Depuis la crise de 2008, le montant des dépôts dans les principaux paradis fiscaux mondiaux a fortement baissé. Sur cette période, certains pays ont vu les capitaux quitter massivement leur territoire, tandis que d’autres ont au contraire connu un afflux d’argent. Lors de la crise sanitaire de 2020, le montant des dépôts dans les paradis fiscaux est brièvement remonté, avant de repartir à la baisse en 2021.
La Banque des règlements internationaux — ou Bank for international Settlements (BIS) — répertorie le montant des dépôts étrangers dans les banques de nombreux pays, y compris dans les paradis fiscaux. Bien qu’il n’existe pas de définition harmonisée internationalement d’un paradis fiscal, on peut avancer qu’il s’agit d’un pays qui fait bénéficier d’avantages fiscaux les non-résidents qui y placent des capitaux et n’est pas transparent sur ses données bancaires et fiscales. Le graphique ci-dessous permet de distinguer trois phases dans l’évolution du montant des dépôts étrangers dans les paradis fiscaux depuis 1984 :
- Entre 1984 et 2002, le montant des dépôts étrangers dans les paradis fiscaux passe de 523 à 2100 milliards de dollars, soit une hausse de 1600 milliards en dix-huit ans. Cette hausse est régulière, si l’on exclut l’introduction de la Suisse au sein des paradis fiscaux mondiaux en 1990, dont les banques détenaient 340 milliards de dollars de dépôts étrangers.
- La période 2002-2008 est marquée par une hausse encore plus rapide du montant des dépôts étrangers dans les paradis fiscaux : il passe de 2100 milliards à 4750 milliards de dollars au deuxième trimestre 2008, soit une hausse de 2650 milliards en seulement six ans.
- Depuis 2008, le montant des dépôts étrangers dans les paradis fiscaux a chuté de 2100 milliards de dollars, pour atteindre 2660 milliards de dollars au troisième trimestre 2021, soit le montant enregistré fin 2003.

Le découpage trimestriel de la variation des dépôts étrangers dans les paradis fiscaux permet d’observer leur hausse ininterrompue durant 28 trimestres consécutifs, entre le troisième trimestre 2001 et le deuxième trimestre 2008. Sur cette période, on enregistre une hausse trimestrielle record de 240 milliards de dollars au deuxième trimestre 2007.
À partir de 2008, la baisse des dépôts dans les paradis fiscaux s’amorce, avec une chute de 270 milliards de dollars dès le deuxième trimestre de cette année. Cette baisse se prolonge jusqu’au troisième trimestre 2019, même si l’on note sept trimestres de hausse en 2010, 2013 et 2016.
Puis la crise sanitaire de 2020 engendre — pour la première fois depuis 2008 — cinq trimestres consécutifs de hausse des dépôts étrangers dans les paradis fiscaux, avec un pic trimestriel à +53 milliards de dollars au premier trimestre 2020. En 2021, le montant des dépôts recommence à baisser très légèrement, mais à un rythme plus lent qu’en 2019.

La Suisse, reine des paradis fiscaux
La Suisse est le paradis fiscal dont les banques enregistrent le montant le plus élevé de dépôts étrangers en 2021, 541 milliards de dollars, soit 20 % des dépôts étrangers totaux dans les paradis fiscaux les plus importants. Le pays a pourtant été retiré de la liste des paradis fiscaux par l’Union européenne en octobre 2019. Hong Kong enregistre sensiblement le même montant de dépôts étrangers dans ses banques : 537 milliards de dollars.
Les autres principaux paradis fiscaux, dont les banques détiennent plus de 100 milliards de dollars de dépôts étrangers sont :
- Les Pays-Bas, qui enregistrent 365 milliards de dollars de dépôts étrangers, soit 14 % du total des dépôts dans les paradis fiscaux ;
- Singapour qui enregistre 313 milliards de dollars de dépôts étrangers, soit 12 % du total ;
- le Luxembourg, qui enregistre 207 milliards de dollars de dépôts étrangers, soit 8 % du total ;
- les îles Caïmans, qui enregistrent 135 milliards de dollars de dépôts étrangers, soit 5 % du total des dépôts dans les paradis fiscaux.

Lors des trois dernières décennies, l’évolution du montant des dépôts étrangers dans les différents paradis fiscaux suit des dynamiques bien différentes. Si l’on s’intéresse aux trois plus importants paradis fiscaux, on constate que le montant des dépôts étrangers dans chacun de ces pays était en augmentation jusqu’en 2008, et que leur évolution a ensuite divergé.
- En Suisse, le montant des dépôts étrangers passe de 380 milliards à 725 milliards de dollars entre 1993 et 2008. Le pays représente alors 15 % du montant total des dépôts dans les paradis fiscaux. Il baisse ensuite pour atteindre 480 milliards de dollars en 2019, puis remonte jusqu’à 540 milliards au troisième trimestre 2021.
- À Hong Kong, le montant des dépôts étrangers passe de 65 milliards à 209 milliards de dollars entre 1993 et 2008. Le pays représente alors 4 % du montant total des dépôts dans les paradis fiscaux. Contrairement aux autres principaux paradis fiscaux, ce montant réaugmente fortement à partir de 2010, pour s’établir à 537 milliards de dollars en 2021. Hong Kong est donc le paradis fiscal ayant enregistré la plus forte hausse des dépôts étrangers depuis 2008.
- Aux Pays-Bas, le montant des dépôts étrangers aux Pays-Bas passe de 88 milliards à 409 milliards de dollars entre 1993 et 2008. Le pays représente alors 9 % du montant total des dépôts dans les paradis fiscaux. Depuis, ce montant a légèrement baissé pour atteindre 365 milliards de dollars en 2021.
- À Singapour, le montant des dépôts étrangers passe de 120 milliards à 294 milliards de dollars entre 1993 et 2008. Le pays représente alors 6 % du montant total des dépôts dans les paradis fiscaux. Depuis, ce montant reste stable autour de 300 milliards de dollars.

Entre 1993 et 2010, les îles Caïmans connaissent une explosion du montant des dépôts étrangers dans leurs banques, passant de 295 milliards à 1100 milliards de dollars. Le pays représente alors 28 % du total des dépôts étrangers dans les paradis fiscaux. Depuis, ce montant a chuté et s’établit à 136 milliards de dollars en 2021, soit 5 % du total des dépôts étrangers dans les paradis fiscaux. Depuis octobre 2020, les îles Caïmans ne sont plus considérées par l’Union européenne comme des paradis fiscaux.
L’Irlande connaît une forte augmentation du montant des dépôts étrangers de 2004 à 2008 : il atteint alors 416 milliards de dollars, soit 9 % du total des dépôts. Depuis, ce montant a chuté et s’établit à 100 milliards de dollars en 2021, soit 4 % du montant total des dépôts étrangers dans les paradis fiscaux.
Sur cette période, le Luxembourg connaît une relative stabilité du montant des dépôts étrangers dans ses banques autour de 200 milliards de dollars, tandis que l’Autriche connaît une augmentation régulière de ce montant depuis 2005, qui atteint 100 milliards de dollars en 2021.

Le graphique ci-dessous permet de synthétiser la progression du montant des dépôts étrangers dans les 21 principaux paradis fiscaux du monde sur la dernière décennie. On distingue que deux tiers de ces pays ont vu le montant de ces dépôts baisser. Au total, la baisse a été de 27 %. Macao est le paradis fiscal ayant connu la plus forte progression du montant des dépôts étrangers : +241 % depuis 2011.

Si l’on s’intéresse à la répartition des paradis fiscaux par région du monde, on remarque que seulement trois grandes zones géographiques concentrent l’essentiel des montants impliqués dans les paradis fiscaux : l’Asie, les Caraïbes et l’Europe. Par ailleurs, depuis 1993, l’Europe est la région du monde dont le montant des dépôts étrangers dans les paradis fiscaux est le plus important. Ainsi :
- En 1993, les paradis fiscaux d’Europe détenaient 800 milliards de dollars de dépôts étrangers, contre 400 milliards pour les Caraïbes et 200 milliards pour l’Asie.
- En 2008, les paradis fiscaux d’Europe détenaient 2800 milliards de dollars de dépôts étrangers, contre 1300 milliards pour les Caraïbes et 600 milliards pour l’Asie.
- Depuis, le montant des dépôts dans les paradis fiscaux d’Europe et des Caraïbes a chuté, et s’établit respectivement à 1500 milliards et 173 milliards de dollars en 2021. Au contraire, les paradis fiscaux d’Asie ont connu un accroissement du montant des dépôts étrangers dans leurs banques, qui s’établit à 1000 milliards en 2021.

La Suisse, paradis des particuliers, les Pays-Bas Eldorado des entreprises
Les deux plus importants paradis fiscaux d’Europe — la Suisse et les Pays-Bas — affichent des structures des dépôts étrangers dans leurs banques bien différentes. Ainsi en 2021, 47 % des dépôts étrangers dans les banques suisses sont issus de particuliers, pour un montant de 255 milliards de dollars. Ce niveau a légèrement baissé depuis 2014, puisqu’il se situait alors à 300 milliards de dollars.
Le montant des dépôts des organismes financiers — hors banques — est resté stable autour de 200 milliards depuis 2014 et représente 37 % du total des dépôts en 2021. Enfin, le montant des dépôts des entreprises non financières est également resté stable, et s’établit à 70 milliards en 2021, soit 13 % du total.

Aux Pays-Bas en 2021, 57 % des dépôts étrangers dans les banques néerlandaises sont issus d’entreprises non financières, pour un montant de 207 milliards de dollars. Depuis 2014, ce montant a baissé, puisqu’il se situait alors à 266 milliards de dollars. Dans le même temps, le montant des dépôts des organismes financiers — hors banques — est de 125 milliards de dollars en 2021, soit 35 % du montant total.
Finalement, 92 % des dépôts étrangers dans les banques néerlandaises sont issus d’entreprises, et seulement 8 % sont des dépôts de particuliers, pour un montant de 25 milliards.

Depuis la crise des subprimes, le montant global des dépôts étrangers dans les principaux paradis fiscaux a donc baissé de 43 %, notamment en raison de la chute des dépôts aux îles Caïmans, en Suisse et en Irlande. L’Europe reste cependant encore la région du monde dans laquelle les paradis fiscaux enregistrent le montant le plus élevé de dépôts étrangers : 1500 milliards de dollars.
Parallèlement, l’Asie est la seule région du monde qui connaît une progression du montant des dépôts étrangers dans ses paradis fiscaux depuis 2008, notamment sous l’impulsion de Hong Kong. En 2021, il s’élève à 1000 milliards de dollars. La crise sanitaire de 2020 a engendré une légère hausse des dépôts dans les paradis fiscaux mondiaux, mais cette dynamique semble s’être inversée en 2021.
« L’œil de l’économiste »
par Frédéric Farah
L’évasion fiscale ou la dangereuse érosion de la base fiscale
L’État moderne est caractérisé par deux monopoles, comme l’ont montré avec force les sociologues Max Weber et Norbert Elias : le monopole fiscal et celui de la violence légitime. Aujourd’hui, alors que la souveraineté devient centrale dans le débat public, celle-ci semble s’effriter de toutes parts. Les stratégies d’optimisation fiscale ou d’évitement fiscal illustrent notamment la remise en cause du monopole fiscal de l’État, qui a désormais peine à récupérer les sommes qui lui sont dues. Ce qui engendre des carences, comme l’a montré la crise sanitaire.
La zone grise de « l’évitement fiscal »
L’optimisation fiscale correspond à une utilisation astucieuse des règles fiscales des différents pays, tandis que la fraude fiscale désigne des activités illégales. Entre les deux, il existe l’optimisation fiscale agressive ou évitement fiscal : il s’agit de montages fiscaux à la limite de la légalité, ou qui jouent des incohérences fiscales existantes entre les systèmes nationaux. Il s’agit d’une zone grise entre la légalité et la fraude.
Du fait de ces pratiques, l’érosion de la base fiscale des États s’aggrave d’année en année. L’économiste français spécialiste de ces questions, Gabriel Zucman, évalue le manque à gagner de ces bénéfices logés dans les paradis fiscaux. Ces derniers sont caractérisés par des avantages fiscaux, des taux d’imposition faibles, une absence de transparence et le secret sur l’identité des détenteurs réels des entreprises.
En 2018, la France a ainsi perdu environ 12 milliards de dollars, partis principalement en Belgique, au Luxembourg, aux Pays-Bas. À l’échelle du monde, ce sont 427 milliards qui sont perdus chaque année selon le réseau international Tax for justice en novembre 2020. Ces sommes sont autant de fonds perdus pour assurer la transition énergétique, entretenir des services publics, recruter du personnel dans des secteurs clefs comme la santé, l’éducation ou la défense. Le débat sur la dette est largement pipé lorsque cette question n’est pas abordée. La dette n’est pas qu’affaire de dépenses maitrisées, mais aussi de recettes.
Certaines recettes fiscales sont menacées à terme. Comme le souligne l’ONG Oxfam dans une note du 12 aout 2021, « La compétition fiscale menée par les différents États a vu le taux moyen d’impôt sur les sociétés de 94 pays passer de 28,4 % en 2000 à 21,4 % en 2018. À ce rythme, les entreprises pourraient ne plus payer d’impôt sur les sociétés d’ici 2052. » Ce type de perspective est d’autant plus préoccupante qu’elle indique une perte irrémédiable de recettes pour l’État, mais aussi la disparition progressive de l’effort de solidarité des entreprises dans le cadre de la redistribution nationale.
Des paradis fiscaux au cœur de l’Europe
Une observation fine de ce phénomène montre que l’espace privilégié de cette évasion fiscale se trouve dans le cadre européen. L’Union européenne, au lieu d’être ce rempart contre les travers de la mondialisation, est en réalité sa succursale la plus aboutie. Dans sa lettre du CEPII de juin 2019, Vincent Vicard indiquait ainsi : « D’après nos estimations, neuf des dix premiers pays d’enregistrement des profits manquants en France sont européens. D’où l’importance de l’échelon européen dans les politiques de lutte contre l’évitement fiscal des multinationales. »
Par exemple, les Pays-Bas représentent l’un des plus importants paradis fiscaux, puisque, selon Oxfam France, ce sont plus de 14 000 sociétés-écrans que l’on peut y recenser. Oxfam indique également que, selon les travaux de l’économiste Gabriel Zucman, « 39 % des recettes d’impôt sur les sociétés aux Pays-Bas proviennent de profits réalisés à l’extérieur du pays et délocalisés artificiellement aux Pays-Bas. Au total, ce sont 79 milliards de dollars qui sont délocalisés de pays où la fiscalité est plus élevée, comme la France. »
En somme, la croissance de l’évasion fiscale va de pair avec la phase de l’hypermondialisation de 1996 à 2007. Cette période a été un moment d’accélération de l’érosion de la base fiscale des États, sans compter les incohérences des politiques fiscales conduites par les États eux-mêmes, qui ont estimé nécessaire de favoriser les tranches des revenus les plus élevés au nom de la compétitivité et de l’attractivité des nations.
Les « investissements fantômes », évasion fiscale déguisée
Enfin, l’évasion fiscale accompagne le développement des « investissements directs étrangers (IDE) fantômes » dénoncés par le FMI. Dans une publication de septembre 2019, l’organisme fait ainsi remarquer que :
« Le Luxembourg, qui compte environ 600 000 habitants, accueille autant d’investissements directs étrangers (IDE) que les États-Unis, et bien plus que la Chine. Les 4 000 milliards de dollars d’IDE hébergés au Luxembourg représentent près de 6,6 millions de dollars par personne. Difficile d’imaginer, au vu de la taille minuscule de l’économie luxembourgeoise, que ce pactole correspond à des investissements en bonne et due forme. »
Les investissements fantômes représentent 15 000 milliards de dollars en 2019, soit les PIB additionnés de l’Allemagne et de la Chine. La fiscalité est plus que jamais l’enjeu de demain à l’heure de la transition énergétique et de la lutte contre les inégalités. Le récent projet d’un impôt minimum sur les multinationales — porté par l’OCDE et qui porterait l’impôt minimum sur les sociétés à 15 % — reste bien trop timide et limité pour espérer lever le vent d’un changement décisif dans le domaine.
Annexes



