Bullshit Jobs (2018) nous amène à une réflexion profonde, à la fois sociologique, historique et philosophique, pour penser l’émergence et la prolifération du phénomène des jobs à la con, emplois totalement inutiles, mais valorisés économiquement et socialement.
Podcast La synthèse audio
De nombreux récits de personnes titulaires de tels emplois parsèment l’ouvrage, permettant de saisir la complexité du phénomène, mais aussi la logique qui permet son existence et son maintien.
Ce qu’il faut retenir :
Un Bullshit jobs est un emploi inutile et superflu qui, même lorsqu’il demande des efforts intellectuels ou physiques, ne remplit aucune fonction sociale et constitue un gâchis de temps, d’énergie et de travail. Les « jobs à la con », inutiles et néfastes, prolifèrent dans nos sociétés contemporaines sous différentes formes (larbin, petit chef, etc.). Fondés sur une certaine « religion du travail », selon laquelle le travail comme fin en soi se rémunère de lui-même, sans besoin de payer en argent, ils permettent la perpétuation d’un système de néo-féodalité managériale, justifiant la redistribution de la rente.
Engendrant une grande violence spirituelle, les « jobs à la con » affaiblissent tant les titulaires de ces emplois que la jeune génération, dégoûtée de la pauvreté intellectuelle du monde du travail. Dès lors, incapable de s’émanciper, maintenue dans cet état par le concours de la classe politique, la jeune génération ne constitue plus un danger de changement pour le pouvoir ; son esprit de contestation est tué par la médiocrité, par l’ennui et par l’inutilité de la valeur du travail.
Les conséquences psychologiques des bullshit jobs sont ainsi catastrophiques, produisant un sentiment d’humiliation, souffrance de ne pas agir sur le monde, etc. Se met en place une mécanique d’animosité. Le titulaire d’un bullshit job a nécessairement du ressentiment pour les titulaires d’un emploi utile.
L’ouvrage de Graeber nous invite à une prise de conscience de la structuration sociale par le travail et à une déconstruction du mythe social qui imprègne le rapport au travail. En séparant la rémunération du travail, on détruit ce mythe et cette domination. Reste encore à détruire les structures de contrainte qui fondent les « jobs à la con », et à libérer les salariés de la maltraitance envers les métiers utiles.
Biographie de l’auteur
David Graeber (1961-2020) est anthropologue. Ses travaux sur la dette, le travail ou la bureaucratie font de lui un penseur majeur de la domination sociale conférée par l’argent et le travail. Chargé de cours d’anthropologie à l’université de Yale jusqu’en 2007, il s’est fait éconduire, certainement pour ses opinions politiques et deviendra, en 2013, professeur à la London School of Economics. Se déclarant anarchiste, il a été engagé dans nombre de mouvements, notamment contre les inégalités de revenus et le chantage à la dette. Il fut une figure de proue du mouvement Occupy Wall Street.
Avertissement : Ce document est une synthèse de l’ouvrage de référence susvisé, réalisé par les équipes d’Élucid ; il a vocation à retranscrire les grandes idées de cet ouvrage et n’a pas pour finalité de reproduire son contenu. Pour approfondir vos connaissances sur ce sujet, nous vous invitons à acheter l’ouvrage de référence chez votre libraire. La couverture, les images, le titre et autres informations relatives à l’ouvrage de référence susvisé restent la propriété de son éditeur.
Plan de l’ouvrage
Préface : Le phénomène des jobs à la con
I. Qu’est-ce qu’un job à la con ?
II. La typologie des jobs à la con
III. Sur la violence spirituelle des jobs à la con
IV. Comment expliquer la prolifération des jobs à la con ?
V. Pourquoi notre société reste-t-elle sans réaction ?
VI. Quelles conséquences politiques ? Et comment y remédier ?
Synthèse de l’ouvrage
Préface : Le phénomène des jobs à la con
En 2013, le magazine de gauche radicale Strike ! sollicite Graeber pour la rédaction d’un article. Ce dernier rédige ainsi pour le compte du magazine un court texte au titre provoquant : « Sur le phénomène des jobs à la con ». L’article, qui constitue la genèse de l’ouvrage, repose sur l’intuition, communément partagée, qu’un nombre croissant d’emplois salariés n’auraient aucune utilité concrète.
L’article soulevait une question importante. La prédiction de Keynes, selon laquelle le progrès technologique devait permettre une semaine de travail de 15 heures, ne s’est pas accomplie. Comment l’expliquer ? Pourquoi continuons-nous toujours à travailler autant, malgré les progrès immenses de ces dernières décennies ? Après la publication de l’article, Graeber reçut de nombreuses réactions qui confirmaient son intuition : un grand nombre de personnes déclaraient occuper un « job à la con » et en souffrir. Par la suite, plusieurs sondages effectués en Angleterre et aux Pays-Bas ont révélé que 37 à 40 % des sondés considéraient avoir un « job à la con ». Cette statistique a définitivement convaincu Graeber d’approfondir sa réflexion et de s’atteler à la rédaction d’un ouvrage.
I. La définition du « job à la con »
Le bullshit job n’est pas un « faux travail » qui ne demanderait aucun effort. Au contraire, un « job à la con » peut être très prenant, voire stimulant. Un emploi peut être qualifié de bullshit job, non pas à cause de la charge de travail qu’il implique, mais au regard de sa fonction sociale. Ainsi, pour vérifier le caractère « bullshit » d’un emploi, il suffit de se demander ce qu’il se passerait s’il disparaissait.
Prenons l’exemple de Kurt. Kurt travaille pour un sous-traitant de l’armée allemande. Plus précisément, il est le sous-traitant de gestion du personnel d’un sous-traitant logistique d’un sous-traitant informatique de l’armée allemande. Lorsqu’un soldat a besoin de déménager son bureau dans un autre endroit, ce dernier signe un formulaire pour le service d’informatique, qui envoie un formulaire au service logistique, qui contacte alors Kurt, et lui demande de se rendre à tel ou tel endroit. Kurt signe un formulaire, prend une camionnette, se rend à l’endroit indiqué, débranche l’ordinateur, demande au service logistique de le transporter (parfois trois bureaux plus loin), le rebranche, signe un formulaire, et rapporte la camionnette.
Parce que cet emploi remplit une fonction qui ne devrait pas exister, parce qu’il est un gâchis de temps, d’énergie, de travail, en regard de la solution toute simple qui consisterait à ce que le soldat change lui-même son poste de travail, on peut qualifier cet emploi de bullshit job. Un emploi au sens de Graeber suppose donc la présence d’une utilité et d’une valeur sociale. Dès lors, si ce dernier venait à disparaître, on remarquerait aussitôt son absence, car celle-ci causerait automatiquement un manque ou un problème, au contraire des bullshit jobs qui sont inutiles, superflus, voire néfastes. Non seulement la disparition d’un bullshit job n’a pas de répercussion négative, mais elle peut même avoir des conséquences positives parce qu’elle permet de simplifier les solutions. Lorsque le milieu de la finance fait grève (le cas s’est déjà produit dans les années 1970), ou lorsqu’aucun gouvernement n’est véritablement constitué (comme c’est déjà arrivé plusieurs fois en Belgique), rien ne change véritablement pour le peuple. En revanche, dès que les éboueurs annoncent se mettre en grève, le pouvoir s’empresse de détruire le mouvement social, d’accorder quelques demandes, de sorte que tout le monde reprenne le chemin du travail. Il s’agit là d’une preuve de l’utilité d’un emploi.
Outre l’utilité sociale, la perception que l’employé a de son propre travail constitue un élément essentiel de la définition d’un bullshit job. Ainsi, la vision d’un emploi inutile socialement doit avant tout correspondre à celle de l’employé lui-même et non d’un jugement extérieur. Un « job à la con » est donc un emploi considéré comme inutile, superflu ou néfaste par son propre titulaire. Cette importance de la perception du salarié s’explique par deux facteurs : d’une part, le salarié est le mieux placé pour comprendre la réalité de son emploi, et, d’autre part, un salarié qui s’estime titulaire d’un bullshit job est contraint de se persuader du contraire pour demeurer en place — ce « faire semblant » étant le symptôme majeur du bullshit job.
Ainsi, les « jobs à la con » se comprennent comme « toute forme d’emploi rémunéré (public, socialement admis, légal) qui est si totalement inutile, superflue ou néfaste (absence d’utilité sociale), que même le salarié ne parvient pas à justifier son existence bien qu’il se sente obligé, pour honorer les termes de son contrat, de faire croire qu’il n’en est rien. »
C’est en ce sens qu’il faut bien distinguer les bullshit jobs des shit jobs, les « jobs de merde ». Ces « jobs de merde » sont généralement très durs physiquement, monotones et pénibles. En revanche, ils sont souvent très utiles, voire indispensables. Les « jobs à la con », bien que souvent élevés socialement, avec de bonnes conditions de travail et une rémunération appréciable, sont quant à eux fondamentalement inutiles.
II. La typologie des « jobs à la con »
En réponse à son article de 2013, Graeber a reçu plus de 250 témoignages qu’il a analysés et catégorisés. Cela lui a permis d’élaborer une typologie des bullshit jobs comprenant cinq grandes catégories : le larbin, le porte-flingue, le rafistoleur, le cocheur de cases, et le petit chef.
1. Le larbin
Le larbin est la personne qui est employée uniquement pour que son supérieur ait des personnes à commander. Le fait d’avoir une secrétaire, un adjoint ou un chef de cabinet sous ses ordres permet au supérieur de faire la preuve de son pouvoir.
Ce n’est pas un phénomène nouveau. Acheter le temps d’autrui est une marque importante de son pouvoir. Aussi, la domesticité aristocratique était friande de portiers, de gardes, de valets, de serviteurs, tous en livrée élégante, qui occupaient le plus clair de leur temps à faire figuration. Cette fonction de figuration se retrouve aujourd’hui à l’accueil des sièges sociaux des grandes entreprises, ou bien dans les hôtels ou immeubles en tant que concierge ou réceptionniste. Toujours, le costume est de mise. Dans le monde de l’entreprise, le larbin est souvent un assistant : assistant du directeur, assistant aux RH, etc. En déléguant à des subordonnés, le supérieur affiche son pouvoir, au prix d’une inutilité totale quand les tâches déléguées sont quasiment inexistantes.
Le larbin a évidemment conscience de son inutilité, et de la servilité de son état.
2. Le porte-flingue
Le porte-flingue occupe un emploi qui, non seulement, comporte une dimension agressive, mais encore n’existe que parce qu’il a été créé par d’autres. Ce qui distingue le porte-flingue d’autres activités non bullshit et simplement néfastes, comme tueur à gages par exemple, c’est que les titulaires d’un tel emploi estiment qu’ils n’ont aucune valeur sociale et que leur activité ne devrait pas exister.
Les services de presse d’entreprise, les services de publicité, les avocats d’affaires, les employés de centre d’appels, ont ce point commun d’avoir pour cœur de métier l’agressivité, la manipulation et la tromperie.
3. Le rafistoleur
Le rafistoleur a pour raison d’être de résoudre des problèmes qui ne devraient logiquement pas exister. Ce métier existe parce que l’on préfère employer quelqu’un à réparer les symptômes, autrement dit à rafistoler, plutôt qu’à résoudre le problème de fond. Le rafistoleur est ainsi surtout présent dans le milieu de l’informatique d’entreprise, dans l’industrie du logiciel, ainsi que dans le milieu de la relecture. Le rafistoleur est fondamentalement employé à réparer les erreurs d’un supérieur qui ne maîtrise pas les compétences du poste qu’il occupe.
Le rafistoleur, qui est en général compétent dans le domaine où il intervient en réparation, est évidemment frustré de son état.
4. Le cocheur de cases
Le cocheur de cases est celui qui est employé pour justifier de quelque chose qu’on ne fait pas ; typiquement, une personne qui passe son temps à demander aux personnes âgées d’une maison de retraite si elles sont satisfaites des activités qu’on leur propose, au lieu de leur proposer des activités. C’est toute la logique des questionnaires de satisfaction. Toutes les missions de démarche qualité, de consulting (numérique, marketing), sont visées. Il s’agit pour les personnes exerçant ce type de profession de remplir des cases pour prétendre à une réalité, qui en fait n’existe pas, mais qu’il faut faire apparaître afin d’obtenir le résultat souhaité.
Le cocheur de cases est évidemment frustré de son état. Il a bien conscience que sa fonction n’aide en rien à la réalisation du but affiché voire qu’il lui nuit, puisqu’il en détourne le temps et les ressources.
5. Le petit chef
Les petits chefs sont les bullshit jobs par excellence. Ils sont le reflet du larbin en quelque sorte. Ce sont eux qui génèrent les tâches à la con, qu’ils confient à d'autres ou supervisent. Par exemple la direction d’une administration universitaire type new-management, ou bien la direction d’une agence de prestations administratives. Le propre de son travail est d’inventer des objectifs de productivité vides de réalité, qui n’ont d’autre but que de justifier l’existence des jobs qu’il crée.
« L’essence même des jobs de management intermédiaire [c’est] cette combinaison de petit chef de cocheur de cases. » Le petit chef a évidemment conscience du caractère nuisible de son état. Il sait qu’il supervise des personnes qui n’ont pas besoin de supervision.
La typologie exposée est évidemment incomplète. Des formes composites de « jobs à la con » peuvent exister, par exemple le cas du punching-ball, emploi conçu pour répondre aux sollicitations des clients alors qu’il suffirait d’employer une personne compétente pour résoudre les problèmes de fond.
III. Sur la violence spirituelle des jobs à la con
« En Europe, en Amérique du Nord et désormais dans le monde entier, les jeunes sont psychologiquement préparés à s’acquitter de tâches inutiles, entraînés à faire semblant, puis conduits comme des moutons, par divers biais, vers des emplois dont presque tout le monde s’accorde à dire qu’ils ne servent à rien. »
Le bullshit job produit en effet une grande violence spirituelle ; pour quatre raisons principales : l’humiliation lorsque l’on fait semblant de travailler (1), la souffrance de ne pas agir sur le monde (2), celle de ne pas se sentir autorisé à souffrir (3), et enfin la souffrance de savoir que l’on nuit (4).
1. Être contraint de faire semblant de travailler est une humiliation, c’est subir le joug d’une pure démonstration de pouvoir de celui qui vous emploie. Ce n’est en rien un fait nouveau : les gardiens de musée, les travailleurs agricoles, les plongeurs en restauration, connaissent bien ces patrons qui obligent leurs subordonnés à être en activité, même quand la tâche qui leur avait été demandée a été accomplie plus tôt. C’est la logique du « je ne te paye pas à rien faire. » Cette logique s’étend à de plus en plus de secteurs à travers le monde.
2. Le « faire semblant d’agir » est une violence d’autant plus grande quand il s’agit de l’activité principale de votre journée, celle qui vous positionne socialement, qui vous rémunère, et qui prouve votre valeur. « L’absence de but dévore les êtres humains. ». Les humains éprouvent du plaisir, depuis leur premier âge, en agissant sur le monde. Or, le titulaire du bullshit job est privé de ce plaisir élémentaire. La douleur de ne pas agir sur le monde, qui constitue le bonheur du vrai travail, génère de la souffrance.
3. En outre, les titulaires de « jobs à la con » ne se sentent pas légitimes à souffrir. L’aspect respectable, confortable, gratifiant (socialement et économiquement), de leur travail les en empêche. Le discours « Estime-toi heureux » a tellement imprégné la société nord-américaine et européenne, à gauche (« ayez conscience de vos privilèges ») comme à droite (le mythe de l’assistanat), qu’il apparaît impossible de faire valoir aujourd’hui un nouveau droit, celui à un emploi qui a du sens. Les travailleurs, en particulier la jeune génération, ont alors du mal à se plaindre de l’inanité de leur travail, sermonnés tant par la droite que par la gauche à ne pas s’en plaindre. « Les anciennes générations qui ont connu la protection de l’État-providence du berceau à la tombe tournent en ridicule les plus jeunes qui aimeraient y avoir droit. »
4. Enfin, la dernière forme de souffrance est celle qui concerne les bullshit jobs du domaine social (ONG, associations, organismes de formations, etc.) chez les personnes qui occupent une fonction qui a pour mission revendiquée d’aider l’humanité, alors qu’il n’en est rien. Nombre de travailleurs sociaux savent qu’ils n’occupent que des missions de cocheur de cases, mais d’autres ont en plus conscience d’être en réalité tout à fait nuisibles aux personnes qu’elles sont censées aider.
Les témoignages reçus par Graeber attestent de l’envie de changer d’emploi, pour des activités plus utiles, plus nobles, plus stimulantes, fussent-elles moins valorisées socialement et économiquement.
Puisque le « job à la con » est une violence spirituelle qui s’attaque à l’essence même de l’humain, il est nécessaire pour les travailleurs de s’engager dans un combat vers l’affirmation créative ou politique du travail par l'entreprise d'autres projets annexes. Si cela nécessite beaucoup d’ingéniosité et de créativité, certains y arrivent, à divers degrés.
IV. Comment expliquer la prolifération des « jobs à la con » ?
À toute question qui porte sur le « comment », il faut réfléchir sur trois niveaux de causalité. Sur le plan individuel : pourquoi les gens acceptent-ils de prendre des « jobs à la con » et de les supporter ? Sur le plan politico-culturel : pourquoi la bullshitisation de l’économie n’est-elle pas perçue comme un problème social, et pourquoi personne n’a-t-il entrepris d’y remédier ? Enfin, sur le plan économique et social : quelles sont les forces structurelles qui ont conduit à la prolifération des « jobs à la con » ? Pourquoi un marché rationnel laisse-t-il se développer tant de perte de temps et d’énergie humaine ? Pourquoi, chaque fois que le néolibéralisme est appliqué, alors qu’il vise à la croissance économique, il aboutit à son contraire ?
Contrairement à l’idée commune, nous ne vivons pas sous le règne du néolibéralisme, puisque cette idéologie est tout le contraire de ce qu’elle prétend être. Elle n’est pas économique, mais politique. Partout où elle s’est appliquée, elle a contribué à la récession de l’économie, la baisse du niveau de vie, la baisse du progrès scientifique et technologique, et n’a qu’un but politique : éviter le plein-emploi et la liberté du grand nombre, propices aux révolutions. La société de marché est une société fondamentalement féodale, c’est-à-dire qu’elle redistribue une rente. Le marché s’approprie la richesse, encore reste-t-il à la redistribuer. Ce système social pourrait s’appeler une néo-féodalité managériale. Par le New management, le marché redistribue la rente parmi ceux qui fondent l’élite.
La classe politique organise en effet consciemment le développement des « jobs à la con ». Barack Obama affirmait bien, quelques mois avant l’élection de 2008, que « Ceux qui défendent le système à payeur unique nous disent : regardez tout l’argent qu’on gagnerait en supprimant les assureurs et la paperasserie ! Or cela représente un, deux, peut-être trois millions de postes, des gens qui travaillent à Blue Cross Blue Shield, Kaiser ou ailleurs. Qu’est-ce qu’on fait d’eux ? Où les emploie-t-on ? » Ainsi, la société refuse de rémunérer la population qui n’a pas de job. Elle oblige les personnes à occuper un emploi, fût-il totalement inutile, pour qu’ils s’intègrent socialement.
Et cette conception sociale coïncide avec les intérêts des élites. Celles-ci, formées sur les campus « soixante-huitards », veulent tout faire pour que ne se reproduise pas cette expérience passée. Promouvant une société qui est de nature à intimider les changements de société dont elles sont les bénéficiaires, elles dégoûtent toute une jeune génération de la vie, en l’obligeant au travail inutile.
Les vrais travailleurs, ceux qui produisent les choses vraiment utiles, sont exploités pour être mieux contrôlés. Et l’oisiveté qui devrait nécessairement voir le jour dans les classes dominantes du fait de l’absence de travail se manifeste par une religion du travail et la prolifération de « jobs à la con ». Ces « jobs à la con », qui obligent à faire semblant de travailler quand il n’y a rien à faire, détournent de la vraie valeur du travail toute une génération. Ces postes n’ont alors comme seule fonction que de faire adhérer leurs titulaires aux vues de la classe dirigeante, déversent leur animosité envers la classe laborieuse et, surtout, prennent leur part de la rente redistribuée.
Le bullshit job est la justification de la redistribution de la rente accaparée par le marché.
V. Pourquoi notre société reste-t-elle sans réaction ?
Au lieu de promouvoir l’oisiveté là où le travail n’est pas nécessaire, la société, construite sur la religion du travail comme une fin en soi, préfère contraindre à une occupation stérile du temps. Selon le dogme social en vigueur, tout travail satisfaisant sur le plan spirituel se rémunère de lui-même, sans argent, par la simple satisfaction qu’il procure. Cette conception aboutit à la conclusion perverse que, plus un travail est socialement légitime, moins il est susceptible d’être payé à un prix honnête. Puisque le travail est noble, alors les tâches les plus nobles ne devraient pas être rémunérées.
Le travail que l’on paye bien est celui dont le temps est occupé, physiquement et spirituellement, à la mise en conformité avec un système : voici ce qu’est la nouvelle valeur du travail ! Mais cette conception n’est pas nouvelle. Elle se retrouve dans l’idée ancienne qui fait du travail une abnégation, qui fonde la dignité de la personne dans cette « forme de cilice laïque, un renoncement à toute espèce de joie et de plaisir pour pouvoir devenir adulte. »
Et, comme le travail moderne est détestable et inutile, il est tout à fait indiqué dans cette perspective d’abnégation. Dès lors, « les travailleurs tirent leur dignité et leur amour-propre du fait même qu’ils détestent leur boulot. » C’est parce qu’ils sont détestables que les bullshit jobs n’appellent aucune réaction sociale. Car « désormais, souffrir au travail est à la base de la citoyenneté. »
Il n’est donc pas surprenant de constater que de plus en plus, les technologies fondamentales sont inventées et créées en dehors des entreprises, par des bénévoles passionnés, le plus souvent la nuit. Pendant la journée, ces passionnés sont employés à des bullshit jobs de rafistoleur ou autre, où il y a si peu à faire, mais qui conditionnent leur rémunération et leur place sociale.
VI. Quelles conséquences politiques ? Et comment y remédier ?
« La valeur du travail réside désormais moins dans ce qu’il produit ou dans les bienfaits qu’il apporte que dans sa dimension sacrificielle. »
La conséquence principale du système créé par les « jobs à la con » réside dans un équilibre fondé sur l’animosité qui permet son maintien en place. Une personne subissant un « job à la con » a nécessairement du ressentiment envers les personnes qui occupent un emploi utile. Ce ressentiment, cette animosité les pousse à soutenir des positions politiques qui réclament la réduction du salaire de ces employés. La classe moyenne supérieure, moulée dans une nébuleuse de « jobs à la con », se rallie à la critique politique des prétendus privilèges détenus par telle ou telle branche de l’industrie, des agents du service public, des cheminots, etc.
Les enseignants constituent le meilleur exemple de cette mécanique. Ils sont l’archétype de l’emploi socialement reconnu et généreux sur le plan moral, mais mal payé. Le ressentiment que vouent les titulaires de « jobs à la con » s’analyse comme de la jalousie morale. Le même phénomène de jalousie permet de comprendre la haine que voue le manager inutile à l’ouvrier utile, la jalousie que celui-ci ressent devant le plaisir social que l’ouvrier met à l’ouvrage.
« Être de gauche, aujourd’hui comme hier, c’est chercher à combler l’écart qui sépare le champ des activités régies par le pur intérêt égoïste et celui guidé par des sentiments plus nobles. Être de droite, c’est tenter d’éloigner ces champs l’un de l’autre le plus possible, tout en revendiquant la propriété sur les deux. »
La solution la plus simple pour régler ce problème des bullshit jobs serait de détacher le revenu du travail. Cette théorie du revenu universel inconditionnel permettrait de mettre fin à cette logique de l’animosité.
*
Vous avez aimé cette synthèse ? Vous adorerez l’ouvrage ! Achetez-le chez un libraire !
Et pour découvrir nos autres synthèses d'ouvrage, cliquez ICI