« Le capitalisme est devenu mafieux avec les mêmes règles que les organisations criminelles : chercher à ne pas redistribuer la richesse, à détruire la concurrence, tendre vers le monopole, exploiter les systèmes offshore, ne pas retenir les règles du marché contre le monopole et considérer ces règles comme les ennemies de sa propre entreprise […]. C’est le capitalisme libéral qui est devenu mafieux », déclarait le journaliste italien Roberto Saviano, le 7 février dernier. En effet, désormais, c’est le capitalisme lui-même qui fait de l’organisation criminelle un aiguillon de ses pratiques.



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Le journaliste italien Roberto Saviano, qui vit sous escorte policière depuis de nombreuses années, consacre son dernier livre au juge italien Giovanni Falcone. Cet homme de loi a été un acteur central de la lutte contre la mafia italienne dans les années 1980 jusqu’au début de la décennie 1990. Son destin a été tragique, puisqu’il est mort assassiné en 1992. Et d’autres juges comme Paolo Borsellino connaîtront le même sort.
Le livre de Saviano est à la fois l’occasion d’un retour sur la trajectoire du juge, mais aussi de poursuivre sa réflexion sur la pénétration de la mafia dans les sociétés européennes ou encore américaines. Le caractère le plus novateur et stimulant de l’œuvre du journaliste napolitain est de faire apparaître les rapports singuliers entre le capitalisme et la mafia. À l’époque de Falcone, la mafia tentait de pénétrer les circuits de l’économie dite légale et les gouvernements démocratiques devaient s’en prémunir en mobilisant la justice et la police. Désormais, c’est le capitalisme lui-même qui fait de l’organisation criminelle un aiguillon de ses pratiques.
Certes, l’hypothèse d’un capitalisme mafieux peut surprendre et même paraître incongrue puisqu’a priori, ces deux sphères semblent totalement séparées. Mais est-ce vraiment le cas ?
La mafia, phénomène exogène ou endogène du capitalisme ?
Selon une certaine théorie d’inspiration libérale, l’État et le marché sont pensés comme des institutions protectrices, qui soustraient l’activité économique à l’empire de la violence immédiate. Ils apporteraient un cadre légal, limiteraient les comportements de prédation et seraient donc des garde-fous contre les dérives violentes.
Dans ce cadre-là, l’entreprise mafieuse et toutes les formes criminelles devraient être perçues comme une violation des lois du marché ou encore l’expression d’une société restée à la marge du développement capitaliste.
Or, ce qui est intéressant, c’est de voir que dans les principes et l’organisation du capitalisme, la logique mafieuse peut y trouver tout l’espace pour exister et devenir un modèle de fonctionnement. Pour nous, la « mafiaïsation », loin d’être exogène au capitalisme, nous paraît comme endogène, c’est-à-dire générée par le fonctionnement de ce système économique, ou plus encore par les principes mêmes qui le gouvernent.
Capitalisme et mafia : d’étranges et curieuses similitudes
Nombreuses sont les définitions du capitalisme, mais l'on peut suivre celle que propose l’économiste Jérôme Maucourant : « Le capitalisme est, par essence financier, car il est cet avatar de l’économie monétaire organisant de façon institutionnalisée et rationalisée la capture des flux de richesse et leur contrôle ». Nous conserverons précisément cette dernière partie de la définition : « la capture des flux de richesse et leur contrôle ». Or, cette capture peut obéir à bien des formes et revêtir des aspects criminels. Non seulement les logiques mafieuses relèvent de logiques prédatrices, mais elles relèvent aussi d’une dynamique propre à la logique du capitalisme : à savoir l’accumulation du capital.
L’historien Fernand Braudel indiquait lui-même que le domaine du capitalisme par excellence est une « zone de contre marché », dans lequel domine « le règne de la débrouille et du droit du plus fort, c’est là que se situe le domaine du capitalisme par excellence hier comme aujourd’hui ».
La proposition de Braudel permet d’enrichir l’approche du phénomène pour voir combien s’intriquent le licite et l’illicite, le formel et l’informel, le légal et l’illégal. L’intéressant est de voir que la logique mafieuse est bien présente dans l’économie formelle et apparaît sous forme d’instruments hors norme – menace, violence, corruption – avec pour but de réguler le rapport salarial et les formes de concurrence.
Des éléments curieux de l’économie mondiale devraient nous alerter. Ainsi, lorsque l’on s’interroge sur les rapports créanciers-débiteurs dans le monde afin de connaître les flux financiers entre les nations, on découvre ceci, selon les termes du journaliste Christian Chavagneux :
« Pendant que des pays reçoivent de l’argent du reste du monde, une partie de ceux qui en sont les créanciers ne l’ont pas déclaré… Et la tendance n’a fait que s’aggraver au cours des dernières années. En 2023, cet écart représentait pratiquement 10 000 milliards de dollars (soit un peu plus de 9 % du PIB mondial), qui se promènent dans la nature sans que l’on puisse savoir à qui ils appartiennent. »
Selon différentes sources, comme le FMI, le poids de l’économie criminelle représenterait au moins 4 % du PIB mondial.
La mafia doit alors se penser comme une entreprise qui obéit à des critères de rationalité, à savoir la maximisation du profit. Elle ne doit pas être envisagée à l’aune de ses origines dans l’histoire italienne, comme une protestation sociale ou du brigandage, mais elle s’inscrit pleinement dans la dynamique du capital. Elle est, comme l’affirme un rapport de 1877 sur l’organisation économique et sociale de la Mafia, une « industrie du délit » (Leopoldo Franchetti et Sidney Sonnino, La Sicilia nel 1876. Condizioni politiche e amministrative, 1877) :
« Le chef mafieux […] agit comme capitaliste, impresario et gestionnaire. Il coordonne la perpétration des crimes […], régule la division du travail et des tâches, contrôle la discipline parmi ses employés […] Ce patron doit s’adapter aux conditions du marché pour choisir les opérations à mener, les personnes à exploiter, la forme de violence à utiliser. »
Ainsi, la figure du mafioso permet de faire le lien avec une figure clé du capitalisme, celle de l'entrepreneur.
On dit parfois qu’il est un personnage animé par une éthique ou une quelconque morale comme le voulait le sociologue allemand Max Weber. Mais l’histoire du capitalisme nous raconte parfois un autre récit. Que l’on se souvienne aux États-Unis des « barons voleurs », ainsi nommés par la presse américaine à partir de 1870, pour désigner des entrepreneurs comme Carnegie, Astor ou d’autres qui exerçaient une influence sur les hauts fonctionnaires, offraient de mauvais salaires, veillaient à l’écrasement des concurrents, et se livraient à la corruption ou encore à la manipulation des actions.
Et ce qui est encore plus inquiétant, c’est que ce phénomène économique criminel trouve parfois un écho dans la sphère politique. On assiste alors au développement de la criminalité en col blanc. La corruption s’étend alors, et d'autant plus qu'elle est autorisée à s’étendre. Le président américain Donald Trump, par un décret le 11 février 2025, a ainsi gelé le Foreign corrupt practice Act de 1977, délivrant un véritable permis de corrompre aux entreprises pour gagner des parts de marché et devenir plus compétitives.
La mafia, une entreprise adaptable et variée
Ce qui est intéressant dans l’histoire de la mafia, et particulièrement à partir du cas italien, c’est de voir combien elle est adaptable et non spécialisée. La période récente nous montre qu'elle a su diversifier ses activités dans la finance, dans la gestion des déchets, ou encore dans l’industrie agroalimentaire. En 2015, le journaliste Rémi Delescluse montrait que la mozzarella représentait un or blanc pour la mafia. Fabriquée dans des conditions douteuses, la mozzarella produite par les organisations criminelles a inondé le marché. D’autres produits sont concernés comme l’huile d’olive ou la tomate pour ne citer que ceux-là. La mafia s'est donc insérée dans les circuits de l’économie productive et financière.
Pour comprendre les rapports entre les deux mondes et entendre au mieux cette « mafiaïsation » du capitalisme, il faut comprendre que le capitalisme, si l’on s’en tient même à son histoire la plus récente, contenait déjà en lui-même une logique qui l’éloignait de la libre concurrence et des rapports économiques « pacifiques ». Rudolf Hilferding (1877-1941), économiste d’origine viennoise et de nationalité allemande, publait en 1910 un ouvrage majeur, Le capitalisme financier, qui mettait en lumière le passage d’un capitalisme libéral pluraliste et concurrentiel à un capitalisme financier et monopoliste. Pour lui, l’unification des intérêts bancaires, industriels et commerciaux avait modifié la nature du rôle de l’État, qui devait désormais se mettre au service du capital.
Pire, comme la recherche de débouchés devenait essentielle, le capitalisme s'est alors fait impérialiste. Hilferding, dans des développements passionnants, montrait comment dans cet environnement, la politique commerciale changeait de visage. Et ses propos peuvent encore revêtir une certaine actualité : « Ainsi l’industrie cartellisée est hautement intéressée à faire du protectionnisme une institution permanente, car il lui permet, premièrement de se maintenir en tant que cartel, et deuxièmement d’écouler ses produits sur le marché intérieur avec un surprofit ».
« Le capitalisme porte en lui la guerre comme la nuée porte l’orage », proclamait aussi Jean Jaurès à la chambre des députés, le 7 mars 1895. Cette expression révèle avec justesse la part violente de ce système économique dans lequel les rivalités économiques s’exacerbent jusqu’à générer une guerre.
De manière plus actuelle, la cartellisation de nos économies se fait souvent au détriment des consommateurs et se pratique dans l’opacité. Que l’on pense, au début des années 2000, aux cartels de la téléphonie mobile pour se partager les prix, à celui de la charcuterie ou encore à celui de l’industrie laitière.
Le capitalisme, c’est donc aussi la rente, les cartels, le vol de brevet, la contrefaçon et la concurrence la plus déloyale en matière fiscale, sociale ou environnementale.
Le capitalisme sert de source d’inspiration aux mafias et réciproquement ; c’est un aller-retour continuel. Et au regard de l’histoire de la mafia italienne, le capitalisme entraîne moins sur le trafic de drogue et le recyclage financier que du côté du secteur du bâtiment et des travaux publics. Dans les années 1950-1960, on a assisté à une croissance des dépenses publiques vers le midi italien. Et le boom de la construction marquant le développement de villes méridionales a ainsi fait naître des PME mafieuses. Elles travaillent en sous-traitance des grandes entreprises et assurent une fonction clef dans la régulation du marché du travail et de la concurrence.
Mais l’accumulation mafieuse se veut à sa façon monopolistique, car elle ne peut admettre une transformation économique et sociale qui risquerait de la remettre en cause. Et, comme la logique financière, la bonne marche mafieuse se situe entre rente et profit.
Dynamiques récentes du capitalisme et logiques mafieuses
Il serait trop long de faire un historique du capitalisme de ces quarante dernières années. Mais retenons des dynamiques de captation des flux et une organisation du capitalisme comme machine oligarchique résistante à toute forme de changement qui pourrait nuire à ses positions dominantes.
Comme le souligne l’économiste Michel Aglietta, nous vivons dans une économie rentière : rentes financières, rentes des GAFAM, rentes des grandes métropoles. Ce sont les grands ensembles, les acteurs de poids qui se jouent de la concurrence et qui captent les flux de richesses. Le groupe Meta, autrefois Facebook, a su racheter ses concurrents ou s’accaparer les innovations qui auraient pu lui faire de l’ombre (WhatsApp, Instagram) – sans compter les start-up de la Tech qui tombent dans son escarcelle.
Le capitalisme financier se joue des frontières et trouve parfois dans les États de précieux alliés pour alléger les contraintes qui pèsent sur des acteurs clés – comme les investisseurs institutionnels, les banques, les fonds de pension – afin d’étendre leurs actions. En 1999, la présidence démocrate de Bill Clinton a mis fin à la séparation entre les banques de dépôt et les banques d’affaires. Donald Trump, à peine de retour à la Maison-Blanche, a démantelé l’autorité de régulation des marchés financiers. Et que dire du vaste mouvement de dérégulation des économies qui, à partir des années 1980, a affecté tous les secteurs d’activité.
Pensons encore aux dénonciations récurrentes du code de travail en France, ou en Europe, présenté comme un obstacle à l’activité économique ou encore à la compétitivité. Pensons aussi à la multiplication des licenciements dits boursiers qui, malgré la bonne santé de l’entreprise, permettent de dégager de la valeur pour les actionnaires. Tout cela a encouragé les comportements voyous, c’est-à-dire ceux qui se jouent de la légalité.
Aujourd’hui, le scandale des paradis fiscaux – qui appauvrissent les nations et donc les services publics – contribue à donner encore plus de place à l’économie criminelle, qui prospère alors sur les décombres de la présence étatique sur les territoires.
Mais l’emprunt le plus remarquable à la logique mafieuse, c’est l’anéantissement systématique de toute possibilité de changement économique et social qui irait dans le sens d’une meilleure redistribution ou encore de la réduction des inégalités. C’est le développement de l’oligarchie au sein même des démocraties, la défense à tout prix de la richesse.
Aux États-Unis se développe ainsi une véritable « broligarchie » autour des barons de la Tech. Ce sont désormais des milliardaires qui dictent la politique américaine, qui organisent des coupes dans l’aide sociale et qui attendent la prorogation d’avantages fiscaux à travers des réductions d’impôts massives pour 2025. Désormais, il s’agit pour les milliardaires du monde de faire front contre toute politique fiscale qui viendrait remettre en cause leurs rentes.
Ce détour par l’histoire de la mafia et de ce qui la constitue fait apparaître une logique économique loin d’être étrangère au capitalisme, mais bien au contraire d’une étrange familiarité. C’est ainsi que l’on peut voir dans le développement du capitalisme récent, une logique mafieuse dont le parachèvement est politique.
En effet, l’accession au pouvoir de Donald Trump a consacré l’affirmation d’un « parrain » à la Maison-Blanche. C’est le premier président condamné qui arrive aux affaires, et qui consacre le conflit d’intérêts comme principe de gestion en confiant les rênes de l’administration à son âme damnée, Elon Musk. Le président est là pour régler ses comptes et mettre au pas les agences fédérales perçues comme autant de clans à soumettre. Désormais, Washington est encore plus clairement la capitale d’un nouvel « État voyou », comme aurait dit en leur temps les néoconservateurs américains. Et la journaliste Cinzia Sciuto ne s’est pas trompée lorsqu’elle a vu dans l’alliance de Vladimir Poutine et de Donald Trump une « entente mafieuse ».
La logique mafieuse – qui se renforce dans le fonctionnement économique par capillarité – se répand toujours plus dans la sphère politique. Le second mandat de Trump donne à son début de présidence le parfum mal odorant d’une réplique du parrain qui rançonne, menace, convoque à la Maison-Blanche, intimide voire violente. Il s'appuie sur une oligarchie composée de « broligarques » de la Tech, autorise les entreprises américaines à recourir à la corruption, démantèle l’autorité censée réguler les marchés financiers, développe le capitalisme de connivence, parle du désir de se venger des juges et du FBI, etc.
Aujourd’hui, la mafiaïsation du capitalisme – ou plus exactement encore la nouvelle alliance entre capitalisme et mafia – menace la démocratie. Notre futur devient dystopique...
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