Tandis que le président français propose une énième refondation du projet européiste, la perplexité s’installe à propos de sa volonté d’étendre à l’Union européenne la dissuasion française ; la Pologne, de son côté, voit son rapport à « l’Europe » changer significativement.

publié le 17/05/2024 Par Éric Juillot

Face aux difficultés de son propre camp, et pour sacrifier une nouvelle fois à son Grand Œuvre, Emmanuel Macron s’est à nouveau livré à un solennel exercice de communication sur le thème de « l’Europe », dans le cadre prestigieux de la Sorbonne – où il s’était déjà exprimé en 2017 peu de temps après son arrivée au pouvoir. Deux heures d’un discours-fleuve, dont les médias ont eu quelques difficultés à retenir des éléments saillants.

Sorbonne bis

Dans ce domaine plus que dans les autres, la parole présidentielle a quelque chose de spectaculaire, sa dimension logorrhéique atteignant des sommets pour masquer le vide où elle se déploie. Peut-être devrait-on voir dans ce discours l’archétype de la communication politique post-moderne, où les mots et les postures, la griserie rhétorique et l’enfermement conceptuel placent à distance un réel trop peu compatible avec l’exaltation idéologique.

Quoi qu’il en soit, avant de tenter d’évoquer le contenu de ce discours, il convient de faire le bilan du précédent : sur quoi les grandes annonces du discours de 2017 ont-elles débouché ? La réponse tient en quatre lettres : rien.  Aucun des grands domaines dans lesquels le président a multiplié à l’époque les propositions et les objectifs ambitieux dans l’espoir de « refonder l’Europe » n’a connu de changements notables. Pour ne prendre qu’un exemple caractéristique, « l’armée européenne » évoquée à plusieurs reprises par le chef de l’État a cessé de l’être au bout de quelques années, une fois acquise l’idée de son impossibilité pratique.

Dans le domaine financier, l’UE est toutefois parvenue à élaborer un plan de relance commun aux 27 pour faire face aux conséquences économiques de la crise sanitaire. Si ce plan constitue une réelle avancée, il faut noter que le remboursement des prêts contractés a toute chance d’être supporté par les contribuables français, à rebours de l’engagement présidentiel. Le plan a en outre donné lieu à des arbitrages étranges (l’Italie, par exemple, recevant 200 milliards d’euro de prêts et de subventions, cinq fois plus que la France, sans avoir été davantage touchée qu’elle par les effets de la pandémie, comme s’il fallait désormais acheter son maintien dans l’UE, arroser d’argent la péninsule pour compenser le dramatique affaissement économique et démographique qui a accompagné son ancrage européiste). Enfin, ce plan a permis à la Commission de s’octroyer le pouvoir de surveiller, de menacer et de punir les États, en attente de leur financement : un pas de plus vers une Europe punitive et disciplinaire dont il n’y a pas lieu de se réjouir.

C’est donc sur la base d’un bilan proche du néant que le chef de l’État a prononcé ce discours de la Sorbonne bis. Il l’a fait en dramatisant l’enjeu des élections européennes : « l’Europe est mortelle », a-t-il affirmé solennellement, au risque d’affaiblir sa position. Car cette affirmation est par elle-même de nature à semer le doute quant à la solidité du grand projet européiste. Ces vertus émancipatrices ne devaient-elles pas susciter un enthousiasme universel et un ralliement général ?

Pour conjurer le spectre de son effondrement, Emmanuel Macron a multiplié, comme en 2017, les annonces et les propositions ambitieuses tous azimuts : l’UE, « trop ouverte », doit protéger davantage son économie ; les 27 doivent investir en commun dans les secteurs d’avenir pour assurer la transition écologique ; il faut doubler le budget de l’UE, créer une Union européenne des capitaux et revoir de fond en comble le mandat confié à la BCE ; construire un cadre de défense européen pour permettre enfin l’émergence d’une authentique « Europe-puissance », etc.

De cette liste à donner le tournis, il convient de comprendre trois choses. D’abord, la plupart de ces propositions n’ont pas vocation à se concrétiser, mais à permettre au président français, par leur dimension maximaliste, de se poser à peu de frais en champion de la cause européiste face à ses adversaires politiques, sinon devant l’Histoire. Ensuite, les obstacles concrets à la réalisation de ces projets sont, soit très difficiles, soit impossibles à surmonter : l’accord unanime des 27 est par définition compliqué à obtenir sur des sujets sensibles, et cela condamne l’UE à une extrême lenteur, sinon à la paralysie.

Surtout, ces projets supposeraient de nouveaux transferts de souveraineté qui placeraient un peu plus les États sous tutelle et aliéneraient davantage les peuples à Bruxelles. Si le président français n’ose pas évoquer explicitement la perspective fédéraliste, c’est bien évidemment dans cette direction que tendent ses propositions. Enfin, et c’est là le plus troublant, nombre de celles-ci sont de nature à parler en priorité aux Français bien plus qu’à nos partenaires, car c’est en fait le tableau d’une Europe à la française que dresse le chef de l’État dans son discours – et ce n’est pas le moindre des paradoxes que de voir le plus européiste des présidents faire preuve d’un tel ethnocentrisme dans son rapport à l’UE.

Emmanuel Macron aurait-il été contaminé par les germes du « nationalisme », qu’il pourfend par ailleurs à longueur d’interventions ? « Parler de l’Europe, c’est toujours parler de la France », a-t-il ainsi affirmé dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne, employant une formule dont le sens profond lui a peut-être échappé. Quoiqu’il en soit, une chose est certaine : la francisation du projet européiste à laquelle il procède n’a aucune chance d’être acceptée par les autres États membres en raison de sa nature propre.

Dissuasion nucléaire : de l’ambiguïté à l’illisibilité

Dans son discours, Emmanuel Macron a une nouvelle fois exprimé sa volonté de faire de l’arsenal nucléaire français un pilier de la défense européenne. S’il estime nécessaire « d’ouvrir le débat » à ce sujet, les intentions du chef de l’État manquent à ce stade de clarté et suscitent de nombreuses interrogations.

Concrètement, deux options se présentent. D’une part, la France peut nourrir l’ambition d’accroître sa puissance à l’échelle de l’UE en se faisant le garant ultime de sa sécurité. Il y aurait alors une fenêtre stratégique à exploiter, face à la menace russe et au risque d’un désengagement américain du continent si Donald Trump est réélu cet automne à la Maison Blanche. Mais cette perspective butera assez rapidement sur les réticences de nos partenaires, peu enclins à accepter une telle sujétion. L’idée que 26 États de l’UE dépendraient concrètement du 27e pour ce qu’il en est de leur sécurité à son plus haut niveau n’est guère compatible avec le projet européiste.

Se poserait en outre la question de sa crédibilité. Dans un récent article, à l’étrange tonalité, le général en retraite Vincent Desportes évoque l’aporie stratégique qui résulterait de cette situation : une frappe nucléaire de la France en riposte à l’agression d’un État de l’UE exposerait notre pays à des représailles du même ordre : pour sauver Vilnius, il faudrait sacrifier Lyon ou Marseille. Aucun président français conscient de ses devoirs ne pourrait prendre une telle décision. Ce simple constat suffit à oblitérer cette perspective.

La seconde option, qui pourrait intéresser véritablement nos partenaires, serait celle d’un partage de la dissuasion qui engloberait le pouvoir de décider le déclenchement du feu nucléaire. Vincent Desportes l’appelle bizarrement de ses vœux, tout en expliquant par ailleurs qu’elle sera inconcevable avant longtemps, faute de pouvoir faire émerger à l’échelle de l’UE un pouvoir légitime, accepté par tous les peuples. À ce stade, il est évident qu’une telle rupture, si elle survenait, serait rejetée par l’immense majorité des Français et des classes politiques. Elle exposerait le chef de l’État au risque d’une mise en accusation de haute trahison : le cœur de la souveraineté française ne peut en aucun cas être bradé, quelle qu’en soit la cause.

Le débat qu’appelle de ses vœux le président français n’a donc guère de chances d’aboutir à quelque chose de concret. Il relève pour l’essentiel d’une gesticulation stratégique, aussi brouillonne que l’est, sur un plan plus large, la diplomatie présidentielle.

Ingrate Pologne

Les élections européennes de 2024 sont l’occasion d’un bilan, puisqu’elles se déroulent vingt ans après le plus grand élargissement de l’histoire de l’UE, qui a vu 10 États de l’Europe centrale l’intégrer en 2004. Parmi eux, la Pologne, à laquelle s’intéresse un récent article du Monde. Étrange pays en effet que la Pologne, où le rapport à « l’Europe » ne présente plus aujourd’hui le caractère enthousiaste qui l’animait il y a deux décennies.

Ce glissement, opéré ces dernières années, est a priori peu compatible avec le formidable enrichissement économique qui a suivi l’intégration à l’UE : la Pologne a été le premier bénéficiaire des centaines de milliards d’euros d’argent public et privé liés à cette intégration, elle a profité à plein du mouvement de désindustrialisation de l’Europe de l’Ouest engendré par l’élargissement, de la circulation de la main-d’œuvre rendue possible par le Marché unique, des fonds structurels et autres budgets communautaires destinés à moderniser ses infrastructures et à aménager son territoire. Son PIB est ainsi passé de 49 à 82 % de la moyenne de l’UE, tandis que son salaire minimum a quintuplé.

D’où vient donc l’étrange désillusion qui caractérise aujourd’hui une large fraction de l’électorat polonais au sujet de l’UE ? L’auteur de l’article y voit d’abord une conséquence des huit années où le pays a été dirigé par le PIS, un parti nationaliste et conservateur dont le discours souvent hostile à Bruxelles a contribué à ce nouvel état des choses. Mais l’invocation du pouvoir de nuisance propre au « populisme » relève aussi bien de l’explication superficielle que d’un mépris implicite pour les citoyens ordinaires. Si l’hostilité du PIS à certaines dimensions de l’UE ne fait aucun doute, il ne suffit pourtant pas de l’incriminer pour rendre compte de la situation.

La vraie question est la suivante : pourquoi le PIS a-t-il été à ce point entendu, au point de rester si longtemps au pouvoir, qu’a-t-il dit aux Polonais que beaucoup d’entre eux souhaitaient manifestement entendre ? Par-delà les thèmes agités par le PIS, par-delà son extrême conservatisme et sa conception critiquable du pluralisme en démocratie, un élément majeur a sans doute joué dans sa popularité : la défense de la souveraineté polonaise. Le PIS s’est en effet posé comme un garant sourcilleux de l’indépendance nationale et de la souveraineté du peuple, face aux empiétements de plus en plus évidents de l’UE.

Un tel prisme éclaire le rapport à l’UE des Polonais. Ils n’ont jamais vu leur intégration à l’UE comme une fin en soi, mais comme un moyen pour leur pays d’atteindre deux objectifs essentiels : l’ancrage à l’Ouest après des décennies d’ancrage forcé à l’Est, et le développement économique. Ces deux objectifs obtenus, il ne faut pas attendre de ce pays qu’il se place en pointe du combat pour l’approfondissement de l’UE. Varsovie entend tirer le profit maximum de son appartenance à l’UE tout en oblitérant le moins possible sa souveraineté dans les domaines essentiels : l’économie (refus de l’euro), la géopolitique (explosion du budget militaire et rapprochement avec les États-Unis), ou l’immigration (refus de l’accueil de migrants).

Si aujourd’hui, une nette majorité de Polonais considère que l’appartenance à l’UE a plus d’avantages que d’inconvénients, c’est sur la base d’un calcul lucide, qui aboutirait sans doute au résultat inverse si la Pologne n’était pas un énorme bénéficiaire net du budget communautaire. Les Polonais sont pro-européens dans la mesure où cela sert leur pays, et cette manière de voir, majoritaire, a de quoi semer la suspicion et alimenter les procès en ingratitude dans les classes dirigeantes de l’Europe de l’Ouest, où « l’Europe » est de longue date une fin en soi à laquelle il est concevable de sacrifier l’intérêt ou la souveraineté de la nation.

Pas plus qu’ils n’acceptaient la « souveraineté limitée » à la Brejnev pendant la Guerre froide, les Polonais n’accepteraient aujourd’hui de perdre la possibilité de décider librement de leur destin national face à une technocratie bruxelloise soucieuse d’étendre ses prérogatives.

De cette réalité incontournable, fruit d’une histoire séculaire tourmentée, Ursula von der Leyen n’avait sans doute pas conscience lorsqu’elle a engagé le bras de fer avec le précédent gouvernement polonais, multipliant les menaces et le chantage financiers au nom de « l’État de droit ». Beaucoup de Polonais ont pu y voir une attitude vexatoire et humiliante, rendue possible par la dépendance financière de leur pays. Ceux qui avaient de l’UE une vision idéaliste et émancipatrice, s’il y en avait, auront sans doute à cette occasion dessillé le regard qu’ils portaient sur Bruxelles. Au titre de la montée du « populisme », l’action de la Commission mériterait donc de figurer aux côtés de celle du PIS.

Photo d'ouverture : Emmanuel Macron prononce un discours sur l'Europe devant le slogan « Une Europe puissante » dans un amphithéâtre de l'université de la Sorbonne à Paris, le 25 avril 2024. (Photo Christophe PETIT TESSON / POOL / AFP)