Dans une tribune publiée dans Le Monde, trois responsables centristes de Normandie ont dénoncé le dumping social qui règne dans le transport maritime, autrement dit, la persistance d’une concurrence déloyale entre les opérateurs du secteur. En effet, en mars 2022, plus de 800 marins de la compagnie britannique P&O Ferries – qui bat pavillon chypriote – ont été licenciés pour être remplacés par des marins dont le coût d’embauche et de rémunération était plus faible. Pire, cette main-d’œuvre ne dispose pas de droits sociaux dignes de ce nom, puisque contrainte à travailler sept jours sur sept pendant quatre mois. Et il s'avère que la compagnie Irish Ferries utilise les mêmes procédés...

publié le 22/04/2024 Par Frédéric Farah

Les auteurs de cette tribune insistent très légitimement sur les distorsions de concurrence avec les entreprises françaises du secteur, qui sont placées en situation de désavantage par rapport à leurs concurrents. Plus encore, après avoir déploré le manque de volonté au niveau national pour lutter contre les pratiques du dumping et offrir aux salariés des conditions de travail dignes, ils s'alarment du fait que les révisions des directives européennes en matière de transport maritime ne contiennent pas de dispositifs pour lutter contre pareilles pratiques.

Le texte se termine par le souhait de voir l’Union européenne s’emparer du sujet au plus vite, sans quoi le populisme anti-européen prendrait encore de l’ampleur. Autant le corps de la tribune nous parait juste, autant la fin nous laisse sceptiques devant la naïveté ou le cynisme des auteurs.

La réalité est que le dumping social, loin de constituer une anomalie, est un condensé de ce qu’est l’Union européenne et plus particulièrement depuis 1986. C'est aussi l’illustration jusqu’à la caricature des politiques low cost en matière de travail, dénoncées par Bruno Palier et par le député François Ruffin dans son récent ouvrage.

Le dumping social, une logique si européiste

Dès le début de la construction européenne, la question était posée en raison de l’hétérogénéité des systèmes sociaux à l’œuvre sur le continent, et aussi par le fait que les politiques sociales ne relevaient que des attributs nationaux.

Deux positions étaient concurrentes : la première exigeait une intégration sociale avant l’intégration économique sans quoi la concurrence jouerait négativement contre les travailleurs, et la seconde pensait que l’intégration économique permettrait des gains sociaux. L’un des témoignages de ces tensions de l'époque – pour ne pas dire inquiétudes – se retrouve dans le discours de Pierre Mendès France qui, en 1957, livrait des critiques acerbes contre le marché commun :

« En cas de marché commun sans barrières douanières ou contingents, ou bien avec des barrières et des contingents rapidement réduits puis éliminés, les marchandises dont les prix de revient sont les plus bas se vendent par priorité et dans tous les pays participants. Ces prix de revient sont fonction des charges qui pèsent sur la production. Or, la France connaît de lourds handicaps dans la compétition internationale. Elle supporte des charges que les autres n’ont pas, tout au moins au même degré : charges militaires, charges sociales, charges d’outre-mer. »

Au fil du temps, c’est la seconde thèse qui l’a emporté, celle qui laissait entendre que les progrès sociaux découleraient d’une intégration économique réussie. Mais c'est surtout avec l’affirmation des forces de marché, à partir des années 1980, que les espoirs d’une convergence positive en matière sociale vont vite se réduire.

Le marché unique de 1986 donne un avantage décisif au capital sur le travail. Désormais, les capitaux sont libres de circulation en Europe ; autrement dit, c’est la liberté d’installation. Le travail courant moins vite que le capital, une loi économique devient implacable, le facteur de production le moins mobile supporte l’ajustement, c'est-à-dire les coûts. Pour le travailleur, c’est la modération salariale ou encore la facilitation des licenciements. Ce sont les riches heures de la flexibilité, recommandée par tous les gouvernements des décennies 1980 aux décennies 2000.

Depuis lors, le marché unique assure une mise en concurrence de certaines catégories de travailleurs et exerce une pression à la baisse sur les salaires.

L’édifice sera complétée par la monnaie unique qui, en rigidifiant les monnaies, oblige à trouver ailleurs une flexibilité perdue en ce qui concerne la compétitivité. Là encore, c'est sur le travail et sa part socialisée (cotisations employeur, salariés) que les ajustements ont portée et portent encore. De cela naît aussi le mal-travail dénoncé par François Ruffin, mais la gauche, tant qu’elle ne prendra pas au sérieux la question européenne, loupera l’essentiel de sa critique. Les mécanismes de fonctionnement du marché unique et de la monnaie unique induisent des logiques déloyales que Mendès France avait perçu dès les années 1950.

L’histoire économique américaine a bien perçu cet état de fait, et l’économiste américain Ronald McKinnon indiquait que la répression financière était nécessaire pour l’expansion sociale. Sans la répression financière de l’après-guerre, les différentes nations occidentales auraient eu toutes les peines du monde à bâtir des systèmes sociaux généreux et redistributeurs, du moins pour les plus avancés d’entre eux.

L’extension à l’est de la construction européenne a amplifié la logique d’hétérogénéité économique et sociale, favorisant les logiques de dumping, c’est-à-dire une distorsion par les prix qui masque mal des divergences en matière sociales.

L’obsession de la compétitivité au cœur du dumping social

Par ses choix économiques, l’Union européenne exerce une véritable contrainte sur le monde du travail, pour ne pas dire une fonction disciplinaire, qui consiste à réduire la capacité de négociation des travailleurs. Elle fait de la recherche de la compétitivité l’alpha et l’oméga de ses politiques économiques, dont le coût social et économique est largement avéré.

Ces politiques ont beau avoir les faveurs des pouvoirs publics depuis plus de trente ans, leurs effets sur la productivité sont pour le moins préoccupants, puisque celle-ci décline un peu partout en Europe. Le cocktail « financiarisation, concurrence déloyale et politique low cost » est un poison aussi bien sur la cohésion de la société que sur les performances économiques.

Il est difficile de se plaindre de la persistance d’un dumping fiscal et social alors que l’obsession est à la réduction du coût du travail pour être moins cher que le voisin, ou encore à réduire l’impôt sur les bénéfices des sociétés pour ne pas dissuader les investisseurs de venir chez soi... La course au moins-disant est au cœur de la logique même des politiques publiques et de la construction européenne.

Il est vrai que l’environnement économique des années 1980 à nos jours a nourri largement la tendance. L’émergence de nouvelles puissances a représenté un moment difficile pour les travailleurs, car deux géants – l’Inde et la Chine – mettaient à disposition du marché mondial une véritable armée de réserve qu'est leur main-d’œuvre abondante et bon marché.

Cette situation a moins exacerbé la concurrence entre les pays européens et les pays émergents que la concurrence entre pays européens qui visaient les mêmes marchés émergents. À partir de la fin des années 1990, l’Allemagne a construit une stratégie non coopérative à l’égard de ses voisins et s’est détournée de l’Europe pour réorienter ses exportations vers le monde émergent.

En somme, le dumping social et fiscal encouragé par l’Union européenne – qui feint de vouloir le combattre – s’ajoute à la longue liste des dysfonctionnements qui affectent le continent, aussi bien dans le domaine alimentaire, sanitaire, que militaire.