Malgré les impasses de l'Union Européenne, le projet d'Europe fédérale reste toujours d'actualité. Dans cette dernière partie de l'entretien inédit réalisé par Olivier Berruyer en 2012, Marie-France Garaud nous offre son point de vue sur le projet de Fédération européenne.
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Née en 1934, Marie-France est une avocate française. Elle a été conseillère politique de George Pompidou à l’Élysée (1969-1974), puis de Jacques Chirac (1974-1979), conseillère à la Cour des comptes et Députée au Parlement européen (1999-2004).
Olivier Berruyer (Élucid) : Il existe une pression forte des gouvernements pour une « Europe Fédérale ». Qu’en pensez-vous ?
Marie-France Garaud : Le rêve européen a, pour l’Europe chrétienne, une histoire déjà longue. Victor Hugo en évoquait l’idée, Napoléon pensait la dessiner sur les champs de bataille, mais pour l’un comme pour l’autre, la capitale de l’Europe ne pouvait être que Paris. Nous n’en sommes plus tout à fait là et la capitale de fait se situe déjà nettement plus à l’Est. Berlin n’est pas au centre de l’Allemagne, mais la capitale allemande est au centre de l’Europe.
Idéologiquement, l’idée d’une Europe politique dans laquelle s’épanouiraient la paix et la fraternité trouve ses sources dans deux courants de pensée très différents, mais conduisant tous les deux au dépérissement de l’État : la Démocratie chrétienne et l’Internationalisme socialiste.
Le plus construit est sans doute celui de la Démocratie chrétienne, inspiré au XIXe siècle par Lamennais, mais resté strictement religieux et philosophique jusqu’au début du XXe siècle. Alors la Démocratie chrétienne, issue du « Sillon » mouvement dirigé par Marc Sangnier, est entrée en politique — pensez qu’il a compté jusqu’à 500 000 membres !
Après la Première Guerre mondiale, le pape Benoit XV entreprit en effet de rapprocher les chrétiens européens séparés par la guerre. Un parti démocrate-chrétien vit le jour en France en 1924 avec Robert Schuman et développa ses liens avec ses homologues allemand — Konrad Adenauer — et italien — Alcide de Gasperi. La montée en puissance de la démocratie chrétienne allait dès lors profondément modifier l’équilibre politique, car entre « Dieu et la liberté », il n’y a plus guère de place pour l’État et, par voie de conséquence, celui-ci perd ainsi sa primauté au profit de la personne humaine.
« Le rêve européen trouve ainsi son origine, par le délitement de la volonté nationale, dans une pensée essentiellement morale et par l’effacement de l’État. »
O. Berruyer : Quelles en sont les conséquences ?
M-F. Garaud : La conséquence est que l’État abandonne son rôle de fondateur pour celui de simple régulateur, de bien moindre importance. Pire, en privilégiant dans la République la personne dans sa singularité par rapport à la Nation souveraine, la pensée religieuse désagrège nécessairement le politique : si la personne humaine peut en effet régir des droits moraux ou civiques, elle ne peut évidemment pas — sauf si elle est « sacrée » comme roi ou empereur — engendrer des droits politiques. L’État dépérit alors dans une fonction qui n’est pas la sienne, et la sienne n’est plus exercée par personne.
Nécessité faisant loi, Il fallut donc trouver, pour pallier cette carence, une autre source de droits politiques. Ce fut tout naturellement l’Europe avec laquelle Rome partage d’ailleurs une mémoire millénaire.
Le rêve européen trouve ainsi son origine, par le délitement de la volonté nationale, dans une pensée essentiellement morale et par la quête, plus ou moins consciente d’un cadre plus vaste corrélatif à l’effacement de l’État, d’un ensemble dans lequel la puissance du nombre et la nostalgie d’une chrétienté protectrice pallieraient la faiblesse de la volonté nationale. « L’État se meurt ? Vive l’Europe ! »
Et pour l’internationalisme socialiste ?
De son côté, si l’on ose dire, la vocation internationale du socialisme ne peut évidemment s’accomplir dans le cadre limité de l’État. D’où une vocation internationale quasi substantielle. Là aussi surgit un rêve permettant de saluer l’avenir et de clamer « L’État s’efface, vive l’Europe ! ». François Mitterrand avait apparemment trouvé dans l’idée de la « Maison commune européenne » évoquée par Gorbatchev le cadre possible d’un nouveau rapprochement entre un internationalisme socialiste et un marxisme débarrassé des scories staliniennes. C’était une sorte de retour à l’idéologie d’avant le Congrès de Tours et le projet lui plaisait, mais il disparut dans l’accélération de l’histoire voulue par le Chancelier allemand. La réunification allemande était déjà en route, irrésistible.
« Tout sépare depuis deux mille ans les peuples de l’Europe. Une entente et une coopération étaient sans doute possibles et souhaitables, mais une intégration au forceps ne l’était certainement pas. »
Pouvez-vous expliquer en quoi l’idée de créer en quelques années un État fédéral européen est utopique ?
Précisément, cette idée n’a pas cessé d’être brandie. Il est pourtant évident que sa réalisation paraît d’autant plus aléatoire que l’Histoire du centre de l’Europe, n’est guère encourageante, faite depuis des siècles de bruit et de fureur entre des peuples d’origines et de caractères différents, sur des territoires d’une grande diversité dont l’histoire politique et religieuse souvent rude a marqué fortement les hommes. C’est pourquoi il n’y a pas de peuple européen — comme l’a souligné la Cour constitutionnelle allemande.
Sans doute les Francs arrivés avec Clovis très tôt dans l’hexagone en vainqueurs puis établis définitivement après le Traité de Verdun, y furent dès ce moment installés. Et Philippe le Bel pouvait se dire, dès le treizième siècle « Empereur en son Royaume », dans une souveraineté incontestée. De la force de la géographie…
En revanche, il n’en a jamais été ainsi au centre de l’Europe, là où l’histoire des peuples de l’Empire romain germanique s’est faite dans les rivalités entre les innombrables royaumes et principautés face à la Papauté. Là où, en 1517, l’irruption de Luther placardant sur la porte d’une église de Wittemberg un texte de sa plume sur des questions théologiques, mais visant indirectement le Pape, déclencha une fracture encore ouverte de nos jours. Là enfin ou les trois Reich qui ont ponctué deux millénaires se sont successivement effondrés.
Tout sépare depuis deux mille ans les peuples de l’Europe. Une entente et une coopération étaient sans doute possibles et souhaitables, mais une intégration au forceps ne l’était certainement pas.
Cette unification de pays trop différent serait donc impossible ?
Nous avons déjà essayé l’unification, pendant cinq siècles, avec l’Empire romain germanique. Ça s’est terminé dans un désordre absolument total dont l’Allemagne a réussi à s’extirper avec Bismarck, non sans douleur. L’idée selon laquelle on pourrait appliquer à l’Europe le système politique des États-Unis est totalement primaire. Les États-Unis ont été peuplés par des immigrés, les populations autochtones ont d’ailleurs été à peu près intégralement exterminées, l’espace a été réparti en carrés, les propriétaires se sont mis dedans et on a dit : « C’est un État fédéral ! ».
En Europe, il y a mille ans d’Histoire faite de guerres, de cultures et de civilisations différentes, de richesses incroyablement diverses, mais essentiellement conflictuelles. La géographie et l’histoire déterminent le politique en grande partie. « Plaquer » le système des États-Unis en Europe est absolument illusoire. Je sais que c’est un rêve, ou du moins un rêve affiché, mais je me demande si quelqu’un y croit vraiment.
Je voyais l’autre jour un article dans lequel on disait : « L’Europe de la culture a tué la culture européenne ». C’est vrai. Au milieu des guerres, les peintres, les philosophes, les hommes de lettres se promenaient dans l’Europe ; ils allaient en Europe centrale, en Italie, dans les États du nord ou en France. Il y avait une richesse incroyable, diverse, à la fois intellectuelle et politique. La diversité est une des richesses de l’Europe qu’il ne faut pas détruire dans un fédéralisme rigoureux.
De surcroît, c’est impossible : le poids de l’histoire et des différences d’origines sont trop forts. Il ne faut tout de même pas oublier que l’Europe a été le théâtre de tellement d’invasions, de révolutions, que ça laisse une trace. Les Russes se souviennent encore des chevaliers teutoniques, et l’Italie, des partages qu’elle a subis après le partage de Charlemagne.
Cela dit, il est tout à fait souhaitable qu’en Europe on essaie de construire un avenir commun. C’est difficile justement en raison des bouleversements du monde, dans une situation totalement perturbée par la montée en puissance des pays dits « émergents ». Ces pays avaient quand même émergé trois ou quatre mille ans avant nous. C’est en cela que l’Europe — la construction européenne — est intéressante, ça en donne l’objet et aussi les limites. Cette construction ne doit pas passer par une standardisation. La monnaie « commune » aurait mieux convenu — c’est d’ailleurs ce qui avait été prévu — à l’Europe que la monnaie unique, monnaie qui rigidifie des dépendances et des interdépendances qui ne sont pas tenables, et qui ne seront pas tenues.
L’utopie fédéraliste est pourtant très étendue dans les partis politiques.
C’est difficilement compréhensible, sauf à penser que les partis politiques ont naturellement tendance à croire aux miracles — cette vision de l’Europe semble en effet messianique.
« Un État fort absorbe les étrangers, il les souhaite et ils le renforcent. Mais, en revanche, quand il est faible, il les rejette parce qu’ils l’affaiblissent, car la confrontation lui est insupportable. On se renforce de la force des autres quand on a le sentiment d’être au moins aussi fort qu’eux. »
La réalité montre pourtant régulièrement que les miracles sont très rares…
Nous voyons en effet surgir en Europe, au même moment, des tendances à la désagrégation des territoires, comme en Catalogne, en Italie du Nord, dans les Flandres, même en Écosse, qui avait oublié pendant un siècle et demi qu’elle voulait être indépendante. Tout ceci revient.
Deuxièmement, on assiste aussi à une augmentation du refus de l’étranger. Hannah Arendt a parfaitement théorisé ce phénomène : un État fort absorbe les étrangers, il les souhaite et ils le renforcent. Mais, en revanche, quand il est faible, il les rejette parce qu’ils l’affaiblissent, car la confrontation lui est insupportable. On se renforce de la force des autres quand on a le sentiment d’être au moins aussi fort qu’eux.
Et troisièmement on voit se développer tous les jours un mouvement profond de désagrégation sociale. Et, il faut bien le constater, il y a là un phénomène de contagion venant des États-Unis.
Pourquoi un tel choix a-t-il alors été fait lors de la création de la Communauté européenne ?
Ce choix qui a été fait n’était pas innocent : l’Allemagne est sortie du néant en 1949 pour la bonne raison que les Américains avaient décidé, dès avant la fin de la guerre, l’organisation d’une vaste Zone à l’ouest du continent, une fédération « économique et stable », mais surtout pas politique.
Rien ne pouvait mieux convenir aux Allemands qui retrouvaient leurs espaces et un jeu ouvert : « L’Alliance avec la France lui ayant fourni la base nécessaire pour jouer un rôle régional décisif, l’Allemagne pouvait enfin s’affirmer au sein de sa propre sphère d’intérêts ».
Dans quelques années, ayant assuré leur autorité sur l’Europe, ses peuples seront peut-être amenés à se mesurer à d’autres. Nous, Français, sommes-nous condamnés à subir ?
Cela s’appellerait une décadence.
Si de jeunes étudiants lisaient cette interview, quel message souhaiteriez-vous leur faire passer ?
J’en donnerais deux qui me semblent très importants : apprendre l’Histoire et ne jamais transiger sur l’Honneur. Pour le reste, afin d’être prêt aux bouleversements majeurs qui vont inévitablement se produire — avec 3 milliards d’êtres humains en plus dans 30 ans ! —, il faudra des hommes et des femmes solidement structurés et ayant beaucoup de courage.
Propos recueillis par Olivier Berruyer le 1er mars 2012
Photo d'ouverture - Melinda Naguy - @Shutterstock
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