La fin de l'utopie libérale - Michel Bourdeau

Les ouvrages sur le libéralisme contemporain ne manquent pas et il est difficile de ne pas y croiser Friedrich Hayek, qui en fut le principal inspirateur. Ils sont toutefois peu nombreux à s’arrêter sur son œuvre.

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publié le 16/02/2024 Par Michel Bourdeau
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La fin de l’utopie libérale, introduction critique à l’œuvre de Friedrich Hayek (Hermann, 2023) aborde la pensée hayékienne par le biais de l’utopie, nous aidant à comprendre l’influence colossale qu’elle a exercée. Mais, on peut ne pas se sentir chez soi dans le monde dont Hayek nous donne la clé. C’est pourquoi il s’agit ici d’une introduction critique.

Ce qu’il faut retenir :

Le monde dans lequel nous vivons est le résultat d’un patient travail, commencé dans le monde des idées, et dont le maître d’œuvre a été Hayek. Celui-ci a d’abord développé une approche cognitive de l’économie : le prix, sur un marché, est un moyen de transmettre des informations.

Mais Hayek est aussi un adversaire irréductible du socialisme ; c’est pour le combattre qu’il a proposé de faire du libéralisme une utopie et qu’il est devenu sociologue.

Il s’est aussi toujours intéressé aux questions de méthode, ce qui l’a conduit à accorder une place centrale à l’idée d’ordre spontané, dont le marché est le prototype.

L’utopie libérale, c’est la Grande Société, une société d’hommes libres, pluraliste et ouverte, mais la main invisible a besoin du bras armé du droit.

La justice sociale faisant obstacle à l’avènement de la Grande Société, le libéral se doit de la combattre, mais il a pour cela besoin de l’intervention de l’État. Le but avoué est de détrôner la politique et de mettre l’État sous la surveillance du marché.

Alain Supiot a bien montré comment cette théorie du droit est insatisfaisante. La justice sociale n’est pas un atavisme, mais la demande d’une société ouverte qui soit autre chose qu’un marché mondial.

Biographie de l’auteur

Agrégé de philosophie et ancien élève de l’ENS de Saint-Cloud, Michel Bourdeau a longtemps enseigné à l’étranger. Recruté au CNRS, il a été membre du Centre d’analyse et de mathématiques sociales, puis de l’Institut d’histoire et de philosophie des sciences et des techniques.

Avertissement : Ce document est une synthèse de l’ouvrage de référence susvisé, réalisé par les équipes d’Élucid ; il a vocation à retranscrire les grandes idées de cet ouvrage et n’a pas pour finalité de reproduire son contenu. Pour approfondir vos connaissances sur ce sujet, nous vous invitons à acheter l’ouvrage de référence chez votre libraire. La couverture, les images, le titre et autres informations relatives à l’ouvrage de référence susvisé restent la propriété de son éditeur.

Synthèse de l’ouvrage

Chapitre I. Hayek utopiste


Libéralisme ou néo-libéralisme
 ?

« Libéralisme » est un terme équivoque, qui change de sens non seulement avec les époques, mais aussi selon les pays. Il se présente sous deux formes, économique et politique, qui ne se recoupent pas (Hayek n’a eu aucun scrupule à soutenir le régime de Pinochet), mais présentent toutefois un trait commun : une défiance, voire une hostilité à l’égard de l’idée gouvernementale. Au-delà de cette première distinction, la tradition libérale a pris au cours de l’histoire des formes multiples et c’est pourquoi les libéraux d’aujourd’hui sont souvent appelés néo-libéraux. Pour sa part, Hayek, comme la plupart des néo-libéraux, préfère se présenter comme libéral, de façon à souligner une continuité historique. L’ouvrage se conforme à cet usage : il ne traite pas d’un libéralisme en soi, mais de la forme particulière qu’il a prise avec Hayek.

Hayek.

Il y a en effet de bonnes raisons de se focaliser sur l’économiste autrichien. La première est l’étendue prodigieuse de son influence sur les dirigeants politiques. Cela tient à ce que, comme Marx, il n’est pas seulement économiste, mais aussi sociologue : ce qui l’intéresse, c’est le mode de fonctionnement de la société en général, qu’il pense sur le modèle du marché. De plus, c’est aussi à sa façon un homme d’action et il n’aurait pas exercé une telle influence si, de 1947 à 1961, il n’avait pas été à la tête d’un des premiers think tanks, la Société du Mont-Pèlerin.

C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre le recours à l’utopie. En 1949, fixant la feuille de route de la Société récemment créée, il invitait, une fois n’est pas coutume, ses membres à prendre exemple sur les socialistes : si, dans l’immédiate après-guerre, ceux-ci semblaient l’emporter, ce n’est pas parce que leur cause était juste, mais parce que, grâce au soutien des intellectuels, l’opinion publique leur était majoritairement favorable. Les libéraux devaient donc accepter de mener la bataille sur le plan des idées, et pour cela, s’assurer du concours des second hand dealers in ideas, de façon à donner de leur programme, une image capable de mobiliser l’opinion.

Première partie. L’arrière-plan théorique

Chapitre II. Économie, connaissance et technique

L’école autrichienne.

Si c’est avant tout la philosophie sociale de Hayek qui explique son influence, il ne faut pas oublier qu’il est d’abord un économiste, et plus précisément un membre de l’École autrichienne d’économie. Son fondateur, Carl Menger, pour qui il a toujours marqué une profonde admiration, est un des pères de ce que l’on appelle l’école néoclassique, mais, à la différence de Walras, de Jevons ou de Pareto, il n’y parvient pas par les mathématiques, mais par une approche subjective qui est comme la marque de fabrique de cette école. En particulier, l’idée de donnée, considérée comme le prototype de l’objectivité, contient une dimension subjective inéliminable : une donnée est toujours donnée à quelqu’un, de sorte que «donné » peut être considéré comme synonyme de «connu ».

Une approche cognitive de l’économie : marché, prix et concurrence.

En 1937, dans Économie et connaissance, Hayek fait un pas de plus dans cette direction et s’en prend à cette pièce maitresse de l’école néoclassique qu’est la théorie de l’équilibre. Cette dernière suppose des agents omniscients, hypothèse qui n’est bien sûr jamais satisfaite. Par conséquent, elle renonce à toute prise sur la réalité. Si l’on veut donner un contenu empirique à l’économie, il faut procéder autrement : partir non de l’omniscience, mais de l’ignorance, et rendre compte du processus d’acquisition des connaissances.

Dans L’usage de la connaissance dans la société (1945), Hayek est ainsi conduit à établir un lien entre division du travail et division des connaissances. Plus la première est développée, moins l’agent économique est en mesure d’avoir une vue exacte des différents facteurs dont dépend le succès de son action. Il est donc indispensable de remédier à cet éclatement du savoir et de faire en sorte qu’une vue complète de l’ensemble du processus soit disponible. Pour cela, il existe deux moyens. Faire remonter l’ensemble des connaissances dispersées vers un organe central, être omniscient qui, fort de son savoir, pourra prendre les bonnes décisions et dira à chacun ce qu’il doit faire. C’est la solution socialiste, la planification. L’autre solution, c’est la libre entreprise, le marché et la concurrence. Un marché, en effet, est un lieu où s’échangent non seulement des marchandises, mais aussi des informations. Les prix sont des signaux au moyen desquels chacun met à la disposition d’autrui les connaissances dont il dispose. À ces deux types de solutions correspondent deux types de connaissance : la connaissance abstraite du savant, ou plus exactement de l’ingénieur, et la connaissance concrète de l’homme d’affaires.

Mais – et c’est la troisième étape du raisonnement – pour que le système des prix fonctionne bien comme moyen de transmission de l’information, il est indispensable que le marché respecte les règles de la concurrence. L’intransigeance sur la concurrence vient de ce qu’elle nous donne la solution au problème ignoré par les classiques : c’est d’abord une méthode de découverte, un moyen d’augmenter la connaissance de chacun et de permettre ainsi une collaboration efficace entre l’ensemble des agents.

Économie et technique.

L’opposition entre ingénieur et homme d’affaires a une contrepartie théorique cruciale pour une juste compréhension de ce qu’est l’économie et Lionel Robbins, qui fit venir Hayek à la London School of Economics, n’hésitait pas à affirmer : « Il n’est pas exagéré de dire qu’aujourd’hui, un des principaux dangers qui menacent la civilisation vient de l’incapacité des esprits formés aux sciences naturelles de percevoir la différence entre l’économique et le technique ». L’importance que nous accordons au progrès technique nous fait oublier qu’un problème économique n’est pas un problème technique : le rapport aux moyens est différent, tout comme la notion d’optimum.

Chapitre III. De La Route de la servitude à Contre-révolution en science (1941-1952)

Le grand projet théorique.

Dès Liberté et système économique (1938), Hayek avait tiré les conséquences politiques de son travail d’économiste. Aussi, convaincu que ce sont les idées qui gouvernent le monde, il entreprit une vaste enquête historique, qui l’occupa pendant près de dix ans, et qui visait à établir que les racines du totalitarisme se trouvent dans le socialisme. En 1944, il en publia un fragment, La Route de la servitude, ouvrage destiné à montrer aux Anglais, chez qui les idées socialistes gagnaient du terrain, qu’en abandonnant leur grande tradition libérale, ils s’engageaient sur la route de la servitude. L’ouvrage connut un tel succès que des extraits figurèrent dans le Reader Digest (magazine mensuel américain) et qu’il fut demandé à Hayek d’en rédiger une version plus particulièrement destinée au public nord-américain. Avec le réveil libéral qui en résulta, de nouvelles priorités surgirent et Hayek, occupé sur d’autres fronts, dut abandonner ce grand projet théorique, qui devait s’intituler L’abus et le déclin de la raison, Réflexions d’un économiste sur les tendances autodestructrices de notre civilisation scientifique.

N’en subsistent que deux séries d’articles publiés entre 1941 et 1944 et repris en 1952 dans Contre-révolution en science : l’une, historique, traitait de l’hubris polytechnicienne, c’est-à-dire avant tout de Saint-Simon et de Comte ; l’autre, Scientisme et sciences sociales, sera traduite l’année suivante en français par Raymond Barre. Elle présentait deux volets. L’un, constructif, exposait la méthodologie de l’école autrichienne : les données étant subjectives, la seule méthode qui leur soit adaptée est individualiste. L’autre en concluait à la triple erreur du scientisme : objectiviste, collectiviste et historiciste.

De la théorie à la pratique : entre Chicago et la Suisse.

Parallèlement à ce grand projet théorique, Hayek multipliait les initiatives pratiques. Une candidature malheureuse à une chaire d’économie à l’université de Chicago illustre la place singulière occupée dans sa discipline par le futur Nobel Prize Winner. Son échec tient en partie au succès même de La Route de la servitude : écrire de tels ouvrages destinés au grand public étant jugé par certains comme incompatible avec la condition d’universitaire. Mais, son hostilité envers l’économie mathématique l’a toujours tenu à l’écart du courant majoritaire chez les néoclassiques. Quelques années plus tard, en 1950, cependant, il revient à l’université de Chicago, mais sur un poste financé par des fonds privés et rattaché à un institut pluridisciplinaire, le Committee for Social Thought.

La feuille de route.

Le succès de La Route de la servitude eut un autre contrecoup : la création, en 1947, de la Société du Mont Pèlerin, destinée à fédérer les efforts de ceux qui, un peu partout, voulaient œuvrer au renouveau du libéralisme. Adresse à la seconde rencontre de cette société, Les intellectuels et le socialisme (1949) est un texte capital pour comprendre aussi bien l’histoire ultérieure du mouvement libéral, que les travaux futurs de Hayek. Cet ennemi implacable du socialisme n’hésite pas à le prendre pour exemple. Si les socialistes l’ont emporté, c’est qu’ils avaient l’opinion pour eux ; et qui fait l’opinion, sinon les intellectuels ? Il faut donc faire en sorte que ces second-hand dealers in ideas parlent en faveur des idées libérales. Commence alors pour Hayek une troisième carrière, moins visible, mais non moins importante que celle d’auteur.

Pour gagner la bataille de l’opinion, une autre condition est encore nécessaire. La force des idées socialistes tenait non à leur solidité, mais à leur caractère utopique. Sur ce point encore, il faut donc imiter les socialistes et construire une utopie libérale, capable de séduire les foules. Des ouvrages comme La constitution de la liberté, ou Loi, législation et liberté doivent être lus comme la contribution de Hayek à la construction de cette utopie libérale.

Chapitre IV. Intermède épistémologique : complexité, ordre spontané et évolution

L’idée de complexité.

La place accordée dès le départ aux considérations cognitives prédisposait Hayek à s’intéresser à l’épistémologie et le séjour aux États-Unis ainsi que la pratique du travail interdisciplinaire produisirent un changement notable. En 1948, Warren Weaver, alors un des responsables de la politique scientifique nord-américaine, avait publié un article où il proposait de distinguer trois domaines : la science des phénomènes « simples », comme la physique ; la science des phénomènes complexes inorganisés, qui relèvent de la statistique ; la science des phénomènes complexes organisés. On comprend que Hayek ait été aussitôt séduit. L’idée de complexité était présente chez lui dès le début, puisque c’est l’extrême complexité de la division du travail qui empêche la planification centralisée et contraint de s’en remettre aux mécanismes du marché. Mais l’idée n’était pas thématisée, de sorte que la proposition de Weaver, en rapprochant ces deux sciences des êtres organisés que sont la biologie et la sociologie, lui permit d’approfondir et de renforcer sa position. Elle conforte son hostilité à la mathématisation de sa discipline, la tutelle des mathématiques imposée par la physique apparaissant désormais comme injustifiée. Plus fondamentalement encore, elle conduit à faire passer au premier plan ces deux idées jumelles que sont, pour lui, les notions d’ordre spontané et d’évolution.

L’ordre spontané.

Les phénomènes correspondant à la première notion étaient eux aussi très bien identifiés dès 1938, le marché constituant le prototype des ordres spontanés ; mais le terme était pratiquement absent jusque vers 1950. Ce qui caractérise un ordre spontané, c’est d’être le produit de l’action humaine, mais non d’un dessein humain, et c’est cette double propriété qu’est chargée d’exprimer l’image de la main invisible. Une fois dégagée, l’idée devient la clé de voute du système, le principe dont tout découle, puisqu’il sert de fondement à la fois à la science sociale et au libéralisme.

L’idée d’ordre est équivoque, puisqu’elle peut désigner un arrangement ou un commandement. Hayek oppose ainsi ordre spontané, qu’il propose d’appeler Kosmos, et organisation, qu’il propose d’appeler Taxis. Un commandement prescrit une action précise, vise un résultat concret ; un ordre spontané ne résulte d’aucune intention, c’est un ordre abstrait.

Pour rendre compte des ordres spontanés, Hayek développe toute une réflexion sur les règles qui les engendrent, ce qui l’amène à distinguer trois aspects : les règles, les comportements qui résultent de leur application, et l’ordre qui résulte de ces comportements. Comme l’enfant qui parle une langue, l’agent applique les règles sans en avoir conscience. Les règles sont abstraites, et trouvent leur raison d’être dans notre ignorance. Fort de ces analyses, Hayek revient sur la théorie du marché, qu’il appelle désormais catallaxie. C’est un jeu selon des règles et, comme dans les jeux, il n’y a pas de sens à se demander si le résultat est juste ou non.

Les premiers à avoir dégagé l’idée d’ordre spontané sont les Lumières écossaises (Hume, Adam Smith, Mandeville, Ferguson) et, à partir de ce moment, les références à ces auteurs se multiplient. Hayek se construit ainsi une généalogie qui lui permet de préciser la nature de son libéralisme : il n’est pas nécessaire de se référer à des fins communes ni de chercher à intervenir dans le cours des évènements puisque, guidées par la main invisible, les forces ordonnatrices impersonnelles font que les fins individuelles finissent par s’accorder.

L’évolution.

Le rapprochement avec la biologie, établi par le biais de la complexité, a certainement renforcé l’intérêt de Hayek pour l’évolution ; mais celui-ci a d’autres sources, que ce soit Carl Menger, pour qui l’approche génétique était partie intégrante de toute science théorétique, ou les Lumières écossaises, avec leur idée d’histoire conjecturale. Qu’on oppose la spontanéité à la contrainte ou à l’intentionnalité, dans les deux cas, il s’agit de qualifier la genèse d’un acte. D’où cette affirmation surprenante que le Darwinisme existait avant Darwin. Même si Hayek a eu le mérite de reconnaitre qu’on ne peut se passer de l’idée de progrès, sa théorie de l’évolution culturelle, qui est une philosophie de l’histoire qui n’ose pas dire son nom, est certainement une des parties les plus faibles de son œuvre.

Seconde partie. Le libéralisme comme utopie

Chapitre V. La Grande Société et le marché mondial

Tout incomplète qu’elle est, cette vue d’ensemble de l’œuvre de Hayek suffit pour aborder l’utopie libérale qui a pour nom «Grande Société ». L’idée d’ordre spontané veut que celle-ci surgisse par le seul jeu des forces ordonnatrices et si nous pouvons contribuer à ce qu’elle advienne, c’est uniquement en levant les obstacles qui s’opposent à sa formation. Ceux-ci ont aussi un nom : justice sociale, de sorte qu’utopie libérale et justice sociale sont comme les deux faces d’une même médaille, et que la critique de la justice sociale, objet du prochain chapitre, en viendra à occuper une place prépondérante dans la présentation de l’utopie libérale. Versant positif de l’utopie, la théorie de la Grande Société, objet de ce chapitre, passe aussi par une réflexion sur les conditions juridiques d’un marché mondial.

Une société d’hommes libres, pluraliste et ouverte.

Statiquement, la Grande société est une société d’hommes libres. De la liberté, outre les définitions classiques, Hayek en donne aussi une directement puisée dans sa théorie du marché : c’est la faculté d’utiliser ses propres connaissances pour atteindre ses propres objectifs. Chargé de garantir nos libertés, le droit aura donc pour fonction de protéger nos attentes, et pour cela de faire le partage entre celles qui sont légitimes et celles qui ne le sont pas. L’absence de contrainte conduit à définir une sphère privée rigoureusement inviolable.

La Grande Société est aussi une société pluraliste. Mais, Hayek oublie que le pluralisme n’est pas d’abord à construire. C’est tout au contraire une donnée première, comme nous le rappelle la maxime : autant de têtes, autant d’avis. Ce qu’il importe avant tout de construire, c’est ce qui nous permet de dépasser cette donnée première et de trouver le moyen de nous entendre, car il n’y a pas de société si on ne partage pas quelque chose en commun. Que le bien commun ainsi reconnu demande de respecter ce que chacun a en propre, cela va de soi. Mais les partisans du pluralisme ne voient pas ce que leur position a de contradictoire et deviennent ainsi, à leur insu, des praticiens de la pensée unique : ils veulent que, comme eux, tout le monde fasse du pluralisme la valeur suprême. Ils veulent, pour mieux dire, que le bien commun consiste dans le pluralisme, c’est-à-dire dans l’absence de bien commun.

D’un point de vue dynamique, la Grande Société est une société ouverte. La marche de la civilisation va de la petite horde, la société du face-à-face, à la société ouverte, où l’étranger est traité sur un pied d’égalité, ce qui s’accompagne d’un relâchement des règles morales. Pour unir les membres de la Grande Société, il ne reste plus en effet que les liens économiques. On passe ainsi subrepticement d’une économie de marché à une société de marché. La connaissance qu’il a des ordres spontanés assurant à l’économiste un point de vue supérieur à tous les autres, tout phénomène social est désormais susceptible d’être pensé en termes purement économiques.

Le marché mondial et ses conditions juridiques.

Ce premier récit doit être complété par un second, qui concerne les conditions juridiques d’un marché mondial et sur lequel l’historiographie libérale est d’ordinaire silencieuse. Dans un ouvrage remarquable, Globalists, Quinn Slobodian a montré que le néo-libéralisme avait pour origine le démantèlement des empires ottomans et austro-hongrois après 1918 : la naissance de nouveaux États s’était accompagnée de la création de barrières douanières et, très tôt, certains ont demandé de rétablir la libre circulation des biens et des personnes, ce qui passait par un fédéralisme qui dépolitiserait l’économie. Dès 1939, Hayek présentait l’abrogation des souverainetés nationales et l’instauration d’un ordre juridique international comme l’aboutissement logique du programme libéral. La main invisible est en effet impuissante sans le bras armé du droit. En 1948, avec la Charte de La Havane, puis, après la décolonisation, les libéraux ont ainsi réussi à faire échouer les efforts entrepris par les organisations internationales pour mettre en place des institutions qui fassent respecter les droits de l’homme définis dans la déclaration universelle de 1948.

Chapitre VI. La croisade contre la justice sociale

La critique de la justice sociale est la face cachée de l’utopie libérale, puisqu’elle constitue le principal obstacle à l’avènement de la Grande Société. Les partisans de la justice sociale ne voient pas que celle-ci n’est qu’un atavisme, un attachement à une forme de vie sociale condamnée au nom du progrès. Une seconde raison explique cette hostilité : dans sa forme actuelle d’État Providence, la justice sociale est un avatar du socialisme et, comme celui-ci, elle ne peut que mener à la servitude.

La justice sociale comme contraire au droit.

Pour justifier son rejet, Hayek élabore une théorie du droit visant à établir que la justice sociale n’y a pas sa place. À cette fin, il oppose Nomos, le droit du juge, seul véritable garant de la liberté, et Thesis, le droit du législateur, qui est au service de la politique. Ce qui caractérise le premier c’est que, tout en étant indifférent aux effets de la sentence, il n’en vise pas moins une fin, le maintien d’un ordre spontané abstrait. L’égalité de traitement qu’il garantit est formelle et non matérielle ; ce qui suffit pour rejeter la justice sociale hors du droit, car elle est contraire à l’égalité formelle. La catallaxie étant un jeu, il n’y a pas à y introduire des considérations de justice, les résultats d’un jeu n’étant ni justes ni injustes.

La vraie raison : les rapports de l’économie et de la politique.

La véritable prémisse de Hayek est son panéconomisme, qui disqualifie explicitement le point de vue du juriste sur le droit. Devant la faiblesse de l’argument, il faut chercher la vraie raison de cette critique ailleurs, dans les rapports entre économie et politique. C’est toujours la sourde hostilité des libéraux envers toute forme d’intervention gouvernementale, qui le met face à une difficulté inattendue, car, s’il doit justifier son refus de l’interventionnisme des partisans de la justice sociale, il doit aussi justifier, contre le laisser faire des manchestériens, les interventions de l’État nécessaires pour assurer le bon fonctionnement du marché. Le concept d’intervention élaboré a donc pour fin de justifier l’interdit lancé sur certains types d’interventions. Le point de vue des manchestériens est ainsi conservé, puisque les interventions de l’État n’ont d’autre but que de laisser faire le libre jeu des forces ordonnatrices.

La solution a deux noms : État de droit et règne de la loi. Elle pose un principe de non-interférence : toute intervention qui ne respecte pas le règne de la loi doit être rejetée. Pour le reste, il faut procéder au cas par cas, en fonction de l’opportunité. Dans l’opposition classique entre gouvernement des lois et gouvernement des hommes, Hayek prend parti pour le premier. Ce faisant, il oublie la dimension herméneutique du droit : proposition générale, la loi ne dit rien du cas particulier sur lequel elle a à se prononcer et ce sera toujours à un homme de décider si elle s’applique ou non. Alors que le libéral ne cesse de nous rappeler qu’il faut s’adapter aux circonstances, Hayek souligne que le principe de non-interférence n’a pas à tenir compte des circonstances, et contre le recours aux expédients, il assume sans réserve un dogmatisme des principes.

La politique détrônée, telle est la conclusion de toutes ces analyses. Foucault l’avait bien vu, c’est « un État sous la surveillance du marché, plutôt qu’un marché sous la surveillance de l’État ». Guidé par la main invisible, le Marché-providence a remplacé l’État providence. Toute référence au bien commun et à l’intérêt général est devenue superflue. La Grande Société est un navire sans boussole ni pilote.

Chapitre VII. Défense et illustration de la justice sociale

Il faut bien se rendre à l’évidence : plus soucieuse de la libre entreprise que de l’intérêt général, l’utopie libérale a fait long feu, mais, avant de se demander dans quelle direction s’engager, il est bon de s’interroger sur les raisons de cet échec. On en retiendra trois. Tout d’abord, un dogmatisme, assumé et en même temps dissimulé par l’insistance mise sur l’ignorance native dans laquelle nous nous trouvons. Car c’est oublier que c’est une ignorance dogmatique, qui porte sur les faits sans toucher aux principes, objet d’une foi inébranlable. Ensuite, les limites criantes de l’autorégulation à laquelle le libéral entend s’en tenir. S’il est vrai que parfois le remède peut être pire que le mal, le médecin ne renonce pas à intervenir et, en cas de crise sanitaire ou financière, les libéraux ne se privent pas de faire appel à l’État. Enfin, et c’est sur quoi on insistera, une fausse idée de la justice sociale.

En se focalisant sur la redistribution des revenus, Hayek passe à côté d’aspects pourtant essentiels ; plus généralement, la théorie du droit sur laquelle il s’appuie est largement ad hoc. Comme l’a bien montré Alain Supiot, le droit remplit deux fonctions, l’une technique, qui le relie à la politique, l’autre dogmatique, qui le relie à la religion. La dogmatique juridique, telle qu’on la trouve par exemple dans les déclarations des droits de l’homme, pose des affirmations qui ne sont pas des constats factuels : dans le pays où ces droits ont été pour la première fois proclamés, l’esclavage était encore légal. Et la dimension herméneutique du droit fait qu’à la différence de la dogmatique économique, la dogmatique juridique échappe au scientisme.

Concernant les droits sociaux, rejetés hors du droit par les libéraux, ils ont pourtant la même structure que les nouveaux droits de propriété intellectuelle : ils exigent la traçabilité des objets et l’intervention de l’État. La notion de solidarité, commune au droit et à la sociologie, apparaît comme un fondement possible de la justice sociale et demande à être redéfinie, en fonction des changements qu’ont connus nos sociétés.

Contrairement à ce qui est affirmé, le combat pour la justice sociale n’est pas un combat contre la société ouverte ; c’est un combat pour un autre type de société ouverte. Pour Bergson, à qui on doit le concept, la société ouverte était non pas le marché mondial, mais la conséquence de l’avènement des grandes religions monothéistes. Il est urgent de revenir à ce sens premier et de reconnaitre qu’une Grande Société, pour être viable, ne peut être qu’une société religieuse.

Conclusion : fin de l’utopie libérale ou fin du libéralisme ?

Quel avenir pour le libéralisme ? La réponse varie avec l’idée que l’on se fait du libéralisme. Tocqueville et Keynes étaient des libéraux, et on ne voit pas qu’ils se seraient reconnus dans l’utopie libérale. Mais vouloir faire du libéralisme un idéal valant pour tous les temps et tous les pays, c’est oublier qu’il ne s’agit que d’une figure de l’histoire, apparue en Angleterre au dix-septième siècle et appelée à disparaître à son tour.

Appendice : Hayek et Comte.

Hayek a écrit un ouvrage qui tendait à présenter Comte comme un penseur totalitaire. Il n’a pas vu, cependant, que l’idée d’ordre spontanée occupait chez celui-ci une place centrale, en sociologie, mais plus généralement en philosophie des sciences. Comme Hayek, Comte a été profondément marqué par les Lumières écossaises. Mais, alors que pour Hayek, celles-ci représentent un aboutissement en quelque sorte indépassable, elles ont servi à Comte de point de départ : l’ordre spontané est en effet un ordre imparfait et modifiable, qui appellent nos interventions et qui font qu’il n’y a pas de société sans gouvernement.

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