En place depuis de nombreuses années, la stratégie saoudienne d’investissements en Europe s’intensifie et s’élargit à des infrastructures stratégiques. Face à cette vague, les États européens ont une faible marge de manœuvre, qu’ils exploitent comme ils peuvent…

Article Politique
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publié le 26/08/2024 Par Jordi Lafon
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Face à la vague d’investissements saoudiens, deux choix : résister tant bien que mal ou céder. L’Arabie Saoudite mène une politique active de diversification de son économie, aujourd’hui encore fortement dépendante de la rente pétrolière.

Les aspects les plus médiatiques de cette diversification sont les investissements dans le secteur du sport de haut niveau, avec le rachat de clubs de football européens par exemple, ou l’accueil d’événements sportifs internationaux. La construction de la ville futuriste The Line et, plus largement, de diverses infrastructures touristiques au sein du projet Neom en Arabie Saoudite, a connu une certaine viralité à la faveur d’images grandioses, dignes de films de science-fiction.

D’autres investissements, plus discrets, déferlent pourtant sur le continent européen et portent sur des secteurs d’autant plus stratégiques. Il y a des années que l’Arabie Saoudite rachète des terres agraires (en Ukraine et en Roumanie) ou de l’immobilier en France. Plus récemment, cette diversification a dirigé les capitaux du royaume saoudien vers deux infrastructures stratégiques : l’entreprise espagnole de télécoms Telefónica et l’aéroport britannique Heathrow, premier poste de trafic aérien du pays.

Ces deux investissements sont révélateurs de la portée de la puissance économique saoudienne, mais aussi des réactions politiques des gouvernements en place.

L'aéroport Heathrow change de main

Les aéroports, en tant que porte d’entrée d’un pays pour des marchandises comme pour des personnes, sont considérés comme des infrastructures stratégiques par excellence, l’État doit y exercer son pouvoir souverain de contrôle des frontières. On se souvient du débat qu’avait provoqué l’annonce d’une potentielle privatisation des aéroports de Paris en France en 2019, rapidement abandonné avec l’arrivée du Covid.

Mais dans le cas britannique, la notion de marché surpasse celle de souveraineté. En effet, au Royaume-Uni, la propriété de l’aéroport pour une structure étrangère n’est pas considérée comme une menace à l’exercice de cette souveraineté. Donc, quand le Public Investment Fund (PIF) saoudien annonce le rachat d’actions qui le porterait à une position majoritaire avec 32 % du capital de la société mère d’Heathrow, il ne s’agit que d’un changement de propriétaire.

Le précédent, qui lui cède dans cette vente 22 % des parts, est Ferrovial, une société d’origine espagnole, domiciliée aux Pays-Bas, pays membre de l’UE dont la particularité est d’imposer une fiscalité faible en comparaison de ses voisins. Ferrovial cède également 10 % à un fond français Ardian, qui disposera d’un total de 30 % du capital d’Heathrow. Enfin, Ferrovial conservera 5,25 % des parts. D’autres acheteurs bénéficient du marché conclu au mois de juin 2024 et qui devrait être finalisé d’ici la fin de l’année, mais leur identité n’a pour l’instant pas été rendue publique.

Aéroport d'Heathrow, Terminal 5, Londres, 2 avril 2023 - Adning - @Shutterstock

Or, on n’observe ici aucun bouleversement politique du point de vue du gouvernement britannique, puisque la propriété de l’aéroport passe d’une structure étrangère à une autre. Ce que cette transaction illustre en revanche, c’est l’implacable force de frappe du fonds souverain saoudien. Il s’agit du cinquième fonds le mieux doté au monde avec 924 milliards de dollars d’actifs. D’après Sovereign Wealth Fund Institute, il a pour objectif d’augmenter les fonds qu’il contrôle à hauteur de 2 000 milliards de dollars d’ici 2030, ce qui en ferait le fonds souverain le plus riche du monde.

C’est la tête de pont de la stratégie de diversification des investissements étrangers saoudiens. Le marché négocié depuis fin 2023 par Ardian et le PIF a porté la valeur de l’aéroport à un niveau quasi inespéré des précédents actionnaires. Comme souvent, les capitaux saoudiens sont accueillis par les actionnaires européens avec un enthousiasme non dissimulé...

La réaction du gouvernement espagnol sur Telefónica

En Espagne, les capitaux saoudiens exercent un pouvoir tout aussi irrésistible, mais ont tout de même suscité une réaction politique. Le feuilleton dure depuis de nombreux mois et cette fois-ci, c’est la Saudi Telecom Company (STC) qui est à la manœuvre, entreprise détenue à 64 % par le PIF. En deux temps, la STC a acquis 9,9 % du capital de Telefónica, l’entreprise historique de Télécoms espagnole. Si les Saoudiens se sont arrêtés juste avant 10 %, c’est pour éviter de déclencher une procédure automatique de contrôle de l’État espagnol sur les investissements étrangers...

La STC dispose donc de 4,9 % des actions et d’une participation indirecte à hauteur de 5 % sous forme de titres dérivés pouvant être convertis en actions. De nombreuses voix dans la péninsule ibérique se sont inquiétées d’une prise de contrôle de Telefónica par STC, qui a pourtant indiqué publiquement que ce n’était nullement son intention.

Ces inquiétudes se basent sur l’enjeu de défense, particulièrement en matière de cybersécurité, qu’incarnent les entreprises de télécoms, identifiées même par la Commission européenne comme des entreprises à « dual-use » (civil et militaire), sans compter les objectifs de numérisation de l’économie pour lesquels elles jouent un rôle prépondérant.

Siège de Telefonica, Madrid, février 2023 - Jose Miguel Sanchez - @Shutterstock

Pour protéger ses intérêts, le gouvernement espagnol s’est senti obligé de réagir pour contrer la montée au capital des Saoudiens. Fin juin, l’État espagnol récupérait près de 20 % du capital par le biais de la Sociedad Estatal de Participaciones Industriales (SEPI) et Criteria (branche d’investissement de La Caixa).

La Caixa a ainsi atteint son objectif d'accroître sa présence dans le capital de Telefónica et a doublé son poids pour atteindre 9,99 % des actions. Elle prévoit de porter rapidement sa participation à 10,01 % lorsqu'elle obtiendra l'autorisation d'acquérir des participations indirectes dans certaines filiales de Telefónica, pour devenir de facto le premier actionnaire du groupe. C’est un retour de la participation publique dans Telefónica, 25 ans après avoir cédé ses dernières parts.

« L'opération Telefónica » a pour objectif de protéger son identité espagnole et son autonomie ; elle a donc mobilisé des investissements de près de 3,8 milliards d'euros sous forme d'achats d'actions par l'État et Criteria. Cette réponse politique a été rendue nécessaire par différents sujets polémiques entourant les relations hispano-saoudiennes. Si les ventes d’armes espagnoles au royaume saoudien ont été vivement critiquées, le dernier épisode porte sur des faits avérés de corruption d’universitaires espagnols par le pouvoir saoudien, pour faire monter des universités saoudiennes dans les classements internationaux.

Aujourd’hui, l’État espagnol parvient donc à résister, mais il y a fort à craindre à l’avenir que les difficultés économiques du Vieux continent le déclassent au point de ne plus pouvoir contrer les investissements de l’Arabie Saoudite, dont le développement économique est nettement moins menacé.

Photo d'ouverture : Le ministre saoudien des affaires étrangères, Faisal bin Farhan Al-Saud, arrive au sommet sur la paix en Ukraine dans la luxueuse station balnéaire de Burgenstock, près de Lucerne, en Suisse centrale, le 15 juin 2024. (Photo Ludovic MARIN / AFP)

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