Chine / îles Salomon : quels enjeux derrière le pacte de sécurité secret ?

Les îles Salomon, un archipel oublié de 800 000 âmes situé au cœur de l’Océanie s’est subitement retrouvé propulsé sur le devant de la scène internationale. Et pour cause, Pékin et Honiara ont paraphé un pacte de sécurité « secret ». Il n’en fallait pas tant pour provoquer l’émoi de Camberra et Washington.

« Si vous regardez et si vous me demandez, quels sont les endroits où nous sommes le plus susceptibles de voir certains types de surprises stratégiques sous forme de bases navales - ou certains types d’accords ou d’arrangements, cela pourrait bien être dans le Pacifique… ». Kurt Campbell, ce « monsieur Asie » de l’administration Biden annonçait à demi-mot le 10 janvier 2022 que la Chine projetait d’ici « un an ou deux » d’établir une base navale avancée dans le Pacifique. Le coordonnateur des affaires de l’Indopacifique à la Maison-Blanche n’en dit alors pas plus. Le 24 mars, une « fuite » dévoilait un accord sécuritaire étendu entre la Chine et les îles Salomon.

Des arrangements « secrets »

La nouvelle suscita une onde de choc jusqu’au Pentagone. Révélé par les médias australiens, l’ébauche du pacte entre la Chine et les Salomon prévoit que ces derniers « pourront, selon leurs besoins, demander à la Chine d’envoyer des policiers, des militaires et d’autres forces armées, pour maintenir l’ordre social, protéger la vie des personnes et leurs propriétés, fournir de l’aide humanitaire, ou toute autre forme d’assistance ». En contrepartie Pékin, « selon ses propres besoins, pourra procéder à des visites avec ses bateaux, pour apporter du réapprovisionnement logistique, conduire des escales et des transits. Des forces chinoises appropriées pourront être utilisées pour protéger la sécurité des travailleurs et des principaux projets chinois dans les îles Salomon ».

Ces formulations vagues laissent la porte grande ouverte à des aménagements ultérieurs, voire la fondation d’une base navale chinoise aux Salomon. Pour l'Australie, la menace ne fait aucun doute, la possibilité que la Chine positionne des missiles hypersoniques à moins de 2 000 km des côtes australiennes - environ 15 à 20 minutes de vol - est intolérable. Selon The Sydney Morning Herald, les services australiens ont orchestré une fuite afin d’augmenter la pression sur les Salomon et faire capoter cet accord avant qu’il ne soit trop tard.

L’enjeu géostratégique des Salomon

Officiellement reconnu par Pékin le 19 avril, ce pacte se veut « transparent » alors que son contenu n’a pas été rendu public. La fondation éventuelle « selon ses besoins » d’une base navale par la Chine aux Salomon implique que l’armée populaire de libération (APL) s’ancrerait au-delà des premières et secondes chaînes d’îles essentielles aux Américains pour encercler la Chine. Une position éminemment stratégique, une flotte hostile aurait la possibilité de perturber les liaisons maritimes entre l’Australie et l’Amérique. Ce n’est pas sans raison que l’une des grandes batailles du Pacifique Sud de la Seconde Guerre mondiale se déroula à Guadalcanal, l’une des îles des Salomon.

Pour sûr, l’implantation de la marine chinoise à moins de 2 000 km des côtes australiennes – 6 000 km à partir de la Chine - n’améliorera pas les relations déjà tendues entre les deux nations. À l’heure où l’APL développe des missiles hypersoniques, certains médias australiens établissent un parallèle alarmiste entre la crise des missiles de Cuba en 1962 et les Salomon aujourd’hui. Ils passent sous silence qu’une base chinoise aux Salomon s’analyse aussi comme un prêté pour un rendu.

Défié en septembre 2021 par l’annonce de la fondation de l’alliance tripartite AUKUS (Acronyme anglais de Australia, United Kingdom et United States) axée sur l’endiguement de la Chine, Pékin se doit de réagir. Une éventuelle base navale chinoise aux Salomon répliquerait à l’AUKUS et à l’acquisition par Camberra de six sous-marins nucléaires destinés à patrouiller en mer de Chine du Sud.

Préoccupé par le caractère opaque du pacte scellé entre la Chine et les Salomon, Washington a dépêché Kurt Campbell à Honiara, dès le 22 avril, afin d’éclaircir la situation. L’entretien de 90 minutes entre Campbell et Sogarave fut décrit comme « franc » par Daniel Kritenbrink, secrétaire d’État adjoint aux Affaires de l’Asie de l’Est et du Pacifique. Au-delà du respect de la souveraineté des Salomon, le représentant de Washington fut direct :

« Si des mesures étaient prises pour établir une présence militaire permanente de facto, des capacités de projection de puissance ou une installation militaire, nous aurions alors de sérieuses inquiétudes, et nous répondrions tout naturellement à ces inquiétudes. »

Kritenbrik a refusé d’élaborer plus avant sur la réaction des États-Unis mis devant le fait accompli. Il est clair que Washington ne laissera pas Pékin fonder une base avancée aux Salomon sans s’y opposer.

Évidemment, la Chine nie toute ambition militariste aux Salomon. Il ne s’agit là que d’accords de sécurité mutuels entre deux États souverains. La presse chinoise tire à boulets rouges sur la vision « colonialiste » des États-Unis et de l’Australie. Ces derniers envisageraient le Pacifique Sud comme leur chasse gardée où ils dicteraient la conduite aux nations insulaires. Au contraire, la Chine, elle, entend apporter son savoir-faire technologique (développement des infrastructures, aide contre le réchauffement climatique), médical (lutte contre le Covid-19) et culturel (instituts Confucius) pour « le plus grand bien » des populations océaniennes.

En d’autres termes, Pékin s’offre de « libérer » les Salomon de la tutelle occidentale. Enfin en théorie, car selon le Guardian, l’Atelier du monde absorbe la quasi-totalité des matières premières (bois, minéraux, ressources halieutiques) des Salomon sans se soucier des dommages collatéraux. Pour un peu, Honiara tient d’une colonie chinoise, une colonie parfois rétive.

Des tensions locales et anti-chinoises

Rivalités ancestrales entre Guadalcanal (l’île où se situe la capitale Honiara) et Malaita (l’île la plus peuplée), de violentes émeutes ont perduré du 24 au 26 novembre 2021. À la demande du Premier ministre salomonais Manasseh Sogavare, Camberra est intervenu dans les 24 heures. En respect des accords de sécurité liant les deux pays, une centaine de policiers et militaires australiens furent déployés afin de rétablir l’ordre public. En trois jours d’émeutes, une soixantaine de bâtiments furent pillés et incendiés, principalement des commerces chinois. Ulcérée, la Chine a véhément accusé l’Australie d’avoir sciemment négligé la protection de ses ressortissants aux Salomon. Manasseh Sogavare a entendu ces plaintes et autorisé l’envoi d’une poignée d’agents de sécurité chinois à Honiara.

Si les émeutes justifient l’accueil de forces de l’ordre chinoises, leur caractère anti-chinois pose de sérieuses questions. Le Premier ministre salomonais affirme que des « éléments extérieurs » ont fomenté les troubles de novembre et poursuit son rapprochement avec Pékin. Celui-ci remonte à 2019, l’année où les Salomon ont abandonné la reconnaissance de Taîwan au profit de la Chine et adhéré au principe d’une Chine unique. Or, l’opposition entrainée par Daniel Suidani, le chef du gouvernement local de Malaita, récuse ce rapprochement et prône un nouveau renversement d’alliance en faveur de Taïwan.

Tandis que Sogarave serait acheté par Pékin, Suidani lui, mangerait dans la main de Taipei. Pour sûr, le pacte sécuritaire entre la Chine et les Salomon change la donne, en cas de troubles, Manasseh Sogarave dispose désormais d’appuis puissants…

Pékin en tournée océanienne

Nouvelle surprise, du 26 mai au 4 juin, le ministre des Affaires étrangères chinois Wang Yi a mené un marathon diplomatique à travers huit des pays de l’Océanie (les Salomon, Kiribati, Samoa, Fidji, Tonga, Vanuatu, Papouasie Nouvelle-Guinée et Timor oriental) ainsi que deux visites en ligne avec la Micronésie et les îles Cook. Les Salomon reçurent l’insigne honneur d’accueillir en premier l’émissaire chinois.

Wang Yi et Manasseh Sogarave ont signé pas moins de huit accords bilatéraux, ceux-ci demeurent très vagues. La Chine n’a « aucune intention » de construire une base militaire sur les îles Salomon, a déclaré le ministre des Affaires étrangères chinois. Aucun journaliste océanien n’a été autorisé à poser de questions directes au représentant de Pékin, leurs accréditations ayant été révoquées. Un laconique communiqué du gouvernement salomonais résume l’entrevue : « La Chine est devenue le principal partenaire infrastructurel des Salomon. La Chine reste le principal partenaire commercial des Salomon ».

Au cours des trois étapes suivantes de la tournée de Wang Yi, ce scénario s’est renouvelé à l’identique. La Chine a multiplié les contrats sur les infrastructures, la santé, les droits de pêche, etc. Tout semblait négocié, dit, écrit d’avance. Couac notable, le 30 mai, lors d’un sommet virtuel aux Fidji entre les ministres des Affaires étrangères des nations visitées, Wang Yi n’a pu finaliser la signature d’un traité régional. La Micronésie et plusieurs autres nations océaniennes se sont récusées. Une ébauche de communiqué conjoint qui avait circulé à Pékin en amont de cette tournée indiquait que des accords de libre-échange, de développement, de santé, mais aussi de sécurité étaient prévus. La Chine proposait d’entrainer les polices locales, de veiller à la cybersécurité, de revoir la cartographie des fonds marins en contrepartie d’un meilleur accès aux ressources naturelles de l’Océanie.

Quelques jours plus tôt, les colonnes du Global Times (un quotidien chinois proche du parti communiste chinois) expliquaient sans sourciller que le colonialisme occidental était voué à l’échec. Jamais il ne saurait gagner le cœur et les esprits des nations du Pacifique Sud. L’intérêt principal des États-Unis et de l’Australie se résume selon le Global Times à piller les ressources et affirmer leur contrôle et la suprématie sur la région. Pour un peu, cela ressemble étrangement à l’ébauche de communiqué conjoint que Pékin fit circuler en amont de la tournée de Wang Yi en Océanie.

Reste les Salomon, Fidji, Samoa et autres nations océaniennes prisent entre le « protecteur » traditionnel australo-américain et le « libérateur » chinois aux appétits immenses. En cas de tensions régionales aggravées entre les deux géants, l’Océanie se retrouvera-t-elle entre le marteau et l’enclume ?

Photo d'ouverture : Le ministre chinois des Affaires étrangères, Wang Yi et le ministre des Affaires étrangères des Îles Salomon, Jeremiah Manele, Pékin, 21 septembre 2019 - Noël Celis - @AFP