Le soutien militaire de la France au gouvernement rwandais, entamé en 1990, a continué malgré l’intensification des exactions contre les Tutsi, y compris lors du génocide commis en 1994. Le journaliste Laurent Larcher, auteur de plusieurs ouvrages sur le sujet, dont le dernier Papa, qu’est-ce qu’on a fait au Rwanda ? (Seuil, 2024), relate l’enchaînement des événements, détaille les informations dont disposaient les dirigeants français, et explique les raisons du soutien au gouvernement rwandais.

Laurent Ottavi (Élucid) : Comment la France en vient-elle à soutenir le gouvernement rwandais en 1990 et pour quels motifs ?
Laurent Larcher : En octobre 1990, François Mitterrand décide d’envoyer des parachutistes pour empêcher l’effondrement de l’armée rwandaise, bousculée par un raid mené depuis l’Ouganda par le FPR (le Front Patriotique Rwandais), un mouvement politico-armé composé d’exilés tutsi ayant fui les pogroms et les persécutions et cherchant à revenir dans leur pays. Le président français répond à une sollicitation du président du Rwanda, Juvénal Habyarimana. L’intervention des parachutistes français vise officiellement à protéger les Européens sur place. En réalité, elle sauve le régime du président Habyarimana en permettant à l’armée rwandaise de se remobiliser et de repousser l’offensive du FPR.
Cette opération militaire « Noroît », censée durer quelques semaines puis quelques mois, a été prolongée par l’Élysée jusqu’à la fin de l’année 1993. La Belgique, qui était aussi intervenue au Rwanda, s’est retirée dès la fin du mois d’octobre après avoir constaté que le gouvernement rwandais commettait des exactions contre les Tutsi (arrestations massives, tortures, exécutions).
Élucid : La France est-elle alors informée des intentions et des actes du gouvernement rwandais ?
Laurent Larcher : Fin décembre 1990-début janvier 1991, le général Jean Varret, chef de la coopération militaire – c’est-à-dire patron de tous les militaires français (environ 800, principalement en Afrique) envoyés dans les ex-colonies françaises au titre de la coopération – est alerté par son attaché Défense en poste à Kigali des exactions commises par l’armée et le régime rwandais sur les Tutsi. Il s’y rend pour évaluer ce qu’il s’y passe et rencontre les chefs de l’armée rwandaise. Au cours de l’une de ces réunions, ces derniers lui réclament plus de soutien militaire, plus d’armes, de l’artillerie, des blindés, des bazookas, plus de grenades, plus d’obus…
Étonné, le général Varret demande des explications. Le chef de la gendarmerie lui répond que c’est « pour en finir avec les Tutsi ». « Et vous savez, ce ne sera pas long, car ils ne sont pas nombreux », lui a-t-il précisé. Jean Varret a rapporté cette conversation en haut lieu, mais il n’a pas été écouté, pas plus que les autres lanceurs d’alerte chercheurs, humanitaires et journalistes qui ont souligné le racisme du pouvoir en place et documenté les exactions perpétrées contre les Tutsi. Au lieu de cesser cette coopération ou au moins de la revoir à la baisse, Paris l’a intensifiée.
« Malgré sa connaissance des exactions des Hutu, la France ne cesse d'intensifier son soutien au régime rwandais sur le plan politique, économique et diplomatique. »
Quelles formes cette intensification a-t-elle pris ?
La France continue à envoyer au Rwanda des troupes ; elle lui livre de plus en plus d’armes, l’instruit militairement, lui apprend à encadrer la population, à ficher, monter des barrages filtrants, et crée des unités d’élite comme la garde présidentielle. Elle va jusqu’à prendre le commandement de l’armée rwandaise en février 1993 pour contrer une nouvelle offensive du FPR. Son soutien ne cesse de croître aussi sur le plan politique, économique et diplomatique : par exemple, elle lui obtient un siège au Conseil de sécurité en janvier 1994.
Elle freine la mise en place des accords d’Arusha, dont le dernier volet est signé à l’été 1993 entre le FPR et le gouvernement hutu. Ces accords prévoyaient une répartition du pouvoir avec le FPR, le retour des Tutsi de l’extérieur et le départ des troupes françaises du Rwanda au profit des Casques bleus. La force française finit par se retirer en décembre 1993, tout en laissant sur place une trentaine de militaires, dont certains occupent des postes très importants au sein de la hiérarchie rwandaise. Des forces spéciales y sont aussi maintenues.
L’évènement déclencheur du génocide des Tutsis est l’assassinat du président Habyarimana lors d’un vol aérien en 1994. Que sait-on aujourd’hui des auteurs de l’attaque et qu’en disaient à l’époque les renseignements français ?
Nous n’avons encore aujourd’hui aucune certitude, mais nous avons deux hypothèses. La première, énoncée dès l’attentat par le régime en place, est que le missile qui a atteint le Falcon du président Habyarimana a été tiré par le FPR. Pour la seconde, les responsables de cet attentat seraient les extrémistes hutu qui, se sentant marginalisés ou jugeant que le président avait trop cédé aux Tutsi dans les accords d’Arusha, ont décidé de l’éliminer pour s’emparer du pouvoir. Ce qui est certain, en revanche, c’est que les missiles avaient été tirés depuis le camp Kanombé, alors aux mains de la garde présidentielle, un site hypersécurisé donc. Les juges français chargés de cette enquête ont établi ce point en 2012.
Autre certitude, la DGSE, dès juillet 1994, avait jugé que l’hypothèse la plus probable était celle d’un tir émis par les extrémistes hutu. Elle donnait d’ailleurs les noms de ces responsables. Une deuxième note de la DGSE, publiée il y a trois ans par Mediapart et qui date de septembre 1994, jugeait que cette hypothèse était la plus probable. Autrement dit, le plus vraisemblable est donc que l’attentat contre le président Habyarimana fût commis par les extrémistes hutu issus de l’Akazu, une structure informelle signifiant « petite maison » composée d’extrémistes liés au clan de la femme du président, Agathe Habyarimana. Parmi eux, ceux qui s’étaient ouvert au général Varret en décembre 1990/janvier 1991. Les notes de la DGSE désignaient précisément des personnes de l’Akazu.
« Un racisme culturel a joué un rôle important dans l’aveuglement des responsables. Les violences des Hutu contre les Tutsi étaient alors perçues comme le lot de l’Afrique. »
Comment expliquez-vous le soutien indéfectible du gouvernement français au gouvernement rwandais et sa sourde oreille vis-à-vis des lanceurs d’alerte ?
Il y a d’abord les relations personnelles privilégiées entre le président Habyarimana et le président François Mitterrand. Ils sont amis tout comme leurs fils, Jean-Christophe Mitterrand et Jean-Pierre Habyarimana. Jean-Christophe Mitterrand est aussi le conseiller Afrique de son propre père. Par ailleurs, François Mitterrand et son entourage ont surtout vu dans le FPR un mouvement soutenu par les anglo-saxons qui cherchent à chasser les Français de leur zone d’influence en Afrique. Enfin, on peut penser qu’un racisme culturel a joué un rôle important dans l’aveuglement des responsables de l’époque. Pour ces personnalités, les violences des Hutu contre les Tutsi étaient le « lot » de l’Afrique.
Dans un précédent ouvrage, Rwanda. Ils parlent (Seuil 2019), j’ai interrogé des acteurs français de cette époque, notamment des militaires, sur les violences anti-tutsi qui ont rythmé l’histoire de la jeune république rwandaise avant même le génocide. Ils m’ont répondu « Mais c’est ça l’Afrique », un continent où l’on s’entre-tue entre « ethnies ». Ils auraient probablement raisonné différemment si le conflit avait opposé des Européens, comme en Irlande du Nord.
« À partir de la fin des années 1950 et jusqu’à la chute du régime génocidaire, il suffit de remplacer le mot tutsi par celui de juif pour constater combien le parallèle est saisissant. »
La tragique ironie est que cette lecture ethnique est précisément le produit de la colonisation européenne. Pouvez-vous expliquer en quoi ?
Les colonisateurs ont vu dans des catégories sociales des catégories raciales jusqu’à l’inscrire sur les cartes d’identité à partir des années 1930. Les Allemands et les Belges ont racialisé les rapports sociaux en faisant des Tutsi, essentiellement des éleveurs, une race supérieure, venue de l’extérieur, et des Hutu, essentiellement des agriculteurs, une race autochtone et inférieure. Or, les Tutsi et les Hutu parlent la même langue, ont la même religion, vivent, se marient et meurent ensemble.
J’ajoute que sous l’impulsion de l’Église des années 1930, les Tutsi sont devenus une « ethnie » d’origine sémite. Ainsi, lorsque le colonisateur belge renverse son alliance dans les années 1950 au profit des Hutu, l’anti-tutsisme prend l’habit de l’antisémitisme : ils sont présentés dans les cercles qui leur sont hostiles comme dominateurs, manipulateurs, menteurs, aimant le pouvoir, envoyant leurs femmes pour tromper l’ennemi et s’attirer des alliés. À partir de la fin des années 1950 et jusqu’à la chute du régime génocidaire, il suffit de remplacer le mot tutsi par celui de juif pour constater combien le parallèle est saisissant.
Les décisions prises s’inscrivent, expliquez-vous, dans la lignée de la politique africaine de la France, celle d’un système secret de commandement. En quoi les institutions de la Ve République permettent-elle cette situation ?
Sous la Ve République, la politique extérieure de la France est de la responsabilité du chef de l’État. C’est, selon l’expression consacrée, son « domaine réservé ». Cela est encore plus vrai au sujet de l’Afrique et de nos anciennes colonies. Pour le Général de Gaulle, comme avant lui sous la IVe République – il faut relire à ce sujet le François Mitterrand de ce temps-là – la France sans l’Afrique ne serait plus la France. La Ve République, pour le dire comme l’écrivain ivoirien Ahmadou Kourouma, a accordé l’indépendance à ses colonies sans les décoloniser ! Pour les garder dans sa zone d’influence – son précarré –, pour continuer à l’étendre à d’autres pays, Paris n’a pas hésité à monter des opérations secrètes sur le continent. Quand François Mitterrand envoie des parachutistes au Rwanda en 1990, il s’inscrit dans cette tradition.
Et il le fait, lui aussi, de sa propre autorité. Au-delà d’un cercle très restreint, personne n’est vraiment au courant de ce que nous y faisons. L’Élysée va jusqu’à donner directement ses ordres aux militaires engagés au Rwanda par l’intermédiaire d’un poste radio situé dans l’un des greniers du bâtiment, contournant l’état-major. Autrement dit, l’exécutif met en place une chaîne de commandement parallèle à l’officielle. Je crains qu’aucune leçon n’ait été tirée de cette concentration du pouvoir entre les mains d’un seul homme : c’était et cela reste une exception parmi les grandes démocraties. Le naufrage au Rwanda tient en partie à cette hyper-présidentialisation.
« Le rapport de la commission Duclert a reconnu la responsabilité lourde et accablante de la France dans le processus conduisant au génocide des Tutsi. »
Emmanuel Macron a reconnu la responsabilité de la France dans le génocide rwandais. Qu’en est-il des protagonistes français, politiques et militaires, de l’époque ?
Nicolas Sarkozy, en 2010, avait déjà reconnu de « graves erreurs » de la France avant et pendant le génocide sans toutefois aller plus loin. Emmanuel Macron, de son côté, a fait cette déclaration après la parution du rapport des historiens de la commission Duclert, qui a reconnu la responsabilité lourde et accablante de la France dans le processus conduisant au génocide des Tutsi. Ce qui avait été établi par des journalistes et des chercheurs depuis très longtemps a mis 27 ans à être reconnu officiellement par le chef de l’État.
Je note toutefois qu’Emmanuel Macron n’a pas nommé les personnes responsables de ce naufrage, et qu’une partie des acteurs de cette époque encore vivants ont toujours du mal à s’accorder sur cette responsabilité. On le voit à la récente polémique sur le cafouillage de l’Élysée. Des personnalités comme Jean Glavany et Bernard Cazeneuve ont profité de cette polémique pour dire tout le mal qu’ils pensaient du rapport Duclert.
Je pense aussi à Alain Juppé. Bien qu’il avait lâché sans qu’on en comprenne trop les raisons le mot de « génocide » le 15 mai 1994 (sans préciser toutefois qui en étaient les auteurs) et avait déclaré à la lecture du rapport Duclert avoir « manqué de compréhension de ce qu’était un génocide et de ce qu’impliquait son constat, à savoir, agir sans délai pour arrêter avec toute la détermination possible les massacres qui ravageaient un pays que la France avait porté à bout de bras pendant des années », est revenu en arrière dans ses mémoires parues en 2023, dans lesquelles il écrit : « taxer la France de “responsabilités accablantes”, comme il est écrit dans la conclusion du rapport Duclert, est injuste et inexact ».
Au contraire, Michel Rocard a été au Rwanda après le génocide et a fait un rapport où il a constaté le naufrage de la France. La situation est à peu près similaire chez les militaires. Seuls quelques-uns ont fait des mea culpa retentissants. C’est le cas du général Sartre, l’un des chefs de l’opération « Turquoise » qui, à la suite du rapport Duclert, a dénoncé dans une tribune du Monde la présentation trompeuse de la réalité rwandaise par sa hiérarchie, les ordres inadaptés, les dysfonctionnements qui ont permis le massacre des Tutsi à Bisesero, les moyens humanitaires dérisoires pour répondre aux urgences, leurs combats contre le seul FPR qui pourtant secourait les Tutsi, mais aussi l’attitude de ses camarades qui défendent aveuglément la politique française au Rwanda, « pourtant indéfendable ».
Les choses avancent donc encore lentement, mais elles avancent. Je crains cependant des reculs dans les prochaines années. Des historiens et des anciens militaires de l’opération turquoise proches du RN contestent le rapport Duclert et la responsabilité de la France. Réagissant au discours d’Emmanuel Macron, Marine Le Pen a déclaré que la France était « respectée quand elle se grandit, pas quand elle s’abaisse », ni « quand elle se flagelle pour des fautes qui ne sont pas les siennes » ou « par une repentance perpétuelle qui ne satisfait personne ».
Et du côté du Nouveau Front Populaire, il existe toujours des socialistes qui prolongent les égarements de François Mitterrand sur le Rwanda, comme nous l’avons vu au moment de la polémique sur le cafouillage de l’Élysée à l’occasion de la 30e commémoration du génocide des Tutsi, le 7 avril 2024.
Propos recueillis par Laurent Ottavi.
Photo d'ouverture : Twagiramungu Ferdinand Twagiramungu, chef du village de Mubirizi, place et organise des centaines de crânes appartenant à des victimes du génocide des Tutsi rwandais de 1994 à Mubirizi, dans le district de Rusizi, le 5 mai 2023 où plus de 1100 corps ont été trouvés depuis mars, faisant de la zone la plus grande fosse commune découverte depuis 2019. (Photo Clement DI ROMA / AFP)