pour faire un travail de traduction et de codification.

Pour nuancer le propos, on peut dans une certaine mesure se réjouir du fait que le Parlement exerce un certain contrôle sur le droit européen en se penchant sur les directives qu’il est tenu de transposer, et qu’il en profite pour aller au-delà de ce que prévoient les directives en ajoutant des dispositions non prévues par les textes européens en matière de protection des consommateurs ou de l’environnement, ce que certains appellent abusivement de la « surtransposition » (voir notre article sur le rapport Draghi).

En tout état de cause, ce simple fait montre que le Parlement ne joue plus qu’un rôle subsidiaire dans l’élaboration des lois en repassant derrière pour corriger des insuffisances du texte européen ou faire du « damage control ».

L’entre-soi (passé) de la commission des affaires européennes de l’Assemblée nationale

Une meilleure façon pour le Parlement de contrôler le flux de directives serait d’exercer un contrôle du respect du principe de subsidiarité, en contrôlant systématiquement que le texte relève bien de la compétence européenne et qu'il n’empiète pas sur le domaine national, ou bien que le texte européen dispose bien d’une base juridique et qu’à défaut, des poursuites soient entamées pour faire annuler le texte en question (il est par exemple très discutable que les différents textes européens ayant affecté les services publics de l’électricité aient une base solide dans les traités européens).

En 30 ans, ce droit n’a quasiment jamais été exercé par le Parlement français. Pourtant, plusieurs études ou rapports (dont le rapport Draghi) pointent du doigt le fait que ce principe est régulièrement violé par la Commission européenne.

Une explication tient à l’ambiance qui régnait jusqu’il y a encore très récemment dans la commission des affaires européennes de l’Assemblée nationale, largement dominée par des personnalités fédéralistes convaincues telles que Jean-Louis Bourlanges, Michel Herbillon, Pierre Lequillier ou Christophe Caresche. Cet entre-soi très europhile avait tendance à dissuader ce genre d’initiatives jugées contraires au projet européen. Avec l’arrivée de la France Insoumise et du Rassemblement National au sein de cette commission, les choses ont désormais évolué.

Le recours massif aux ordonnances : une stratégie de contournement du Parlement

Quoique les ordonnances servent moins que les lois pour la transposition des normes européennes, cela ne signifie pas qu’elles n’empiètent pas sur le pouvoir parlementaire. On pourrait de prime abord penser que les textes passés par ordonnance concernent uniquement des questions techniques qui, autrement, encombreraient les débats parlementaires, c’est toutefois l’inverse qui se passe et cela a largement été documenté.

Alors que les ordonnances constituaient un dispositif d’exception dans la Constitution (ce qui est normal puisqu’il s’agit d’un texte adopté par le gouvernement ayant valeur de loi), celui-ci a été totalement détourné de son esprit pour voir son utilisation généralisée (nous avons vu que près d’un texte sur deux ayant valeur de loi est en réalité une ordonnance, 44 % pour être précis au cours des 22 dernières années et 51 % depuis l’élection d’Emmanuel Macron) et ce pour des réformes tout à fait importantes : réforme du droit des contrats en 2016 (première réforme d’envergure depuis 1804), réforme du droit des sûretés, ordonnances Macron réformant le Code du travail de manière substantielle, ordonnance portant réforme de la SNCF en 2018…

Le Parlement français est donc contourné à la fois par le jeu de la construction européenne, mais aussi par la pratique gouvernementale.

Conclusion

Bien que plusieurs approches soient possibles pour mesurer la part du droit européen dans le droit national (ex. : approche par mots clés, approche par stocks de lois), toutes ces méthodes ont leurs propres limites, mais l’approche par flux et volumes permet de révéler a minima à quel point le droit européen est devenu central dans notre vie économique et politique, et que rares sont les domaines où le Parlement peut faire l’économie de s’en désintéresser.

Chaque centimètre carré du droit français doit se conformer au corpus libéral formé par le droit européen qui fixe les limites à ce qui peut être discuté au sein de notre Parlement. À cela s’ajoute une pratique constitutionnelle par le pouvoir en place, consistant à contourner le Parlement autant que possible en combinant et cumulant tous les dispositifs prévus par la Constitution ou le règlement de l’Assemblée nationale : 49-3 et ordonnances sont désormais systématiques.

Bien sûr, certaines lois très importantes sont encore votées par notre Parlement, mais elles ne représentent que 18 % (en moyenne) du montant total des textes adoptés chaque année ayant une valeur législative et applicables à notre pays, lesquels 18 % ne peuvent pas s’affranchir du droit européen et des effets induits par la construction européenne et la mise en concurrence des États entre eux.

Notes

(1) Yves Bertoncini, La législation nationale d’origine communautaire - briser le mythe des 80 %, Fondation Notre Europe – Institut Jacques Delors, mai 2009.

(2) Au 1er janvier 2008, on comptait par exemple 9 685 directives et règlements en vigueur au niveau européen. Nous ne disposons pas des données actualisées, mais cela donne un ordre de grandeur et le chiffre est nécessairement plus élevé compte tenu de l’inflation législative des dernières années.

Photo d'ouverture : Séance de questions au gouvernement à l'Assemblée nationale à Paris, le 12 novembre 2024, avant le vote sur la première partie du projet de loi de finances pour 2025. (Photo Ian LANGSDON / AFP)

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