Terrassé par une dette insoutenable, Casino ne peut même plus payer ses factures. Fragilisé, le groupe du secteur de la grande distribution, détenu depuis 1992 par le discret mais non moins charismatique homme d’affaires Jean-Charles Naouri, fait l'objet des convoitises de plusieurs milliardaires qui visent à en prendre le contrôle. Tandis que la concurrence (Intermarché, Carrefour, Leclerc…) se prépare pour croquer des parts du gâteau.
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La chute de Casino est telle qu’elle chamboule tout le secteur de la distribution française. La situation est si grave que l’État vient de se saisir du dossier, via son Comité interministériel de restructuration industrielle (Ciri), pour éviter une cessation de paiement imminente (1). Il faut dire qu’il y a urgence : Casino ne parvient même plus à payer ses factures. Embourbé dans un tourbillon d’endettement contre lequel Casino lutte depuis des années, en vain, le groupe aspire toutes ses liquidités depuis plus d’un an et demi.
Sa ligne de crédit de 2,1 milliards d’euros pour 2023 pourrait bien être totalement siphonnée, uniquement pour ses besoins de trésorerie. Si bien que la dette du groupe s’est encore creusée de plus d’un milliard d’euros depuis le record annoncé en fin d’année dernière, à 6,4 milliards d’euros (2).
C’est fin mai 2023 que la situation a explosé. Le tribunal de commerce de Paris décide la mise en place d’une procédure de conciliation entre Casino et ses créanciers en vue d’une potentielle restructuration de sa dette financière, dans un délai de quatre mois (« éventuellement prorogeable d'un mois »).Mi-juin, créanciers, banquiers, avocats et conciliateurs étaient convoqués à Bercy pour découvrir les conclusions du cabinet Independant Business Review (IBR), visant à réduire de moitié la dette de Casino sur la base d’hypothèses de croissance du chiffre d'affaires et de l'Ebitda, et fixant le besoin en fonds de roulement pour payer les fournisseurs ces prochains mois (3).
Fragilisé, Casino au cœur des convoitises
Créée en 1898 à Saint-Étienne, l’entreprise historique de la distribution française ne représente aujourd’hui plus que 5,9 % des parts du marché, contre environ 20 % chacun pour Leclerc, Intermarché, Carrefour et Système U. Que s’est-il passé ? Petit à petit, l’endettement de Casino a asphyxié ses marges de manœuvre, si bien que les magasins Géant, Casino, Franprix et autres Monoprix sont devenus de plus en plus vétustes faute d’argent frais, alors que la pression s’est renforcée au fil des années sur les coûts salariaux.
Parallèlement, Casino n’a pas pu suivre la cadence infernale de la concurrence en matière de baisse des prix, et s’est révélé incapable de comprimer ses marges pour faire face aux chamboulements provoqués par la crise du Covid, puis au retour d’une inflation forte et persistante.
Fragilisé, le groupe fait l’objet de convoitise. Elles ont démarré par des discussions, dès mars, entre Casino et le véhicule d’investissements Teract, une société contrôlée à 76 % par la coopérative agricole Invivo (enseignes Gamm Vert, Jardiland, boulangeries Louise…). L’objectif était d’investir 300 M€ pour monter au capital de Casino et créer une centrale d’achats commune « responsable et durable », spécialisée dans les produits frais, locaux et décarbonés. Mais trois mois plus tard, Invivo a suspendu le projet, en attendant que la dette de Casino, devenue totalement insoutenable, soit apurée.
Entretemps, les actionnaires de Casino se sont positionnés. Avec en chef de file, l’homme d’affaires et milliardaire tchèque Daniel Kretinsky. Ce dernier investit massivement dans les médias (Marianne, Elle, Télé 7 jours, Public, Le Monde, TFA, Libération…), la distribution (Fnac, Casino) et l’industrie (centrales à charbon) en France depuis 2018, après avoir fait fortune dans les énergies fossiles. Il détient 10 % du capital de Casino via EP Global Commerce et est en train de racheter Editis.
Daniel Kretinsky propose l’injection de 1,1 milliard d’euros au capital de Casino, dont 750 millions via sa société EP Global Commerce, 150 millions de la part de Fimalac (holding dirigée par le milliardaire Marc Ladreit de Lacharrière), et 200 millions provenant d’autres actionnaires. Dans le cadre du processus de conciliation, Kretinsky et Marc Ladreit de Lacharrière ont accès à des données qui pourraient les conduire à gonfler leur offre, d’après Les Échos.
Cette opération très technique et très exigeante permettrait de payer 40 % des créances dues, et pourrait conduire… à un changement de contrôle de Casino, alors que le discret – mais non moins charismatique et redoutable homme d’affaires – Jean-Charles Naouri en est l’actionnaire majoritaire depuis… 1992 (et PDG depuis 2005). Parmi les autres actionnaires de Casino Guichard, on peut citer BNP Paribas Asset Management France SAS, Norges Bank Investment Management, The Vanguard Group, Inc. ou HSBC Global Asset Management (France) SA.
Jean-Charles Naouri : le prédateur devenu proie
Jean-Charles Naouri détient encore 51 % de Casino Guichard via sa holding Rallye. Énarque, il commence sa carrière en politique dans les années 1980 et participe à la libéralisation des marchés financiers. Devenu associé-gérant de Rothschild et Cie Banque, il lance son propre fonds d'investissement, Euris, et rachète Rallye, en difficulté, lui permettant de mettre le grappin sur une multitude de marques (Moulinex, Casino, Franprix, Go Sport, LeaderPrice, Monoprix, Naturalia, Spar, Cdiscount...), et de construire un empire via des montages financiers tentaculaires.
Désormais, le prédateur devient proie. L’homme de 74 ans risque de perdre le contrôle de son empire. Hasard du calendrier, il est en ce moment sous les feux des projecteurs pour une affaire qui a démarré en 2020 : le 1er juin dernier, il était en garde à vue (levée) dans le cadre d'une enquête pour manipulation de cours en bande organisée, corruption privée active et passive et délit d’initié commis courant 2018 et 2019. Par ailleurs, fin 2022, Jean-Charles Naouri a été visé par une nouvelle plainte pour violences psychologiques conjugales et viol de la part de son épouse, avec laquelle il est en instance de divorce.
Une autre offre fracassante s’est ajoutée au dossier Casino à la mi-juin, avec le trio Xaviel Niel, Matthieu Pigasse et Moez-Alexandre Zouari, qui propose de renforcer les fonds propres de Casino jusqu’à 1,1 milliard d’euros, dont 200 à 300 millions en leur nom, via le véhicule d’investissement « 3F » fondé par les trois hommes d’affaires (5). Le reste, provenant « probablement d'autres investisseurs, actionnaires et créanciers de Casino ».
Le trio s’engage par ailleurs à maintenir le siège de Casino à Saint-Étienne, et à ne pas démanteler le groupe. Dans la foulée de l’annonce, l’action a bondi de 16 %, mercredi 14 juin, à l’ouverture de la Bourse de Paris. Le fondateur de Free, le banquier d'affaires et le spécialiste de la distribution (qui est également un grand franchisé de Casino) jouent la carte industrielle franco-française, pour tenter de séduire la classe politique sur fond de préservation de l'emploi.
Un milliard, ça peut paraître énorme pour un groupe en déperdition. Mais Casino a aussi des atouts qui valent beaucoup. Moez-Alexandre Zouari le dit lui-même : dans le secteur de la distribution, Casino a « le meilleur réseau de France, les meilleurs formats […] avec des implantations exceptionnelles ». Les magasins Géant, les supermarchés Casino, les Casino shop, les Monoprix pour les femmes des villes, les Franprix, plus populaires, les Naturalia et autres Sherpa… Casino sait concevoir des marques et innover, et le groupe dispose du maillage territorial et des points de proximité les plus développés.
La concurrence cherche sa part du gâteau
En attendant que les grandes fortunes règlent les gros problèmes capitalistiques de Casino, le secteur se prépare à une vague de consolidation : la concurrence cherche à croquer sa part du gâteau. Auchan (groupe Mulliez) a ainsi tendu la perche à Kretinsky en vue d’une « alliance », qu’il s’est permis de refuser. Étant en position de force, il devrait avoir l’embarras du choix en termes d’alliances si son deal passe…
À la FNAC-Darty, on lorgne forcément CDiscount. Sachant que FNAC-Darty est désormais détenue à 25 % par… Kretinsky. Du côté des Galeries Lafayette, actionnaire de Carrefour, les yeux sont rivés sur l’enseigne Monoprix, qu’elle avait cédée – à contrecœur – à Casino en 2013. Carrefour, lui, tentera sûrement de récupérer a minima les filiales brésiliennes de Casino. D’après la Lettre A, les réunions s’enchaînent à la direction de Carrefour, avec Yves Ayache, banquier phare de Morgan Stanley. Tandis que Leclerc pourrait bien viser quelques hypermarchés, en France et à l’étranger.
Quant à Intermarché, troisième acteur du secteur de la distribution en France, le groupe a déjà avancé ses pions : Casino, qui est particulièrement présent en Île-de-France, en Provence-Alpes-Côte d’Azur et en Rhône-Alpes, a négocié un accord portant sur la cession de 119 supermarchés et hypermarchés à l’enseigne Intermarché, dont 57 dès cette année et 62 autres au cours des trois prochaines années (6). Contre toute attente, la liste des magasins concernés touche toutes les zones géographiques de l’Hexagone, y compris le Sud et la Loire, la zone historique du groupe stéphanois. Et y compris des magasins qui venaient d’être réhabilités. Alors que d’autres, en difficulté, n’y figurent pas…
Des salariés à l’écart et inquiets
Tenus à l’écart des négociations en haute sphère, les salariés sont inquiets. Avec l’offre de Kretinsky, les syndicats craignent une vente à la découpe de Casino. Et avec l’opération de reprise de magasins par Intermarché, les 4 000 employés concernés se demandent dans quelle mesure ils risquent d’être dévalorisés. « Les enseignes Intermarché sont moins disant que Casino d’un point de vue social », prévient Michel Rieux, délégué syndical central CGT de Distribution Casino France.
Unanimes, les syndicats représentatifs ont lancé une procédure de droit d’alerte économique. Un moyen pour eux d’exiger des explications de la part de la direction, mais aussi d’obtenir une expertise indépendante, avec l’accès aux mêmes documents que le commissaire aux comptes.
Photo d'ouverture : sylv1rob1 - @Shutterstock
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