Industrie éolienne : face à l'accélération chinoise, l'Europe reste à la traîne

Les énergies renouvelables, et notamment l’énergie éolienne, constituent actuellement une des meilleures alternatives pour la décarbonation de nos économies et la diminution de notre dépendance aux hydrocarbures importés. Portée par un boom à l’issue de la crise Covid, la hausse de la production éolienne semble pourtant absente en Europe...

publié le 12/09/2023 Par Hovannès Derderian

Portée par un boom à l’issue de la crise Covid, la hausse de la production éolienne semble pourtant absente en Europe. Sur les 180 TWh de hausse de la production au niveau mondial en 2022 (soit l'équivalent de la moitié de la production d’électricité française), le continent européen n’en a représenté que 23 TWh, contre 52 TWh pour les États-Unis et… 106 TWh pour la Chine.

Quand la Commission européenne s’en mêle…

Cette situation est d’autant plus surprenante que la Commission européenne a fait du développement de l’énergie éolienne son cheval de bataille, notamment dans la perspective de diminuer la dépendance de l’Europe aux hydrocarbures importés. Le déclenchement de la guerre en Ukraine et la perturbation des flux gaziers et pétroliers avec la Russie, ont en effet poussé la Commission à lancer en mai 2022 le plan REPowerEU, qui vise à porter à 45 % d’ici à 2030 la part des énergies renouvelables (ENR) dans la consommation finale d’énergie (avec un objectif contraignant à 42,5 %). Ce rehaussement n’est pas le premier du genre, puisque l’objectif initial forgé en 2018 était de 32 % d’ENR à 2030, augmenté à 40 % en 2021 dans le cadre du Pacte vert pour l’Europe.

Malgré ce soutien politique de façade, les fabricants de turbines éoliennes en Europe, par la voix de leur association professionnelle « WindEurope », s’alarment du fait que la puissance éolienne nouvellement installée en 2022 (d'environ 16 gigawatts) est clairement insuffisante pour atteindre les objectifs climatiques et énergétiques de l’Union européenne à horizon 2030. Pour parvenir à atteindre ces objectifs, WindEurope évoque un rythme d'installation minimum d'au moins 31 gigawatts chaque année entre 2023 et 2030.

Des pertes en cascade

Le ton compassé adopté par WindEurope cache mal l’inquiétude de la filière face à une Commission qui semble ne pas avoir les moyens de ses ambitions. Pire, on constate qu’à mesure que les objectifs en matière de production d’énergies renouvelables sont augmentés par l’UE, les profits des fabricants de turbines éoliennes diminuent symétriquement.

En 2018, sur les 4 grands constructeurs occidentaux, seuls le danois Vestas et l’américain General Electric (GE) dégageaient un profit significatif. En 2021, ce n’était plus que Vestas qui parvenait à garder tant bien que mal la tête hors de l’eau. En 2022, Vestas, GE, Siemens et Nordex présentaient une perte cumulée de plus de 5,2 milliards d’euros, du jamais vu.

Ce naufrage industriel collectif n’est pas, comme d’aucuns l’affirment, une mauvaise passe conjoncturelle liée à l’inflation, mais bien un mouvement de fond, un mouvement structurel lié à la reconfiguration du marché mondial et à la politique industrielle adoptée en Europe. En effet, les industriels occidentaux voient leurs profits reculer chaque année ou presque depuis 2016, bien avant la survenue des crises exogènes des années 2020.

Cette analyse est confirmée par le DG de Nordex, interrogé en mai 2022 par La Tribune, pour qui « le problème [de l'industrie éolienne européenne] s'avère bien antérieur à la guerre en Ukraine ou à la crise sanitaire de la Covid-19 ». En cause, le modèle d’appel d’offres pour développer les parcs éoliens, qui conduit à mettre en concurrence frontale les fabricants et donc à tirer les prix à la baisse en sacrifiant parfois à l’extrême les marges commerciales.

Cette situation contraste fortement avec celle des équipementiers chinois, qui voient quant à eux leur compte de résultat s'améliorer lentement année après année. Le chinois Goldwind, coté à la Bourse de Hong Kong, et son compatriote MingYang coté à la Bourse de Shanghai, ont ainsi réalisé respectivement 350 millions et 500 millions d'euros de bénéfices en 2022.

La faiblesse structurelle des fabricants

La mutation du marché mondial de l’éolien a débouché en 2022 sur une domination des équipementiers chinois. Cette situation n’avait rien d’une fatalité si l’on observe l’état du marché dix ans auparavant, en 2012. À cette époque, on ne comptait que 4 acteurs chinois parmi les 10 plus grands équipementiers éoliens mondiaux, contre 6 aujourd’hui.

Sur le graphique ci-dessous, on constate qu’en 2012, ce sont près de 45 gigawatts de capacité éolienne qui avaient été installés dans le monde, et le chinois Goldwind –actuellement n°1 mondial – représentait alors 2,7 gigawatts, soit à peine 6 % du marché mondial. Ensemble, les grands équipementiers chinois captaient 17 % de parts de marché mondiales, un chiffre somme toute modeste par rapport aux 14 % du danois Vestas et aux 16 % de l’américain GE. L’allemand Siemens-Gamesa et son compatriote Enercon représentaient quant à eux 24 % de parts de marché mondiales.

En 2022, la situation est radicalement modifiée. La Chine aligne désormais 6 équipementiers éoliens parmi les 10 plus grandes entreprises mondiales. Ensemble, ces 6 entreprises représentent près de la moitié des 85 gigawatts installés dans le monde. Le danois Vestas a réussi à maintenir sa position avec 14 % de parts de marché, en doublant son rythme d'installation. L’américain General Electric n'a en revanche pas réussi ce tour de force, puisqu’il n’augmentait que de 50 % sa production avec 9 gigawatts installés en 2022, soit un peu moins de 11 % de parts de marché.

L’allemand Siemens a quant à lui réussi « l'exploit » de diminuer son rythme d'installation entre 2012 et 2022, alors que la taille du marché mondial a été multipliée par 2 sur la même période ! En effet, Siemens n’a installé que 6,8 gigawatts d’éoliennes en 2022 contre 7 gigawatts en 2012. Dans ces conditions, les parts de marché de l’Allemagne ont reculé de 24 à 13 % en l'espace de dix ans. Ce déclin allemand n’est sans doute pas terminé, puisque Siemens est au cœur d’un scandale de malfaçon qui se traduit par un taux de défaillance significativement accru de ses composants d'éoliens. L’entreprise a ainsi perdu 37 % de sa valorisation boursière entre le 22 et 23 juin 2023, sans que le cours ne se reprenne depuis.

Le modèle chinois

Les performances des acteurs chinois ne sont pas à chercher ailleurs que dans le dynamisme de leur marché national. Celui-ci est désormais de facto – si ce n’est de jure – un marché protégé où les acteurs occidentaux ont été progressivement chassés, en raison de la course à la baisse des coûts. La Chine étant par ailleurs le marché le plus dynamique au niveau mondial pour le déploiement des technologies éoliennes, il n'est pas étonnant que les équipementiers chinois puissent, par effet d’échelle, dégager un bénéfice confortable. En revanche, les acteurs occidentaux se retrouvent de plus en plus isolés dans leur marché national, dont le dynamisme s'est émoussé avec les années.

On oppose parfois à l’analyse de la crise structurelle de l’industrie éolienne européenne le fait que ce marché reste dynamique, y compris sur le continent. En effet, la puissance éolienne cumulée ne cesse de progresser année après année, y compris en Europe. Si du point de vue d’un État, cette analyse est correcte, du point de vue d’un industriel, c’est moins l’augmentation de la puissance cumulée qui importe (dérivée première) que la variation de la puissance installée chaque année (dérivée seconde).

C’est cette dernière variable qui constitue l’évolution du chiffre d’affaires de l’industriel. Or, force est de constater que l’UE était jusqu’en 2022 bloquée en dessous d’un seuil d’installation de 12 GW par an. Ajoutons à cela la baisse du prix de vente des éoliennes ces dernières années (due à l’intense concurrence entre équipementiers) et vous avez une idée du désarroi actuel de la filière.

À ces pertes de parts de marché, s’ajoute également le fait que les équipementiers occidentaux ont une dépendance accrue à certains composants importés, et qu’ils subissent donc davantage que d’autres la reprise inflationniste mondiale. Selon le Global Wind Energy Council, en 2022, la Chine produisait 60 % des pâles éoliennes, 65 % des générateurs éoliens et 75 % des boîtes de vitesses destinés aux turbines, et ce alors que le pays ne représentait « que » 48 % des nouvelles installations. Cette dépendance a effectivement accentué le marasme de l’industrie éolienne occidentale, mais ses difficultés avaient en réalité démarré bien avant…

L’heure du bilan

Au vu de l’importance des déploiements éolien et solaire pour atteindre les objectifs de transition énergétique, il est temps que l’Europe se prenne en main. Pour le moment, on parvient à garder la tête froide dans les couloirs bruxellois : les équipementiers chinois ne parviennent pas à pénétrer le marché européen.

Pourtant, il serait malavisé de se contenter de ce résultat quand l’on constate à quelle vitesse peuvent évoluer les choses en une dizaine d’années à peine. On perçoit d’ores et déjà des signaux faibles d’un tel changement. Le chinois MingYang a ainsi signé un protocole d’accord avec le gouvernement britannique pour construire une usine de fabrication de pales éoliennes dans le pays. La société est également devenue le premier fabricant chinois à fournir des turbines à un parc éolien offshore européen, livrant 10 machines de 3 MW à un projet en Italie.

Si d’aventure, les équipementiers chinois parvenaient à s’installer durablement hors de Chine, leur capacité de production pléthorique assurerait le déclin final des équipementiers occidentaux. Pour éviter un tel scénario, il faut que l’Europe réfléchisse sérieusement à remettre en cause son dogme du libre-échange, en instaurant des protections douanières et réglementaires à ses frontières. De plus, il est urgent que l’Europe mette en œuvre une stratégie industrielle solide, plutôt que de vivre d’objectifs ambitieux.

Pour donner de la visibilité aux industriels, il faut que les États garantissent l’installation d’au minimum 31 GW par an, par exemple en achetant la capacité qui n’a pas été couverte par les appels d’offres classiques. À l’instar du prix garanti servi aux promoteurs des parcs éoliens (8,2 c€/kWh pendant 10 ans), il faut que les équipementiers occidentaux bénéficient d’une « production garantie » pour pouvoir mettre fin à la spirale du déclin du secteur et assurer le maintien d’une industrie sur notre sol.

Photo d'ouverture : fokke baarssen - @-Shutterstock

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