« L'Occident nihiliste a perdu tout sens des réalités » - Michael Brenner

L'Occident semble engagé sur la voie du suicide collectif : suicide moral à Gaza, suicide diplomatique au Moyen-Orient et dans toute l'Eurasie, suicide économique avec un système financier basé sur le dollar et une Europe désindustrialisée. Le tableau n'est pas bien joli à voir et curieusement, cette autodestruction se déclenche alors qu'aucun traumatisme majeur ne s'est produit.

Article Politique
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publié le 26/03/2024 Par Michael Brenner
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Les dirigeants occidentaux vivent deux événements fracassants : la défaite en Ukraine et le génocide en Palestine. Le premier est humiliant, l'autre fait honte. Pourtant, ils ne ressentent ni humiliation ni honte. Leurs actes montrent de façon éclatante que ces sentiments leur sont étrangers et qu'ils sont incapables de franchir les limites bien ancrées du dogme, de l'arrogance et des insécurités endémiques. Ces dernières sont à la fois personnelles et politiques.

C'est là que réside l'énigme. En effet, l'Occident s'est engagé sur la voie d'un suicide collectif. Suicide moral à Gaza, suicide diplomatique – les fondations posées en Europe, au Moyen-Orient et dans toute l'Eurasie, et suicide économique – le système financier mondial basé sur le dollar est en péril, l'Europe se désindustrialise. Le tableau n'est pas bien joli à voir. Fait étonnant, cette autodestruction se déclenche alors qu'aucun traumatisme majeur – externe ou interne – ne s'est produit. C'est là que réside une autre énigme connexe.

Certains indices de ces anomalies sont fournis dans les récentes réactions des Occidentaux, lorsque la détérioration des conditions resserre l'étau – sur les émotions, sur les politiques en vigueur, sur les préoccupations politiques intérieures, et sur les egos démesurés des gouvernants. Ces réactions entrent dans la catégorie des comportements de panique. Au fond, ils ont peur, ils sont effrayés et nerveux.

Que ce soit Biden et consorts à Washington, Macron, Schulz, Sunak, Stoltenberg ou von der Leyen, aucun n'a le courage de ses convictions ni le courage de regarder la réalité en face. La vérité brutale est qu'ils ont réussi à se placer eux-mêmes, et leurs pays, dans un dilemme dont ils ne peuvent sortir qu'en se conformant aux intérêts et à l'engagement émotionnel qu'ils les ont définis. C'est pourquoi nous observons toute une série de réactions qui sont irresponsables, grotesques et dangereuses.

Des incapables

La première pièce à conviction est le plan proposé par le président français Emmanuel Macron, qui consiste à poster en Ukraine des militaires des pays membres de l'OTAN afin de servir de cordon de sécurité. Disposés autour de Kharkov, Odessa et Kiev, ils sont censés dissuader les forces russes d'avancer vers ces villes par crainte de tuer des soldats occidentaux, risquant ainsi une confrontation directe avec l'Alliance. Il s'agit d'une idée très douteuse qui échappe à toute logique et qui défie toute expérience, tout en provoquant le destin.

La France a depuis longtemps déployé des membres de ses forces armées en Ukraine, où ils programmaient et utilisaient des équipements sophistiqués, en particulier les missiles de croisière SCALP. Il y a quelques mois, des dizaines de personnes ont été tuées par une frappe de représailles russe qui a détruit leur base. Paris a crié au « crime sacré » devant le comportement déloyal de Moscou, qui ripostait à ceux qui l'attaquaient. Il s'agissait de représailles pour la participation française au bombardement meurtrier de la ville russe de Belgorod.

Pourquoi alors faudrait-il s'attendre à ce que le Kremlin abandonne une campagne coûteuse mettant en jeu ce qu'il considère comme des intérêts nationaux vitaux, dès lors que des troupes occidentales en uniforme seraient déployées en ligne de défense autour des villes ? Peut-on sérieusement croire qu'ils seraient alors contraints à la passivité, intimidés par d'élégants uniformes réunis sous des bannières surdimensionnées arborant le slogan : « Ne plaisantez pas avec l'OTAN » ?

De plus, il y a déjà des milliers d'Occidentaux qui agissent en renfort des forces armées ukrainiennes. Environ 4 à 5 000 Américains remplissent des fonctions opérationnelles essentielles. Pour la majorité d'entre eux, cette présence en Ukraine précède même de plusieurs années le début des hostilités, il y a deux ans. Ce contingent a été renforcé par un groupe supplémentaire de 1 700 personnes l'été dernier. Il s'agissait d'un corps d'experts en logistique dont la mission était de rechercher et d'éradiquer la corruption dans le marché noir de fournitures volées.

Le personnel du Pentagone est présent au sein de l'armée ukrainienne, qu'il s'agisse des unités de planification du quartier général, des conseillers sur le terrain, des techniciens ou des forces spéciales. Il est communément admis que ce sont les Américains eux-mêmes qui ont utilisé l'artillerie sophistiquée à longue portée HIMARS et les batteries de défense antiaérienne Patriot. Cela signifie que des membres de l'armée américaine ont visé – et peut-être appuyé sur la gâchette – avec des armes qui tuent des Russes.

En outre, la CIA a mis en place un système massif et polyvalent capable de mener un large éventail d'activités de renseignement et d'opérations, de manière indépendante tout comme en collaboration avec le FSB ukrainien. Cela inclut le renseignement tactique au jour le jour. En revanche, nous ne savons pas si la CIA a joué un rôle dans la campagne d'assassinats ciblés sur le territoire russe.

La Grande-Bretagne a également joué un rôle essentiel. Son personnel spécialisé a utilisé les missiles Storm Shadow (équivalent du SCALP français) contre la Crimée et d'autres pays. De même, le MI-6 a joué un rôle de premier plan dans la conception des multiples attaques contre le pont de Kerch et d'autres infrastructures critiques. Le principal enseignement à tirer de ce tour d'horizon est que le positionnement de troupes européennes sur des sites clés en tant qu'otages humains n'est pas très original. Leur présence n'a pas dissuadé la Russie de les attaquer sur le terrain ou, comme dans le cas français, de les traquer jusque dans leurs résidences.

Des idiots

La deuxième pièce à conviction est le largage par les Américains d'un chargement dérisoire d'aide humanitaire dans la mer au large de Gaza. Cette action bizarre relève à la fois de l'absurde et du grotesque. Les États-Unis sont les principaux complices des destructions israéliennes à Gaza. Leurs armes ont tué 30 000 Gazaouis, en ont blessé 70 000 et ont dévasté la majeure partie des hôpitaux. Washington a activement bloqué toute tentative sérieuse d'aide de l'UNWRA en retenant les fonds nécessaires au financement de ses opérations, tout en restant silencieux alors qu'Israël bloque les points d'entrée depuis l'Égypte et massacre les habitants qui attendent l'arrivée d'un convoi de nourriture.

En outre, Washington a opposé son veto à toutes les tentatives visant à mettre fin au carnage par le biais de résolutions de cessez-le-feu du Conseil de sécurité des Nations unies. Cette absurdité consistant à parachuter des palettes depuis la soute d'un avion ne fait que souligner l'indifférence des Américains pour la vie des Palestiniens, leur mépris de l'opinion mondiale et leur soumission éhontée aux diktats d'Israël.

Sans foi ni loi

La troisième preuve est fournie par Rishi (Sage), Sunak, Premier ministre du Royaume-Uni. Ardent défenseur d'Israël, il n'a cessé de critiquer les rassemblements pour la paix organisés pour dénoncer l'agression contre les habitants de Gaza, manifestations qu'il considère comme des obstacles à un cessez-le-feu à long terme et à un règlement politique. En cela, il perpétue la longue tradition de loyauté britannique à l'égard de son suzerain américain. Récemment, il a intensifié ses attaques en assimilant les manifestants à des outils du Hamas infiltrés par des terroristes – des terroristes qui représentent une menace pour l'unité du pays. Il les a qualifiés de « gouvernement par l'émeute », et en voit la preuve dans la victoire électorale du député marginal George Galloway, qui a écrasé les conservateurs (et les travaillistes) lors d'une élection partielle.

Rien ne prouve, bien sûr, qu'un demi-million de citoyens pacifiques sont un cheval de Troie pour les djihadistes salafistes. Ce mépris fait partie intégrante de l'attitude arrogante de la haute société anglaise, qui dans ces cercles exaltés, peut même contaminer un arriviste dont les origines remonteraient au Raj indien. Cela se traduit par de la condescendance envers les classes inférieures et par des directives quant aux limites d'un comportement acceptable. Cette attitude s'accompagne souvent de petites réflexions désobligeantes vis-à-vis des groupes ou des nationalités qui ne s'y conforment pas.

Le fait que Sunak lui-même n'hésite pas à lancer des accusations acerbes – même si elles sont insidieuses – à l'encontre des musulmans démontre la pérennité des préjugés culturels ainsi que la perméabilité historique de la classe supérieure anglaise à l'égard de ceux qui ont de l'argent ou un certain prestige. C'est peut-être cela le « progrès social » après tout...

Ce qui est particulièrement dangereux avec la démagogie indigne de Sunak, ce n'est pas son effet amplificateur sur la culpabilité de l'Occident dans le conflit palestinien. Les protagonistes régionaux, ainsi que le reste du monde, s'amusent des grandes envolées rhétoriques de la Grande-Bretagne en sachant que cette dernière n'est rien de plus que le valet des États-Unis. C'est en revanche le fait qu'elle ouvre une brèche dans les principes de liberté d'expression et de rassemblement du pays. En effet, la démagogie du Premier ministre britannique revient presque à dire que tout désaccord public avec la politique du gouvernement de Sa Majesté équivaut à une trahison.

Et pathétiques

En ce qui concerne le nettoyage ethnique brutal qui frappe les Palestiniens, il est juste de dire que la complicité des gouvernements occidentaux, par le biais de l'envoi d'armes et du soutien inconditionnel aux exactions atroces d'Israël, constitue un comportement pathétique. Il est cependant futile de pointer du doigt des éléments individuels au sein de certains gouvernements. C'est l'épisode tout entier qui est grotesque. C'est ainsi qu'il est perçu par la quasi-totalité du monde en dehors de la « communauté internationale » occidentale. Cela représente environ les deux tiers de l'humanité.

Pourtant, les élites politiques de nos nations semblent indifférentes et/ou dédaigneuses face à ce jugement. Il leur importe peu d'être considérées par les « autres » comme inhumains, hypocrites et racistes. Dans bien des endroits, ces vives réactions sont renforcées par les souvenirs traumatisants de la façon dont ils ont été soumis, piétinés et exploités au cours des siècles par des gens qui leur ont enseigné la supériorité des valeurs occidentales – tout comme ils continuent de le faire aujourd'hui.

Certaines de ces initiatives représentent manifestement un danger pour le futur, celui d'une guerre de plus en plus généralisée en Europe. Jens Stoltenberg, le belliqueux secrétaire général de l'OTAN, a audacieusement déclaré, il y a quelques semaines, que les alliés occidentaux devraient donner le feu vert à l'Ukraine pour qu'elle utilise les missiles de croisière qu'elle a acquis pour attaquer des cibles directement sur le territoire russe. Parmi ces armes, on trouve le Storm Shadow, le Scalp, les Tauras à longue portée que l'Allemagne pourrait bientôt envoyer, et du matériel similaire qui sera fourni par les États-Unis (peut-être lancé à partir des F-16 qui arrivent déjà).

D'autres dirigeants occidentaux ont évoqué la possibilité d'une intervention aussi radicale et les factions les plus intransigeantes de Washington y sont favorables. Poutine a prévenu qu'une telle escalade de la part de l'Occident – comme dans le cas du déploiement hypothétique de troupes de l'OTAN en Ukraine – provoquerait une réponse militaire de la part de Moscou. Il est évident que les hostilités qui s'ensuivraient risqueraient d'échapper à tout contrôle et d'atteindre le seuil nucléaire.

Prises dans leur ensemble, les actions des dirigeants occidentaux – soutenus par les élites politiques de leurs nations – sont révélatrices d'un modèle de comportement qui a perdu tout sens des réalités. Elles découlent de dogmes non étayés par des faits objectifs. Tout logiquement, elles se contredisent, elles sont imperméables aux événements qui modifient le paysage et radicalement déséquilibrées dans la pondération des avantages/coûts/risques et des chances de succès.

Comment expliquer cette « irrationalité » ? Il existe des conditions générales qui permettent ou encouragent cette dérive par rapport à un raisonnement sain. Il s'agit notamment des tendances socioculturelles nihilistes de nos sociétés postmodernes contemporaines, de leur propension à l'hystérie collective et aux réactions émotionnelles excessives face à des événements qui dérangent – le 11 septembre, le terrorisme islamique, la fable de l'ingérence russe dans l'élection présidentielle de 2016, entre autres domaines politiques, mais aussi tout ce qui a trait au menaçant dragon chinois, les prédictions effrayantes d'une guerre inévitable avec la RPC, les affirmations farfelues selon lesquelles Poutine prévoit de lancer une campagne tous azimuts de conquête de l'Europe jusqu'à la Manche.

Dans les deux derniers cas, ces allégations sont alimentées par des angoisses latentes, c'est-à-dire l'effroi, engendré par les épisodes antérieurs de psychopathologie de masse. Ces allégations, qui sont en fait de pures fictions, ont fait leur chemin auprès des hauts responsables militaires, des chefs de gouvernement et des « intellectuels » de la pensée stratégique.

Revenons aux ingrédients de la panique. Nous avons noté l'effroi – à la fois de l'identifiable et de l'inconnu – et les sentiments d'insécurité de nos subconscients. Ces sentiments découlent d'une matrice de changements dans l'environnement mondial des sociétés occidentales qui nous désorientent. Ils se développent à leur tour en fonction du caractère imprévisible de l'évolution de la situation intérieure. Les conséquences en sont doubles : l'étouffement de tout vrai débat rationnel sur des politiques douteuses – laissant les postulats et les objectifs non-vérifiés – et la possibilité pour des personnes ou des factions déterminées de poursuivre l'objectif audacieux de remodeler l'espace géopolitique mondial en fonction des spécifications hégémoniques américaines.

Pour ce faire, nos dirigeants manipulent et exploitent les facteurs de distorsion émotionnelle et de conformisme politique. L'exemple le plus frappant est celui des soi-disant « néo-cons » à Washington (qui comptent Joe Biden parmi leurs compagnons d'armes), qui ont créé un réseau de fidèles partageant les mêmes idées à Londres, Paris, Berlin et Bruxelles.

Qu'en est-il de l'énigme que nous avons relevée, quant à l'absence quasi totale de tout sentiment de culpabilité ou de honte – en particulier au sujet de Gaza, ou du fait d'être humilié aux yeux du monde ? Dans ce contexte nihiliste, les questions de conscience n'ont pas à se poser. En effet, le rejet implicite des normes, des règles et des lois libère le moi individuel et lui permet de faire ce que ses impulsions, ses idées ou ses intérêts égoïstes l'incitent à faire. Le surmoi étant dissous, l'individu ne se sent plus tenu de se mesurer à une norme extérieure ou abstraite. Et les tendances narcissiques s'épanouissent.

Une psychologie de ce type dispense de l'obligation d'éprouver de la honte. Celle-ci ne peut exister que si nous faisons subjectivement partie d'un groupe social dans lequel le statut personnel et le sentiment de valeur dépendent de la façon dont les autres nous perçoivent et s'ils nous respectent. En l'absence d'une telle identité communautaire, avec la sensibilité à l'opinion qu'elle implique, la honte ne peut exister que sous la forme perverse du regret de n'avoir pu satisfaire le besoin exigeant et dévorant d'autosatisfaction. Cela vaut pour les nations comme pour leurs dirigeants.

*

Professeur émérite d'affaires internationales à l'Université de Pittsburgh et membre du Center for Transatlantic Relations à SAIS/Johns Hopkins. Michael Brenner a été directeur du programme de relations internationales et d'études mondiales à l'université du Texas. Il a également travaillé au Foreign Service Institute, au ministère américain de la Défense et à Westinghouse. Il est l'auteur de nombreux livres et articles portant sur la politique étrangère américaine, la théorie des relations internationales, l'économie politique internationale et la sécurité nationale.

Texte traduit et reproduit avec l'autorisation de Scheerpost.
Source : Scheerpost — 08/03/2024

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