Désindustrialisation, déficit commercial : l'échec du libre-échange se poursuit

C’est une nouvelle brèche dans le mur des certitudes établies : un rapport du CEPII pointe du doigt l’impact négatif sur notre solde commercial du développement à l’étranger des multinationales françaises. La mondialisation n’aurait donc, dans ce domaine comme dans beaucoup d’autres, pas eu l’heureux effet escompté par ceux qui l’ont promue et qui la promeuvent encore au sommet de l’État. Une question d’importance à l’heure où tous les partis politiques font de la réindustrialisation du pays une priorité économique.

publié le 01/12/2022 Par Éric Juillot
Désindustrialisation, déficit commercial : l'échec du libre-échange se poursuit

Le déficit commercial représente l’un des nombreux problèmes auxquels doit faire face une économie sous-industrialisée (quand elle ne dispose pas des ressources naturelles dont l’exportation pourrait compenser le déficit de ses échanges de biens manufacturés). Dans le cas de la France, il constitue un excellent poste d’observation du processus de désindustrialisation qui affaiblit notre pays depuis des décennies. Le dernier excédent commercial y remonte à 2003, c’est-à-dire à près de vingt ans.

Depuis, la France n’a connu que des déficits ; de plus en plus importants au cours des années 2000, ils ont même atteint, pour ne plus les quitter, des niveaux stratosphériques au cours de la décennie suivante (60 milliards d’euros en moyenne annuelle pour la période 2011-2021). Avec 85 milliards d'euros, le déficit de 2021 a pulvérisé tous les records, en attendant celui de 2022, dont tout indique qu’il dépassera 100 milliards d'euros (l’alourdissement conjoncturel de la facture énergétique y étant pour beaucoup).

Les auteurs du rapport distinguent trois types d’entreprise : les multinationales étrangères installées en France, les entreprises françaises dont l’activité ne dépasse pas les frontières de l’Hexagone, et les multinationales françaises. Les deux premiers types ont depuis 2000 une contribution négative à la balance commerciale de la France : entre -1 et -2 % du PIB par an pour les premières, entre -2 et -3 % pour les deuxièmes.

Ces chiffres appellent déjà un premier commentaire : beaucoup de multinationales installées en France n’y produisent pas, mais importent leur production pour l’écouler sur notre sol. Elles contribuent donc, par leur présence, à la dégradation marquée du tissu productif français. Les entreprises françaises non exportatrices jouent également un rôle à ce sujet, dans la mesure où elles importent des biens finis, des biens semi-finis et/ou des matières premières qu’elles vendent ou incorporent à leurs produits.

Longtemps, cependant, ces tendances négatives ont été contrebalancées par l’impact positif des multinationales françaises. Or, la principale découverte des auteurs de l’étude réside justement dans le déclin tendanciel de cet impact, dont l’effet compensateur ne joue plus suffisamment. S’il reste positif, de l’ordre de 2 à 2,5 % du PIB ces dernières années, il était de l’ordre de 4 % au début des années 2000. La contribution des multinationales françaises au solde commercial s’est donc amoindrie de plusieurs dizaines de milliards par an depuis une vingtaine d’années.

Les auteurs du rapport voient dans cette réalité la conséquence d’un « modèle d’internationalisation s’appuyant au moins en partie sur la délocalisation de certains pans de production […]. Si de tels choix industriels ont pu être décrits au niveau sectoriel, comme pour le secteur automobile français au début des années 2010, notre analyse suggère qu’ils pourraient avoir un effet significatif et durable à l’échelle de l’ensemble de l’économie ».

La prudence de leur formulation n’est pas tant méthodologique qu’idéologique : ils savent pertinemment qu’ils contestent par leur conclusion bien des certitudes établies, qu’ils heurtent des croyances solidement ancrées auxquelles il est impossible de renoncer sans procéder à des révisions d’ampleur. Aussi se contentent-ils d’incriminer, sur un mode implicite seulement — à travers le phénomène des délocalisations qui les sous-tend —, le libre-échange et la liberté de circulation des capitaux comme facteurs explicatifs essentiels de la désindustrialisation. Piliers du capitalisme mondialisé, ces deux principes se révéleraient donc gravement nuisibles à l’économie française

Quelques mois après sa parution, cette mise au point académique a reçu un précieux renfort médiatique avec les déclarations percutantes de Carlos Tavares. Le patron de Stellantis — un des premiers constructeurs automobiles mondiaux, qui englobe Peugeot — a tenu à exprimer publiquement, à l’occasion d’une interview, son inquiétude à propos de l’arrivée inévitable des automobiles chinoises en Europe : aucune barrière douanière n’a été placée pour les filtrer, le libre-échange étant un dogme intangible à Bruxelles.

Emmanuel Macron écoute le directeur de Stellantis, Carlos Tavares, Salon de l'automobile, Paris, 17 octobre 2022 - Gonzalo Fuentes - @AFP

Carlos Tavares y voit un risque pour les constructeurs européens, un frein considérable à la réindustrialisation de la France et une concurrence déloyale : les voitures fabriquées au sein de l’UE n’ont jamais pu en effet pénétrer librement le marché chinois compte tenu de la politique commerciale avisée de Pékin, qui a depuis trente ans structuré et développé son tissu industriel automobile en le protégeant d’une concurrence étrangère face à laquelle rien n’eut été possible dans un contexte libre-échangiste.

Une stratégie intelligente de protectionnisme éducateur grâce à laquelle les constructeurs chinois peuvent aujourd’hui passer à une phase d’expansion en direction de l’UE, profitant au passage de l’ingénuité et de la cécité idéologique de cette dernière : « Les décisions dogmatiques prises par l'Union européenne déroulent le tapis rouge aux constructeurs chinois » se désole C. Tavares, insistant sur le fait qu’« une réciprocité imposée par l'Union européenne dans les conditions de concurrence sur le marché européen par rapport au marché chinois » serait la moindre des choses.

Une telle prise de position, il y a quelques années encore, aurait été inconcevable : aucun grand patron n’aurait pris le risque de passer en public pour un contempteur de la mondialisation et de ses canons. Il faut donc voir dans la déclaration de Carlos Tavares une illustration parmi d’autres de ce que les temps changent, et que l’heure est à la révision urgente de croyances dont chacun peut constater désormais le caractère néfaste.

L’inertie des partis du gouvernement

Comment les responsables politiques réagissent-ils à ces analyses critiques, et à ces appels à l’action véritable des pouvoirs publics ? Force est de constater qu’à ce stade, au sein des partis de gouvernement, l’aveuglement persiste, l’inertie l’emporte : la plupart refusent de considérer les problèmes, et ceux qui les perçoivent se persuadent à peu de frais qu’il est possible de les traiter sans que s’impose un aggiornamento idéologique douloureux.

Cette résistance forte au changement s’explique de bien des manières : la réalité de l’exercice du pouvoir peut en tout premier lieu avoir un effet inhibant. Une chose est en effet d’observer, de dénoncer, d’appeler au changement lorsque l’on est éloigné des lieux de pouvoirs, une autre en est d’impulser ces changements et d’en assumer la responsabilité. Plus spécifiquement, une politique de rupture, si elle suppose au préalable le renoncement à l’essentiel de ce qu’a cru celui qui doit la mettre en œuvre, a peu de chances de se concrétiser dans les faits.

Il faut ajouter à cette disposition psychologique individuelle une disposition collective : une carrière politique ne peut être couronnée de succès que si elle se soumet à un principe de conformisme intrapartisan. Les responsables d’une formation politique ne sont pas forcément d’accord sur tout, mais ils le sont sur l’essentiel, et cette certitude de tous les instants fait la force de tous et l’assurance de la position de chacun. Renoncer aux croyances qui structurent le groupe a donc un coût exorbitant, bien supérieur aux gains hypothétiques qu’il permettrait d’engranger.

En conséquence, il semble que l’ampleur du déclin auquel nous sommes confrontés ne soit pas assez prononcée pour susciter l’ébranlement des convictions les plus établies dans les partis de gouvernement. Deux exemples, parmi cent autres, peuvent le démontrer : à l’occasion de sa dernière intervention télévisuelle, le chef de l’État, à qui il était demandé s’il était légitime de subventionner à hauteur de 7000 euros les véhicules électriques vendus en France indépendamment de leur origine, s’est contenté de botter en touche en évoquant la nécessité de défendre à Bruxelles l’idée d’une préférence européenne.

Interview d'Emmanuel Macron par Caroline Roux dans le cadre de l'émission "L'événement", Paris, 26 octobre 2022 - Ludovic Marin - @AFP

Ce type de réponse, tout à fait habituel, est caractéristique du conservatisme idéologique du président français, qui n’a jamais eu d’autre ambition depuis 2017 que de faire du neuf avec du vieux. Au point où nous sommes rendus, sa position s’apparente à une forme d’impuissance consentie tout à fait préjudiciable à notre pays, dans la mesure où il porte atteinte à ses intérêts financiers et économiques tout en sapant, dans l’esprit de beaucoup de nos concitoyens, l’espoir que les responsables politiques puissent agir décisivement dans des domaines essentiels.

Qui peut croire en effet en une politique protectionniste d’envergure à l’échelle de l’UE, quand la Commission est depuis toujours viscéralement libre-échangiste et que certains États le sont tout autant, à commencer par l’Allemagne dont le chancelier vient de se rendre à Pékin dans le seul but de renforcer les liens économiques germano-chinois ? L’appel rituel à une « solution européenne », dans ce domaine comme dans beaucoup d’autres, ne cache en fait le plus souvent qu’une résignation piteuse à l’inaction.

Deuxième exemple, tout aussi caractéristique quoi qu’à une échelle moindre : une tribune cosignée par David Lisnard dans Le Figaro, intitulée présomptueusement : « Notre déficit commercial historique n’est pas une fatalité, voici comment en sortir ». Le maire de Cannes, figure en vue de LR, tente d’étoffer sa stature en prenant position dans un débat d’ampleur national. La teneur de son propos laisse cependant songeur, tant il passe à côté de l’essentiel. L’analyse fait ainsi de certaines réformes internes à la technostructure la cause principale de nos déboires commerciaux.

L’absorption de la Direction des Relations économiques extérieures par la Direction du Trésor en 2004, la subordination du ministère du Commerce extérieur au Quai d’Orsay en 2012, le remplacement de la COFACE (Compagnie Française d’Assurance pour le Commerce Extérieur) par la BPI : il suffirait de revenir sur ces réformes fâcheuses pour atteindre à nouveau l’équilibre commercial sous « deux à trois ans ». Si les auteurs concèdent en passant l’existence d’autres causes, ils décident prudemment de ne pas s’y attarder. « La lente désindustrialisation du pays depuis une génération » est tout juste évoquée, sans aucun souci pour ses racines, tout comme la rareté relative des entreprises exportatrices.

La focalisation des auteurs sur le secondaire au détriment de l’essentiel est en fait révélatrice de leur conformisme idéologique, celui-là même au nom duquel des centaines d’interventions de ce type se sont contentées, depuis trente ans, d’évoluer plus ou moins sciemment à la périphérie d’un sujet sensible. Comme souvent, le propos se conclut par un bel assaut de volontarisme politique : « les excédents […] ne pourront résulter que de la réindustrialisation par l’innovation, de la compétitivité fiscale, sociale et administrative ». Innovation et compétitivité : les deux termes du prêt-à-penser néolibéral auquel il est d’usage de recourir à longueur d’interventions, quand l’histoire des dernières décennies démontre à l’envi leur dramatique insuffisance…

Il est de moins en moins contestable que l’origine des problèmes macro-économiques de la France est à rechercher du côté des fondations du capitalisme mondialisé. Toute politique qui vise à traiter ces problèmes sans s’attaquer sérieusement à leur cause est vouée à l’échec. Qu’il faille rappeler cette évidence en dit long sur la sclérose idéologique des milieux dirigeants, dont l’énergie, depuis vingt ans, est consacrée à la défense acharnée de principes dont ils doivent pourtant contrer les effets destructeurs à coup d’expédients de plus en plus coûteux et de moins en moins efficaces.

Photo d'ouverture : Alexander Chizhenok - @Shutterstock