Le programme commun élaboré par le SPD, les Verts et les Libéraux pour accéder au pouvoir en Allemagne comprend son lot de surprise et de perles.
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Commençons par l’annonce la plus spectaculaire : pour relancer un projet européen en panne sèche, la coalition « tricolore » ne propose rien moins que la relance d’un processus « constituant », 16 ans après l’échec du précédent, dans le but d’accoucher cette fois-ci d’une « Europe fédérale ». Avec une telle ambition, le nouveau gouvernement allemand atteint en quelques mots à peine la stratosphère des idées, où l’on peut, sans craindre frottements et frictions, contempler le monde parfait selon l’idéologie ; c’est sans doute grisant, mais cela ne va pas sans poser de sérieux problèmes de crédibilité.
Les têtes pensantes des partis concernés ont-elles conscience de l’état présent du projet européen ? Car il ne s’agit pas seulement pour ses partisans de le sortir de sa torpeur, mais d’enrayer une dynamique de délitement clairement engagée. Comment le grand saut fédéral qu’ils appellent de leurs vœux pourrait-il être réalisé quand l’opposition à la construction européenne s’exprime aujourd’hui de manière ouverte jusque dans les partis de gouvernement, et touche dans chaque pays de larges secteurs de l’opinion publique, à la différence de ce que l’on observait il y a vingt ans ?
Ont-ils conscience plus profondément que compte tenu de ce qu’est l’Europe - la vraie, pas son pathétique avatar bruxellois - l’idée d’une véritable fédération d’envergure continentale constitue une impossibilité pratique : il faudrait pour la mettre en œuvre subvertir l’Europe réelle dans son extrême diversité étatique et nationale. La fédération européenne serait réalisable s’il existait, à l’échelle du continent, un seul peuple ; des institutions politiques légitimes pourraient alors être mises en place, auxquelles ce peuple déléguerait sa souveraineté dans le cadre d’élections au suffrage universel.
Qu’il faille, en 2021, rappeler aux tenants de l’européisme que ce peuple n’existe pas aujourd’hui, pas plus qu’en 1957 ou en 1992, en dépit des efforts déployés à cet effet par leur propagande, voilà qui démontre s’il le fallait à quel point cette posture relève plus que jamais du déni de réalité.
Le programme reste d’ailleurs silencieux sur les modalités concrètes de ce nouveau processus « constituant ». Comment une coalition de circonstance, au pouvoir dans un seul pays, pourrait-elle entraîner à sa suite les 26 autres gouvernements de l’UE dans un projet supposant explicitement le renoncement de chaque peuple à l’essentiel de sa souveraineté, quand un examen élémentaire de la situation politique de chacun de ces pays suffirait à démontrer que la plupart d’entre eux rejetteraient fermement une telle perspective comme attentatoire à leur liberté, à leur indépendance et à leur identité ? Comment faire pour éviter un échec comparable à celui qui frappa le TCE en 2005 après les rejets référendaires de la France et des Pays-Bas ?
Au plan intérieur, enfin, comment passer outre la Cour constitutionnelle allemande qui, dans son célèbre arrêt de 2009, a clairement rappelé au législateur que l’État-nation est le dépositaire exclusif de la démocratie dans l’UE et ne peut pas à ce titre être dépossédé du cœur de sa souveraineté ?
Bref, les conditions concrètes d’un nouveau processus constituant sont moins réunies que jamais. C’est pour cette raison, sans doute, que la coalition est beaucoup plus prolixe lorsqu’il s’agit de détailler concrètement les moyens à actionner dans l’immédiat pour permettre, à défaut d’un grand saut, un approfondissement graduel de l’UE quoi qu’en pensent les peuples.
La démarche insidieuse qui consiste à progresser en instrumentalisant le droit communautaire et ses juridictions doit être confortée : « Nous demandons à la Commission européenne, en tant que gardienne des traités, d’utiliser et de faire appliquer les instruments existants de l’État de droit de manière plus cohérente » ; « Nous nous engageons et soutenons le fait qu’à l’avenir, la Commission européenne fasse également avancer les procédures contre les violations systémiques des traités ». Ces formules expriment clairement l’idée que « l’État de droit » doit constituer, plus encore qu’auparavant, le moyen par lequel Bruxelles imposera chaque année davantage sa volonté aux États.
Moralement imparable, le thème est néanmoins, dans ce cas précis, d’un usage douteux, car il est appréhendé sous une forme désincarnée, indifférente à la conception spécifique que peuvent en avoir les peuples du fait de leur histoire ou de la majorité politique du moment, et - car il est brandi par une Commission non élue - dénuée à ce titre d’une réelle légitimité démocratique.
De surcroît, c’est en son nom que doit se développer la pratique des sanctions visant les États considérés comme fautifs, comme si les effets pervers d’un renforcement de la dimension disciplinaire de l’UE n’avaient rien d’évident pour la coalition tricolore. Pourtant, la volonté d’approfondir au forceps le projet européen a de bonnes chances d’alimenter son rejet. La posture, moralement grisante, à toute chance de se révéler tactiquement suicidaire.
Dans un registre voisin, les membres de la coalition souhaitent « qu’à l’avenir, les droits découlant de la Charte des droits fondamentaux de l’UE puissent également être invoqués devant la CJUE lorsqu’un État membre agit dans le champ d’application de son droit national ». Vouloir étendre le champ d’action de la CJUE au moment même où, en France par exemple, le pouvoir de cette juridiction commence à faire l’objet de vives critiques de la part de responsables politiques plutôt bien disposés à l’égard de l’UE, voilà qui témoigne une fois de plus d’un mépris certain pour les résistances que le réel oppose à l’idéologie.
Pourtant, l’idée que le poids croissant de la CJUE alimente au long cours une dépossession démocratique rampante ne peut plus être ignorée, surtout lorsque l’on se revendique des valeurs de ladite démocratie. Mais il est vrai que l’on se méfie, dans les cénacles européistes, de la démocratie : le mot même est rarement employé. On lui préfère les « valeurs » de l’UE et la notion d’« État de droit » ; une manière d’oblitérer la dimension collective du régime démocratique, celle qui exprime le concept de souveraineté populaire.
Le projet bruxellois peut même se résumer à cela : neutraliser la souveraineté des peuples et la remplacer par un simulacre communautaire où ces peuples seraient soumis pour leur bonheur à une bureaucratie imbue du droit qui lui sert de socle et démontrant sa vertu par la seule prise en compte, dans la démocratie, des droits de l’individu. Dans cette entreprise funeste dissimulée sous les meilleures intentions, Bruxelles trouvera donc dans la nouvelle coalition allemande une alliée enthousiaste.
Politique étrangère, le poids de la tradition
Comparativement aux envolées lyriques à propos de l’UE, le programme de la coalition tricolore en matière de politique étrangère est d’un conservatisme confondant, peu soucieux qui plus est de cohérence globale. « Notre objectif est une UE souveraine en tant qu’acteur fort dans un monde marqué par l’incertitude et la concurrence systémique. Nous nous engageons pour une véritable politique étrangère, de sécurité et de défense commune en Europe », est-il ainsi affirmé.
Mais, dans le même temps, il va de soi que :
« L’alliance transatlantique est un pilier central et l’OTAN un élément indispensable de notre sécurité. […] Nous nous engageons à renforcer l’alliance transatlantique. […] Nous voulons remplir les objectifs de capacité de l’OTAN en étroite concertation avec nos partenaires et investir en conséquence [...] Le partenariat transatlantique et l’amitié avec les États-Unis sont un pilier central de notre action internationale »
La contradiction entre les deux séries d’affirmations ne semble pas heurter les auteurs du programme. L’OTAN, quoi qu’il en soit, l’emporte dans leur esprit sur l’Europe-puissance, toujours dans les limbes 31 ans après la signature du Traité de Maastricht. Comment celle-ci pourrait-elle naître, en effet, sans s’extraire au préalable de la gangue atlantiste ? C’est ce qu’ont compris de longue date les responsables français, qui se trompent cependant lorsqu’ils se font fort de rallier à leur vue les dirigeants allemands.
Ce qui valait pour Angela Merkel vaudra à l’évidence pour ses successeurs : la participation à l’OTAN constitue pour l’Allemagne un élément central, peut-être le premier déterminant de son rapport au monde ; elle est, depuis 1955, la preuve tangible et nécessaire de son ancrage sans retour dans le camp des puissances libérales.
Que cet attachement indéfectible à l’alliance atlantique semble incompréhensible de ce côté-ci du Rhin ne change rien à l’affaire, et illustre une fois de plus l’irréductible spécificité des nations européennes les unes aux autres. Dans ces conditions, les quelques concessions sémantiques dont la coalition se montre capable au sujet de l’Europe-puissance ne constitue que le service minimum en la matière, destiné à permettre à Paris de continuer à y croire.
L’affirmation d’une « Europe souveraine » ne doit donc pas s’entendre au plan géopolitique, même s’il est affirmé par ailleurs dans le programme : « Nous voulons remplacer la règle de l’unanimité au sein du Conseil des ministres de l’UE dans le domaine de la politique étrangère et de sécurité commune (PESC) par un vote à la majorité qualifiée ».
Cette innovation, si elle devait être acceptée, n’irait pas sans soulever de graves problèmes politiques : elle faciliterait certes la prise de décision, mais au prix de l’unité des 27 qui volerait en éclats. Comment croire que l’UE en sortirait renforcée ? Les problèmes de fond, insolubles en fait, sur lesquels vient buter depuis son origine la PESC, ne seraient en aucune manière résolus : renoncer à l’unité reviendrait à reconnaître qu’elle est de toute façon hors d’atteinte sur la plupart des sujets.
Plus encore, à quoi peut servir la multiplication des prises de position diplomatiques, si celles-ci ne sont pas l’expression d’une puissance souveraine détentrice d’une force armée susceptible de lui donner quelques crédits ? Il est vrai que, pour la nouvelle coalition allemande, la diplomatie de l’UE semble avoir pour principal levier d’action les sanctions internationales fort prisées depuis quelques années et dont le mécanisme, en dépit de leur inefficacité objective, « doit être utilisé de manière conséquente » !
Au-delà des apories de la construction européenne, qu’elle entend donc dissimuler comme elle le pourra, la coalition se propose de perpétuer les ambitions du gouvernement précédent sur tous les sujets chers à l’Allemagne. Plusieurs paragraphes sont expressément consacrés à des pays de l’Europe orientale sur lesquels Berlin espère avoir de l’influence, ou avec lesquels il faut bien trouver les moyens d’une entente : Ukraine, Biélorussie, Russie.
En bonne fille de l’OTAN, l’Allemagne de la coalition tricolore « entend soutenir l’Ukraine dans la restauration de sa pleine intégrité territoriale et de sa souveraineté ». Ces objectifs étant assurément difficiles à atteindre, Berlin proposera à Kiev, pour patienter, un « partenariat énergétique avec de fortes ambitions dans le domaine des énergies renouvelables, de la production d’hydrogène vert, de l’efficacité énergétique et de la réduction des émissions de CO2 » : la lutte contre le réchauffement climatique au service de l’atlantisme, en quelque sorte.
En ce qui concerne la Biélorussie, l’appel consensuel à la démocratisation du régime s’accompagne de la dénonciation non moins attendue d’une « ingérence russe en faveur de Loukachenko » qui ne s’embarrasse guère de nuance et fait fi de la relation compliquée entre les chefs d’État russe et biélorusse.
Si, enfin, « les relations avec la Russie sont profondes et variées », la politique russe à l’égard de ses voisins est assimilée à des tentatives de déstabilisation qui doivent cesser. Aucune mention n’est faite de la question énergétique pourtant au cœur de la relation germano-russe. Le gazoduc Nordstream 2, en voie d’achèvement, n’est pas évoqué en dépit de son importance stratégique. De la difficulté d’assumer une dépendance vis-à-vis de Moscou ?
Quant au reste du monde, il est classiquement appréhendé à travers le prisme des Droits de l’Homme, au respect desquels la Turquie et la Chine, notamment, doivent veiller. Le soutien indéfectible à Israël n’en pas moins réaffirmé, sa sécurité étant pour la nouvelle coalition « une raison d’État ».
De la France, enfin, il n’est pratiquement pas question. Seules deux lignes et demie lui sont consacrées sur les 177 pages du programme ! Y sont évoqués le Traité d’Aix-la-Chapelle et l’importance du partenariat franco-allemand, sans plus de précision. Nulle référence à un prétendu « couple » franco-allemand, moteur de « l’Europe », auquel seule la partie française, semble-t-il, ressent encore le besoin de croire. Peut-être parce que, comme il est affirmé par ailleurs, « en tant que plus grand État membre, nous assumerons notre responsabilité particulière dans un esprit de service de l’UE dans son ensemble » !
Les choses à ce sujet, ont le mérite d’être claires : l’Allemagne affecte de croire désormais qu’au sein de l’UE, la France n’est pas un partenaire plus important que les autres, en dépit de son poids. Il faut y voir une affirmation de sa prééminence selon des modalités auxquelles elle n’aurait pas songé il y a encore vingt ans, ainsi qu’une manière de minorer à l’avance les propositions françaises de relance de l’UE qui ne cadreraient pas avec ses vues, dans le domaine monétaire notamment. Les esprits qui, en France, considèrent l’UE comme un moyen pour la France de peser davantage dans le monde en seront pour leurs frais : elle pèse de moins en moins en Europe même, l’Allemagne lui contestant toute idée d’égalité avec elle en matière de leadership.
Le programme du nouveau gouvernement allemand est donc marqué, en matière de politique étrangère, par un net contraste entre, d’une part, des ambitions européennes révélatrices d’un véritable emballement idéologique, et d’autre part, un conservatisme atlantiste de bon aloi en ce qui concerne le reste du monde.
Le second représente l’attachement au statu quo d’une nation libérale, vieillissante et prospère, quand les premières ont pour principale fonction de conférer au programme une touche de fantaisie post-moderne qu’il est bon d’arborer pour donner l’illusion du changement - à défaut du changement réel - dans les démocraties affaissées du vieux continent.
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Source du programme de la nouvelle coalition allemande
Source de la traduction française du programme
Photo d'ouverture : Annalena Baerbock, co-leader des Verts, Robert Habeck, Olaf Scholz futur chancelier (SPD), Christian Lindner leader du FDP, Volker Wissing secrétaire général du FDP, et Saskia Esken co-dirigeante du SPD, 24 novembre 2021, Berlin - Odd Andersen - @AFP
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