Les chiffres économiques doivent renseigner les citoyens, conserver leur utilité sociale et non devenir des instruments de marketing. Myret Zaki, journaliste et auteure de plusieurs ouvrages sur l’évasion fiscale et la fin du dollar, fait paraître un nouveau livre au titre explicite, Désinformation économique (Favre). Autour de nombreux exemples, elle explique les motivations propres aux différents producteurs de données économiques, et invite les citoyens à se mobiliser pour obtenir des chiffres économiques fiables.
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Laurent Ottavi (Élucid) : Comment définissez-vous le concept de « désinformation » qui donne son titre à votre ouvrage ?
Myret Zaki : J’entends par « désinformation » la diffusion de données officielles ou provenant d’importants acteurs institutionnels, qui laissent croire à une réalité différente, qui embellissent ou travestissent les faits dans un sens conforme aux intérêts de l’émetteur, plutôt qu’à la vérité et à l’intérêt général.
C’est la non-diffusion, la cessation de diffusion, la difficulté d’accès, la présentation rendue confuse, ou l’insuffisante visibilité de données importantes, essentielles et d’intérêt public. Ce sont les barrières, en termes de complexité et de technicité, qui peuvent entraver l’accès à des informations pertinentes.
Élucid : Vous vous concentrez dans votre livre sur la désinformation venue d’en haut. De quels acteurs parlez-vous précisément ?
Myret Zaki : Il est question des acteurs institutionnels – les gouvernements, les entreprises, les groupes d’intérêt, les fondations – qui ont le plus d’impact sur nos vies de citoyens et de citoyennes, et donc le plus de responsabilité sociale et démocratique.
« Retraiter les chiffres, trouver des sources indépendantes et compétentes qui puissent partager leurs propres recherches doit être la priorité de notre travail d’information. »
Vous citez dans votre livre de nombreuses façons de tronquer et de cacher les chiffres, que ce soient l’omission, la dissimulation ou encore le camouflage des informations importantes à l’intérieur de rapports annuels pléthoriques. Pouvez-vous donner des exemples de quelques-uns de ces mécanismes ?
Typiquement, les entreprises qui affichent des objectifs pour le climat et qui augmentent dans le même temps leurs émissions carbone en termes absolus, comme Danone et Lactalis (d’après l’ONG IATP). Ou les marques de mode qui ont créé des programmes de durabilité mais ont des méthodes non scientifiques et une mise en œuvre sélective.
Ou les rapports annuels de banques qui contiennent des pages et des pages de détails sur les risques de marché, puis quand survient une débâcle, on se rend compte que l’essentiel – cette exposition majeure à des actifs ultra-risqués – n’avait pas figuré dans les rapports, où rien ne permettait de détecter la prise de risque et l’excès spéculatif, malgré les tonnes d’informations d’apparence très détaillées.
Quand ils en ont la volonté, les médias ont-ils les moyens intellectuels et financiers de décortiquer la communication des goliaths économiques ?
C’est un travail en effet essentiel, mais minutieux et qui demande beaucoup plus de temps, dont nous disposons de moins en moins en tant que journalistes, car il faut retraiter les chiffres, trouver des sources indépendantes et compétentes qui puissent partager leurs propres recherches. Mais cela doit être la priorité de notre travail d’information.
La plupart des mauvaises informations est aujourd’hui imputée au numérique. À trop le pointer du doigt, ne risque-t-on pas de manquer les grandes causes de la désinformation économique ?
Tout à fait d’accord. Le numérique n’est que le vecteur d’informations préalables. Les statistiques économiques, par exemple, dépendent de choix méthodologiques qui, déjà très en amont du processus, vont privilégier un projet de société et une vision du monde sous-jacents. C’est tout en amont du processus de calcul des chiffres macroéconomique que cela se joue.
« Le chômage exclut tout un halo d’inactifs, de précaires et de sous-employés. Si on les incluait, on aurait un chômage à 25% en France. »
Le PIB est critiqué car il ne serait pas le bon thermomètre pour mesurer l’état économique d’un pays. Quels sont les indicateurs qui restent absents de l'analyse de la plupart des "experts" ?
Le PIB doit être complété par des indicateurs démographiques et de développement humain comme l’espérance de vie, la mortalité infantile, le taux de suicide ou le taux d’incarcération. Ce sont d’importants indicateurs de la santé d’un pays et de ses perspectives futures. L’inflation, elle aussi, exclut beaucoup de choses comme les actions et l’immobilier, qui ne sont pas considérés comme de la consommation. L’indice en France donne un poids assez faible au carburant (4%) et au loyer (6%). Or, cet indice est une moyenne qui ne reflète pas la situation du plus grand nombre.
En effet, plus les inégalités se creusent, moins l’inflation reflète la situation des plus modestes : l’impact des loyers sur leur budget atteint souvent 25% et dépasse ce que calcule l’indice officiel, tout comme l’impact de la flambée des prix de l’essence. Une moyenne nationale tient en effet aussi compte des hauts revenus, qui s’écartent de plus en plus vers le haut, et dont le pouvoir d’achat est de moins en moins affecté par les éléments dont le prix augmente. Le chômage, aussi, exclut tout un halo d’inactifs, de précaires et de sous-employés. Si on les incluait, on aurait un chômage à 25% en France.
Quel seraient les moyens ou les méthodes pour améliorer les choses et quels acteurs devraient être mobilisés pour cela ?
Les citoyens en général pourraient se mobiliser pour réclamer plus d’intégrité et de représentativité des chiffres. Demander que des indices comme l’inflation et le chômage n’excluent pas des facteurs aggravants mais les incluent pour prendre la véritable et honnête mesure de nos économies. C’est une question hautement démocratique : les chiffres doivent renseigner le citoyen, conserver leur utilité sociale et non pas devenir des instruments de marketing.
Vers quelles ONG peut-on d’ores et déjà se tourner pour avoir des informations fiables ?
Il faut suivre les travaux, sur les lobbies à Bruxelles, de Corporate Europe Observatory. Mais également Tax Justice Network sur les paradis fiscaux anglo-saxons qui captent la part du lion de l’évasion fiscale. Et on trouve par ailleurs des informations essentielles grâce à Reclaim, Oxfam, Greenpeace, US Right To Know, Judicial Watch, Ecowatch, Transparency International, Amnesty International et Public Eye, ou des médias indépendants spécialisés dans l'analyse des données.
Propos recueillis par Laurent Ottavi.
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