« Ce qu'on retient de notre rendez-vous avec Emmanuel Macron, c'est un immense mépris quand on lui parle du dogme du libre-échange ». Ces mots sont ceux de Thomas Gibert, Secrétaire général de la Confédération paysanne, après sa rencontre du 14 février dernier avec Emmanuel Macron. En cause, des accords de libre-échange dont l’Union européenne détient le record de signatures, avec pas moins d’une quarantaine à ce jour – un nombre qui croît sur un substrat dogmatique, leur intérêt n’ayant jamais été démontré, comme le regrette un récent rapport de l’Assemblée nationale.

libre-echange-mort-programmee-agriculture-declin-elucid

En réponse aux agriculteurs sur le resserrement de l’étau exercé par une concurrence internationale, souvent déloyale et subie dans le cadre du libre-échange, le couperet présidentiel néolibéral est tombé : « il y a des gagnants et des perdants »… une énième nuance de mépris envers la population paysanne qui peine à vivre de son métier.

Mais des perdants, il n’y en a pas que parmi les agriculteurs. C’est la France tout entière qui est à la peine avec une part de marché dans les exportations mondiales réduite de moitié depuis 2010, et une balance commerciale de plus en plus déficitaire depuis 2003.

La petite phrase du président résume bien le rôle de variable d’ajustement de l’agriculture, dans le cadre des accords de libre-échange – une situation déplorée par les rapporteurs de l’Assemblée nationale. Ces accords imposent une concurrence déloyale à nos agriculteurs. De fait, nos « partenaires » commerciaux ont tout loisir de ne pas respecter les mêmes normes sociales (salaires beaucoup plus bas), sanitaires, phytosanitaires et environnementales.

Des différences de réglementation qui réduisent leurs coûts de production et qui sont décuplées par des effets d’échelle impossibles à développer en France. Sans compter que les accords signés par l'Union européenne ne prévoient pas la possibilité de diligenter des enquêtes en cas de non-respect des clauses et que les contrôles sont très rares.

Résultat : du fait de l’absence de clauses miroirs, l'hexagone importe massivement des produits moins chers, moins-disants socialement et environnementalement, et qui font disparaître nos capacités de production… Une situation tragique que la majorité présidentielle semble très bien accepter, notamment lorsque le député Renaissance Pascal Canfin, droit dans ses bottes, justifie la concurrence déloyale au motif que la France... ne dispose plus de capacités de production.

Sans oublier nos « élites » qui réclament à cor et à cri la « souveraineté alimentaire » à des filières agricoles qu’ils contribuent par ailleurs à détruire…

La mondialisation a largement fragilisé la balance commerciale française

Une explosion : c’est ce qu’a subi le volume du commerce mondial, qui a été multiplié par près de cinquante par rapport aux premiers jours de l'Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce (GATT) en 1947.

Cette croissance va de pair avec la « mondialisation», soit l’augmentation des échanges au niveau planétaire (biens, services, capitaux, flux de personnes, savoirs, etc.) et le déclin de la régulation des marchés par les États.

Dans ce contexte, la France tire de moins en moins bien son épingle du jeu. Après être passée de 5 % à un peu plus de 6 % des exportations mondiales de biens entre 1950 et 1990, la part de marché de l'hexagone baisse inexorablement pour atteindre les 2,3 % en 2022, résultat de l'essor des BRICS sur les marchés internationaux depuis les années 1980-1990, en particulier de la Chine.

Certes, la France a vu un doublement de ses opérations extérieures, mais si la balance commerciale française de biens se maintenait peu ou prou autour de zéro depuis les années 1970, le déficit se creuse irrémédiablement depuis 2003 pour atteindre près de 150 Md€ en 2022.

La Délégation aux entreprises du Sénat pose, dans un rapport de décembre 2022, un diagnostic au vitriol : « Le phénomène de dégradation continue [de la balance commerciale] résulte directement de la désindustrialisation de la France, choix stratégique assumé par de nombreux gouvernements depuis 40 ans et pointé par tous les économistes ».

Avec la mondialisation des échanges, les entreprises ont opéré une délocalisation vers des pays situés dans et en dehors de l'UE, disposant d’une main-d'œuvre à bas coût, avec des normes environnementales, sociales et des conditions de travail inférieures à l’hexagone.

Le déficit de la balance commerciale, qui s’est aggravé avec les récentes crises sanitaire et énergétique, a fait émerger le concept de « relocalisation industrielle ». Mais la perte d’une filière industrielle va de pair avec celle des compétences associées, qui prennent souvent de nombreuses années à acquérir, comme l’indique encore le rapport du Sénat : « Les relocalisations ne peuvent se prendre sans tenir compte de nombreux facteurs de compétitivité – notamment hors coûts (compétences, innovation, etc.) – aujourd'hui trop négligés ».

Cette expérience passée des délocalisations, qui ont dissout le tissu industriel hexagonal, révèle « le manque cruel de vision stratégique pour la France et ses entreprises », poursuit le rapport.

L’agriculture, énième victime de la délocalisation ?

Il n’est pas sûr que ce constat ait servi de leçon à nos dirigeants, pour éviter que l’agriculture ne prenne un chemin similaire. Car si la Politique agricole commune (PAC) avait permis de construire un grand marché agricole et d'assurer la sécurité alimentaire des membres après la Seconde Guerre mondiale, d’autres tournants ont ensuite été pris. Comme le rappelle Vincent Chatellier, économiste mobilisé dans la Mission PAC de l'Institut national de la recherche agronomique (INRAE) :

« [L'UE a fait le] choix politique de baisser les prix européens des produits agricoles pour les rendre compétitifs sur les marchés mondiaux. Les aides directes de la PAC compensent partiellement cet effet, mais peinent à couvrir les coûts de production pour de nombreux agriculteurs. »

Les conséquences sont dramatiques pour les agriculteurs dont presque un quart vit sous le seuil de pauvreté (22 %). Aujourd'hui, le libre-échange, au cœur des revendications des agriculteurs, favorise le développement du commerce international via la suppression des barrières à la circulation des marchandises et des capitaux. Il se fonde sur la théorie selon laquelle l’augmentation de la concurrence et de la taille des marchés favorise l’innovation et l’investissement, tout en réduisant les prix pour les consommateurs.

Des promesses certes séduisantes, mais qui semblent relever du boniment. Car en plus de mettre nos exploitations françaises face à des concurrentes de tailles nettement plus importantes et pouvant jouer sur des effets d’échelle inaccessibles en France, « l'impact potentiel des décisions européennes en matière de normes », rappelé par le Sénat, accentue la distorsion de concurrence.

Dans les pays développés, le libre-échange participe à la dégradation des emplois, de la protection sociale et de l’environnement par le biais des pratiques de dumping, c’est-à-dire d’abaissement des normes fiscales, sociales ou environnementales. Une concurrence déloyale est alors imposée aux travailleurs, aux entreprises et aux exploitations avec, comme seule issue, l’alignement sur les normes les plus basses.

Comme l’avait d’ailleurs conceptualisé dès 1993 l’influent économiste néo­libéral américain Gary Becker, lauréat du prix Nobel d’économie, à l’occasion des discussions autour de l’accord de libre-échange ALENA entre le Mexique, le Canada et les États-Unis :

« Aux États-Unis, les opposants à l’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA) affirment que des réglementations plus souples en matière d’environnement et de marché du travail au Mexique confèrent un avantage injuste aux producteurs de ce pays [...]. Le droit du travail et la protection de l’environnement sont devenus excessifs dans la plupart des pays développés [...]. Le libre-échange va réprimer certains de ces excès en obligeant chacun à rester concurrentiel face aux importations des pays en développement. »

Franchir le pas de la théorie à la pratique, c’est ce qu’a fait le ministre de l’Agriculture Marc Fesneau dans ses remarques à l’Union européenne, suite aux manifestations des agriculteurs français. En cause, la nouvelle Politique agricole commune de 2023, plus stricte sur les aspects écologiques et qui conditionne notamment les versements des aides européennes à la réalisation de critères environnementaux : « [Pour] remettre en cohérence les politiques agricole, environnementale et commerciale… [il faut simplifier] les règles de la conditionnalité [d’obtention des aides] ».

Bien que se disant satisfait des « avancées déjà obtenues sur la norme environnementale BCAE 8 » – comprendre l’assouplissement des contraintes environnementales sur les surfaces de jachère et de haies –, Marc Fesneau a rappelé « les demandes françaises, sur les normes encadrant l’usage des prairies, mais aussi la rationalisation et la réduction drastique des contrôles sur place et la mise en œuvre plus souple du droit à l’erreur ». Dit autrement, le ministre de l'Agriculture recommande d'aller encore plus loin dans l'affaiblissement des normes environnementales…

Et le développement du libre-échange est bien au cœur des traités européens, avec des États membres qui ont délégué leur politique commerciale à l’Union européenne. À ce jeu de dupes à 27 pays, la France arrive bonne dernière avec un déficit en 2023 proche des 130 Md€ selon Eurostat (dont d’ailleurs environ un tiers vis-à-vis de l'UE selon la Douane française)… et de larges disparités entre les balances commerciales des États membres (1).

Emmanuel Macron a raison, dans un monde régi par le libre-échange, « il y a des gagnants et des perdants »… Mais notre premier de cordée national est-il conscient qu’il préside un pays qui figure parmi les perdants ?

L’agriculture, variable d'ajustement du libre-échange et du commerce extérieur de la France

En 2022, ce sont plus de 350 accords de libre-échange en vigueur qui ont été recensés par l’OMC, une multiplication par 10 sur les 30 dernières années avec une croissance quasi constante.

Depuis de nombreuses années, l'UE multiplié les accords avec différents « partenaires » commerciaux, au point de détenir le record mondial avec près d'une cinquantaine d'accords signés. Elle offre un juteux accès à un marché de 450 millions de consommateurs au pouvoir d’achat élevé par rapport au reste de la population mondiale.

En théorie, ces accords garantissent un cadre réglementaire et visent essentiellement à réduire ou annuler les taxes douanières entre pays. Leur justification passe par l’argument de l'érosion de la voie multilatérale, menée par une OMC qui échoue à faire advenir des accords multilatéraux.

Dans le bilan des échanges commerciaux de la France, qu’ils soient ou non régis par des accords de libre-échange, le secteur de l’alimentation (produits agricoles et agroalimentaires) est globalement excédentaire sur les 35 dernières années, avec un excédent de 8 Md€ en 2021.

Toutefois, ce solde a chuté d’un tiers depuis le plus haut de 2011, une dégringolade due à l’érosion de la balance des produits agricoles depuis la fin des années 1990, qui s’est brusquement accentuée à partir de 2013 avec la conjonction de prix bas et de sécheresses répétitives.

Dans le même temps, le secteur de l'agroalimentaire, tiré par les boissons et en particulier les vins et spiritueux, continuait sa progression (+1 %/an en moyenne depuis 1997). 

En parallèle, la France est passée de deuxième exportateur mondial de produits agricoles et agroalimentaires dans les années 1990 au sixième rang depuis 2015, supplantée par les Pays-Bas, l'Allemagne, la Chine et le Brésil. Ses parts de marché ont quant à elles été divisées par deux.

Tandis que les exportations se sont tassées, l’hexagone a accru sa dépendance aux importations des fournisseurs européens. Depuis 2008, c’est avec l’Union européenne que le solde se creuse.

Ainsi, la moitié des poulets consommés en France sont aujourd’hui importés, notamment d’Europe de l’Est, soit un doublement en 20 ans. Un quart de notre consommation de porc provient d'Espagne ou d'Allemagne, un tiers des produits laitiers proviennent de l'UE et les trois quarts de notre miel sont importés d'Ukraine.

La politique agricole commune, dont un des objectifs initiaux était « d’inclure les produits agricoles dans la libre circulation des marchandises », met en libre concurrence des pays qui ne disposent pas des mêmes normes sociales ou environnementales, et qui ont donc des coûts de production très hétérogènes.

En mettant l’agriculture en compétition au sein de l'UE, elle est ainsi sacrifiée sur l’autel dogmatique du libre-échange dans l’espoir de sauver les derniers pans de notre économie encore bénéficiaires (essentiellement l'aéronautique, la chimie et les produits viticoles). Ce fut déjà le cas pour notre industrie il y a quelques décennies, avec les exemples emblématiques de l’automobile et de la sidérurgie.

Bien que disposant de deux constructeurs qui se sont hissés dans le top 5 mondial, la France est importatrice nette de véhicules automobiles depuis 2007. Côté sidérurgie, c’est une baisse de 80 % de la production qui est à déplorer depuis plus de 15 ans, avec les conséquences que l'on connaît sur l’emploi.

Les accords de libre-échange, qui continuent d’être signés, ne sont que les derniers clous dans le cercueil. Pourtant, comme le pointe un rapport de l'Assemblée nationale, pour la dizaine de pays avec lesquels l’Union a signé des accords ces dernières années, l’amélioration du solde commercial français est rarement observée (Colombie, Japon, Vietnam, Corée du Sud, Canada, Pérou, Équateur). Et pour les pays avec lesquels la balance commerciale s’est améliorée, il n’y a pas de preuve que ces accords en sont responsables, la hausse ayant débuté antérieurement.

Déjà en 2017, le Rapport Schubert pour le Premier ministre Édouard Philippe indiquait :

« Les bénéfices à attendre des accords de libre-échange ont par le passé été surestimés par leurs promoteurs, tandis que les conséquences distributives en ont été minimisées et les externalités négatives tout simplement ignorées. Or, libéraliser le commerce n’est pas toujours facteur d’augmentation nette du bien-être global : celui-ci n’augmente que lorsque les gains économiques nets l’emportent sur les dommages provoqués par la libéralisation (les externalités négatives). »

Malgré tous ces constats portés à la connaissance de nos élites politiques, aucun rétropédalage n’est jamais à l’ordre du jour et les signatures d'accords continuent bon train.

Les cas édifiants du Mercosur et de la Nouvelle-Zélande

Les accords de libre-échange tendent à organiser une concurrence déloyale avec des pays partenaires, dont les agriculteurs produisent des denrées qui ne respectent pas les normes sociales et environnementales de l’Union européenne. Ils placent la France en concurrence avec des puissances agricoles qui peuvent jouer sur les effets d'échelle, comme le Canada ou le Mexique.

Une grande quantité de produits agricoles à un prix et une qualité bien souvent inférieurs à ceux de la production européenne sont ainsi importés. Ce déséquilibre fragilise les filières qui subissent la concurrence la plus féroce, au risque de les voir disparaître… pour mieux servir ensuite de prétexte aux importations, justifiées par l'absence de production locale.

Mais ce n’est pas tout. Selon le rapport de l’Assemblée nationale, les accords de libre-échange signés par l’UE ne prévoient pas de possibilité de diligenter une enquête sur place, contrairement aux accords que signent des pays comme le Canada ou les États-Unis. Quant aux contrôles « officiels », en plus d’être insuffisants, ils suivent rarement un mode aléatoire. Pire, certaines substances interdites ne sont plus contrôlées. Pour couronner le tout, les rapporteurs déplorent le mauvais niveau d’information du consommateur… quand la même assemblée rejette les tentatives d’étiquetage trop précises…

Prenons pour finir deux cas concrets d’accords de libre-échange : ceux du Mercosur et de la Nouvelle-Zélande. Un rapport de l’institut de l’élevage alerte sans surprise sur la distorsion de concurrence entre l’UE et le Mercosur, mais aussi sur les dommages causés à l’environnement liés à l’augmentation de la production et des flux commerciaux. La liste des conséquences délétères est longue, comme un jour sans pain : pertes en biodiversité, augmentation des émissions de carbone, risques accrus de pollution locale néfaste sur la santé des citoyens du Mercosur, et utilisation croissante d’antibiotiques et de pesticides.

Côté Nouvelle-Zélande, l’accord signé mi 2023 « vise à accroître le commerce de biens et services entre deux régions éloignées de plus de 20 000 km… une aberration climatique et environnementale » selon l’Institut Veblen. L’Union européenne ouvre ainsi la porte à des « milliers de tonnes de produits agricoles (produits laitiers, viandes bovines et ovines) venant de l’autre bout du monde ». De plus, ces accords ne mentionnent « aucune exigence en matière de respect des normes de production agricoles européennes ».

Sur le plan des émissions carbone sur lesquelles l’UE souhaite être en pointe avec un objectif de neutralité pour 2050, l’Institut Veblen déplore qu'aucune disposition légale de premier plan ne soit prévue en cas de modes de production en violation de l’Accord de Paris, ni d’ailleurs qu’il y ait une description des faits constitutifs d’une telle violation. Toujours un deux poids deux mesures regrettables…

Souveraineté alimentaire et libre-échange : les injonctions contradictoires du gouvernement

La crise sanitaire a mis en évidence les risques liés à la fragilité des chaînes d’approvisionnement alimentaires à cause de l’interdépendance mondiale et de la tentation d’un repli sur soi. L’épiphanie d’une nécessaire « souveraineté alimentaire », le pendant agricole de la « relocalisation industrielle », a surgi soudainement de la tête de nos élites.

Or, un marché libre facilite les importations de produits à bas coûts, qui détruisent les filières agricoles locales. Il ne permet pas une organisation indispensable à la souveraineté alimentaire tant réclamée par nos dirigeants. Mais comme dans le cas de la réindustrialisation, les gesticulations verbales ne suffisent pas…

Photo d'ouverture : Des agriculteurs français du syndicat agricole Coordination Rurale participent à une manifestation sur le Pont Mirabeau avant l'ouverture du 60ème Salon de l'Agriculture, à l'ouest de Paris, le 23 février 2024. (Photo Miguel MEDINA / AFP)