Si la figure de De Gaulle reste aujourd’hui largement plébiscitée, si celle de Clemenceau est régulièrement exhumée, Léon Gambetta de son côté, est tombé dans un anonymat à peu près complet. Si la plupart des Français connaissent ce nom donné à nombre de boulevards, de places et de rues, ils ignorent ce que ce personnage a eu d’essentiel dans l’histoire contemporaine de notre pays, et ce qu’ils lui doivent en tant que citoyens.

Comment faut-il l’appeler : Père fondateur de la République ? Apôtre du suffrage universel ? Grand défenseur des libertés parlementaires ? Chantre de l’unité nationale, de la défense de la patrie ? Il est tout cela à la fois. Jean-Marie Mayeur, son biographe, préfère pour sa part le qualifier de « héros démocratique », œuvrant pour le salut du peuple face à l’ennemi extérieur, pour son triomphe au plan intérieur et aimé par lui en retour. Principal animateur du camp républicain au cours des années 1870, il joue un rôle décisif dans la fondation et l’affermissement d’une République née inopinément, en pleine guerre contre la Prusse. En une décennie, cette nouvelle République acquiert une légitimité telle qu’elle se confond dès lors avec la France, conformément au vœu le plus cher des Républicains ardents, qui voyaient dans le triomphe de ce régime le couronnement de notre histoire nationale.
De ce triomphe, Gambetta est largement responsable. Les réussites tactiques des autres chefs du camp républicain, l’engagement actif de centaines de milliers de citoyens, l’adhésion finale du pays à la cause de Marianne : rien de tout ceci n’eût été possible si un homme hors du commun, par ses qualités propres, n’avait pas assuré dans les faits la direction du mouvement historique profond qui rendit la France républicaine. Brillant orateur, lutteur infatigable, d’un républicanisme ardent et inextinguible, Gambetta n’est pas un porteur de flambeau : il est le flambeau lui-même, brandi par tout un peuple.
Retour sur les principales étapes de sa vie au service de la République.
De la fondation de la République aux lois constitutionnelles de 1875
Natif de Cahors, avocat de formation, Gambetta intègre au cours des années 1860 le milieu républicain parisien dont il devient en quelques années un représentant important. En 1869, à 31 ans, il est élu député de Marseille au Corps législatif. La Guerre contre la Prusse en fait en quelques jours un personnage de premier plan. La défaite de Sedan (2 septembre 1870) et la capture de l’empereur provoquent un tel choc que le Second Empire n’y survit pas. Les membres du Corps législatif, sidérés, tergiversent dans la journée du 3 septembre quant à la politique à conduire. L’intrusion d’éléments populaires au sein de l’Assemblée renforce le camp des Républicains, mais fait craindre à certains d’entre eux – Gambetta en tout premier lieu – le déchaînement de la violence.
Tout en s’appuyant sur ces éléments, Gambetta s’emploie à les contenir : « Le peuple nous doit aussi l’assistance régulière de son calme, affirme-t-il à la tribune, sans quoi il n’y a pas de liberté ». Quelques heures plus tard, c’est lui qui prononce solennellement la déchéance de l’empereur :
« Citoyens, […] attendu que la patrie est en danger ; attendu que nous sommes et que nous constituons le pouvoir régulier issu du suffrage universel libre ; nous déclarons que Louis-Napoléon Bonaparte et sa dynastie ont à jamais cessé de régner sur la France. »
L’effondrement de l’Empire, inconcevable quelques jours plus tôt, précipite alors le passage à un nouveau régime. Après quelques hésitations, redoutant les périls qu’aura à affronter une République proclamée en de telles circonstances, mais craignant d’être débordés par l’extrême gauche socialiste et communaliste, Gambetta et les figures de la mouvance républicaine se rendent à l’Hôtel de Ville de Paris le 4 septembre pour y proclamer et y faire acclamer par la foule la République, IIIe du nom. Le pouvoir échoit à un gouvernement provisoire autoproclamé, le gouvernement de la Défense nationale. Composé d’une dizaine de députés républicains, il a à sa tête le général Trochu. Gambetta, de son côté, hérite du ministère de l’Intérieur. Dès le 5 septembre, ce gouvernement annonce clairement sa priorité :
« Nous n’avons qu’un but, qu’une volonté : le salut de la Patrie par l’armée et par la nation, groupées autour du glorieux symbole qui fit reculer l’Europe il y a quatre-vingts ans. Aujourd’hui comme alors, le nom de République veut dire : union intime de l’armée et du peuple pour la défense de la Patrie. »
Au cours des mois suivants, Gambetta, devenu aussi ministre de la Guerre, est le principal animateur de la Défense nationale ; depuis Paris, rapidement assiégé – qu’il quitte en ballon le 7 octobre –, puis depuis la province, où il organise la formation d’armées de secours censées briser l’étau qui enserre la capitale et refouler l’ennemi hors du territoire. Partisan de la guerre à outrance, mais sans expérience militaire et méfiant à l’égard de beaucoup de généraux, il est mis en minorité par les autres membres du gouvernement dès que la défaite semble inéluctable. Il démissionne le 6 février 1871, deux jours avant des élections législatives exigées par Bismarck, qui voient les monarchistes l’emporter. Meurtri par la défaite et par la perte de l’Alsace-Moselle (la France « ne saurait avoir d’autres politiques que leur délivrance » affirme-t-il alors), il se retire pour quelques mois de la vie politique.
À l’étranger au moment de la Commune, il est de retour en juin, et consacre dès lors une activité inlassable à la défense de la jeune République, dont l’existence même n’a rien d’acquis compte tenu du résultat des législatives. À l’Assemblée, avec son journal La République française et surtout, des années durant, par ses nombreux discours à travers le pays, il se voue corps et âme à l’enracinement d’une culture républicaine dans l’esprit et dans le cœur de ses concitoyens. Au programme et aux valeurs – l’instruction publique, gratuite et laïque en tout premier lieu – Gambetta ajoute dans ses discours des éléments de croyance, faisant de Marianne « notre déesse suprême. Planant dans l’azur, sous le soleil le plus brillant du Midi ou sous le climat plus tempéré du Nord, elle est l’image de la France sous les traits adorables de la République française ».
Peut-être puise-t-il alors, dans cette perception sacrale de la République, la force de mener le combat pour le triomphe de cette dernière et le charisme qui en fait le chef de file incontesté des Républicains de stricte obédience. S’il est le « commis voyageur de la République », comme aiment à le railler ses adversaires, il en est aussi l’apôtre.
Pourfendeur de l’« ordre moral » promu par la majorité conservatrice à partir de 1873, il se rapproche de Thiers au moment de la tentative avortée de restauration monarchique de 1874 pour assurer son arrimage au camp républicain. En 1875, lors des débats qui aboutissent au vote des lois constitutionnelles, il enjoint les plus intransigeants de ses compagnons à faire des concessions sur des points capitaux, l’essentiel résidant, selon lui, dans la sortie de l’état de fait en vigueur depuis 1871 et dans la consécration de la forme républicaine du régime par des lois à portée constitutionnelle. Aussi fait-il admettre à nombre d’esprits réticents, nostalgiques de la Convention révolutionnaire, l’existence d’un Président de la République, l’octroi à ce dernier d’un droit de dissolution de la chambre basse, l’existence d’un Sénat et la présence en son sein d’un contingent de sénateurs inamovibles. Avec de telles concessions, le centre-droit se rallie à la République et les lois constitutionnelles sont votées.
Un couronnement : la crise du 16 mai 1877
C’est avec la crise du 16 mai 1877 que Gambetta atteint le sommet de son influence. Cette crise intervient dans un contexte particulier : les élections législatives de 1876 ont été un triomphe pour les Républicains, qui emportent 363 sièges de députés sur 533, confirmant l’enracinement populaire de la République à laquelle Gambetta a œuvré. Mais le chef de l’État, le maréchal de Mac-Mahon, au pouvoir depuis 1873, est de sensibilité monarchiste ; il rechigne à faire dépendre sa politique de la volonté populaire directement exprimée dans les urnes.
La crise se noue le 16 mai 1877, lorsque le Président du Conseil Jules Simon, un républicain modéré, estimant avoir perdu la confiance du chef de l’État, lui remet sa démission alors même qu’il n’a pas été mis en minorité par les chambres. Non seulement Mac-Mahon accepte-t-il cette démission, mais plus encore nomme-t-il pour remplacer Simon, le duc de Broglie, homme de droite, incarnation du conservatisme politique et ne disposant d’aucune majorité à la Chambre des députés.
Le choc frontal entre la présidence et la chambre est désormais inévitable, et il constitue pour le régime un moment de vérité, dans la mesure où il en sortira une pratique particulière des institutions, par-delà la lettre des lois de 1875. Les semaines qui suivent confirment que l’affrontement a atteint un point de non-retour : à la Chambre qui vote le 19 juin 1877 la défiance contre le gouvernement de Broglie, le chef de l’État répond par un décret de dissolution de la Chambre le 25. S’il en a juridiquement le droit, s’il a parfaitement respecté les formes en demandant l’avis préalable du Sénat ainsi que la loi l’y oblige, Mac-Mahon commet ce faisant un crime politique aux yeux des Républicains, foulant aux pieds la représentation nationale issue du suffrage universel sans disposer d’une légitimité comparable.
La question est donc de savoir lequel des deux pouvoirs possédera la primauté – en contrôlant notamment le gouvernement – et quel sera le rôle du suffrage universel dans le fonctionnement du régime républicain : un rôle formel comme sous l’Empire, concession de façade à la modernité politique, ou un rôle central, la souveraineté populaire déterminant concrètement la politique mise en œuvre par les dirigeants du pays et le poids respectif de chacun ?
Conscient qu’il s’agit-là de la bataille ultime pour le triomphe de l’idéal républicain, Gambetta s’engage sans esprit de réserve dans la campagne électorale en vue de législatives prévues pour le mois d’octobre. Redoublant d’ardeur et de ferveur, il porte le fer contre « la réaction », stigmatisant le caractère rétrograde et antinational du programme conservateur, dans un contexte agité et tendu, où le pouvoir en place utilise tous les moyens légaux à sa disposition pour orienter le vote en sa faveur, déplaçant et révoquant à l’envi préfets, fonctionnaires et maires, et en tentant de ressusciter la pratique des candidatures officielles en vigueur sous le Second Empire.
De tous les discours prononcés au fil de ces mois de campagne, c’est celui de Lille, le 15 août 1877, que la postérité a porté au pinacle. L’éloquence et la puissance politique de Gambetta y atteignent des sommets :
« Ne croyez pas que quand ces millions de Français, paysans, ouvriers, bourgeois, électeurs de la libre terre française, auront fait leur choix […] ; ne croyez pas que quand ils auront indiqué leur préférence et fait connaître leur volonté ; ne croyez pas que lorsque tant de millions de Français auront parlé, il y ait personne, à quelque degré de l'échelle politique ou administrative qu'il soit placé, qui puisse résister. Quand la France aura fait entendre sa voix souveraine, croyez-le bien, Messieurs, il faudra se soumettre ou se démettre ! »
En octobre, les Républicains remportent la victoire, avec cependant une majorité en repli de 40 députés, dans un contexte marqué par une forte participation et une nette polarisation de l’électorat. Le désaveu pour le Chef de l’État n’en est pas moins réel. Il est désormais clair qu’il a contre lui la majorité des citoyens du pays. Tenté par l’idée d’une deuxième dissolution, il y renonce rapidement. De Broglie démissionne le 19 novembre 1877. Le 13 décembre, Mac-Mahon nomme un républicain du centre gauche à la présidence du Conseil et entérine le lendemain l’ordre institutionnel issu de la crise dans un message adressé au Parlement, où il reconnaît la responsabilité exclusive du Gouvernement devant la Chambre.
Lorsqu’il démissionne en janvier 1879, après que les Républicains sont devenus majoritaires au Sénat, son successeur, Jules Grévy, fait savoir publiquement qu’il renonce au pouvoir de dissolution qui lui est conféré par la Constitution. Ainsi, la République triomphante sera-t-elle un régime résolument parlementaire, le législatif, fort de la légitimité qui lui confère le suffrage universel, s’imposant à un exécutif abaissé.
Une postérité en demi-teinte
Si la défaite de Mac-Mahon est l’œuvre collective de tous ceux qui en France avaient à cœur de défendre la République, le rôle de Gambetta dans cette défaite est essentiel, dans la mesure où, plus que quiconque, il fédéra les énergies et souleva l’enthousiasme de citoyens venus l’écouter partout à travers le pays. Plus généralement, l’ampleur de son œuvre au cours de ces quelques années en fait assurément un des plus grands dirigeants de la France contemporaine.
Lorsqu’il meurt prématurément, en 1882, à l’âge de quarante-quatre ans, la République lui accorde des obsèques nationales ; quatre cents délégations venues de toute la France forment le cortège qui accompagne sa dépouille au Père-Lachaise et des centaines de milliers de personnes se pressent le long du parcours pour lui rendre un dernier hommage, témoignant de son immense popularité.
Cent quarante ans plus tard, il faut bien constater, cependant, que la postérité de Gambetta manque d’éclats. Plusieurs éléments expliquent cette trajectoire mémorielle en demi-teinte.
D’abord, peut-être, la brièveté de son passage au pouvoir : il n’a véritablement présidé aux destinées du pays que sept mois : cinq mois en 1870-1871 puis deux en 1881-1882, à la faveur d’un éphémère « grand ministère ». Dans ces conditions, aucune des grandes lois fondatrices de la IIIe République, aucune des grandes décisions prises par elle ne peut lui être directement attribuée.
Ensuite, le rapport de Gambetta au parlementarisme a reposé sur une ambiguïté qui a pu nuire à sa postérité. S’il contribue à faire de la Chambre des députés la pièce maîtresse de l’édifice institutionnel, ce n’est pas parce ce qu’elle mériterait en soi et pour toujours une position suréminente du fait de son caractère collégial – à la différence de nombre de Républicains –, mais uniquement parce qu’elle procède du suffrage universel, pilier de la démocratie. Sans doute n’aurait-il pas été horrifié par l’élection directe du chef de l’État par les citoyens que de Gaulle proposa au pays quatre-vingts ans après sa mort.
À l’époque de la Défense nationale, puis, dix ans plus tard, à la tête de son « grand ministère », beaucoup lui reprochèrent une tendance au pouvoir personnel jugée peu républicaine. Si Gambetta peut à bon droit être présenté comme un héros fondateur de la République parlementaire, il faut garder à l’esprit que sa défense de la primauté du législatif doit sans doute plus aux circonstances dans lesquelles se déroulent son combat qu’à une adhésion sans réserve à cette idée. D’où, nécessairement, une difficulté à assumer son héritage dans une République devenue rapidement, et jusqu’en 1958, un régime d’assemblée.
Mais l’élément le plus défavorable à sa postérité réside sans doute dans son peu d’intérêt et dans la naïveté avec laquelle il considère la « question sociale ». Cette dernière est si secondaire à ses yeux qu’il en réfute le terme ; mettant en garde « contre les utopies » – c’est-à-dire le socialisme –, il y insiste : « Croyez qu’il n’y a pas de remède social, parce qu’il n’y a pas une question sociale ». Les « problèmes à résoudre » dans le monde du travail ne sauraient l’être par « une formule unique », mais par « le travail, par l’étude, par l’association, par l’effort toujours constant d’un gouvernement d’honnêtes gens ».
Peu sensible à la misère de la classe ouvrière, peu conscient de l’existence d’une véritable exploitation capitaliste en son temps, il pense, à l’image de beaucoup de Républicains des années 1870, que la question scolaire, lorsqu’elle sera traitée, effacera d’elle-même tous les maux sociaux par les immenses perspectives qu’elle ouvrira à chacun. Dans ces conditions, il n’est guère surprenant que la gauche radicale et socialiste n’ait pas souhaité en faire, au fil des décennies, une référence historique incontournable, à l’égal de Jaurès.
Photo d'ouverture : Photographie de Léon Gambetta par Étienne Carjat, 1870-1882, Paris