Tandis que la nouvelle Commission européenne se dote bizarrement d’un poste à la Défense, le Conseil d’État plaide en faveur de la souveraineté nationale contre les empiétements de Bruxelles. Parallèlement, l’espace Schengen est frontalement remis en cause au moment même où, sur un autre plan, le rapport Draghi s'illustre comme un aveu d’échec pour l’Union européenne.

La Commission européenne comprend désormais un commissaire à la Défense. Ainsi en a décidé Ursula von der Leyen sur un mode discrétionnaire, après avoir été reconduite pour un deuxième mandat.
Un commissaire à la Défense au mépris du droit
Une telle nouveauté a quelque chose de spectaculaire, non pas dans sa portée concrète, mais dans ce qu’elle permet de comprendre de la dynamique propre à la construction européenne. En se dotant d’un poste spécifiquement dédié aux questions de Défense, la Commission tente de s’approprier des compétences dans un domaine qui constitue le cœur de la souveraineté des États, un domaine dans lequel l’Union européenne était jusqu’à présent à peu près inexistante.
Ce changement interpelle donc d’abord à ce titre : il témoigne de la volonté des organes communautaires d’accroître toujours davantage leur pouvoir pour peser toujours plus sur des États dont on espère secrètement qu’à terme, dans une optique fédéraliste, ils se trouveront réduits à la sujétion sans même y avoir pris garde. Ce fédéralisme rampant est consubstantiel à la construction européenne. Outre que sa visée ultime – la dépossession souveraine des peuples – est inacceptable, il a ceci de repoussant qu’il progresse en catimini, par discrètes modifications institutionnelles, sans que les peuples concernés soient en mesure d’exprimer leur volonté à ce sujet.
Il faut dire que leur réponse est connue : aucun peuple ne souhaitant son suicide politique – quelle que soit la grande cause censée le motiver –, il est exclu d’obtenir leur accord explicite vers le fédéralisme. Puisque la voie référendaire est impraticable, puisque celle de la modification des traités l’est tout autant, il ne reste plus aux instances bruxelloises que le grignotage de fait.
Mais en agissant de cette manière, la Commission commet un abus de droit, étendant le champ de ses prérogatives au-delà de ce qui est prévu dans les traités, dépassant même la logique du « coup d’État de droit permanent » dénoncé par Arnaud Montebourg et Marcel Gauchet, et au prix d’une grande incohérence. Car la commission, en tant que « gardienne des traités », devrait être absolument sourcilleuse dans son respect du droit. Elle devrait l’être plus encore depuis qu’elle s’est fait reconnaître le pouvoir de sanctionner financièrement les États qui ne respectent pas « l’État de droit », c’est-à-dire fondamentalement les peuples qui ont eu le tort de mal voter lorsqu’ils ont élu leur dirigeant.
L’extension du champ des compétences de la Commission au domaine de la Défense constitue donc un acte de fait, extra-juridique, qui en dit long sur le rapport au droit des instances communautaires : sacralisé lorsqu’il leur permet de s’imposer, piétiné lorsqu’il se dresse face à elles.
Ce commissaire à la Défense a toute chance cependant de ne servir à rien. Ne disposant d’aucun pouvoir décisionnel, tout au plus œuvrera-t-il à un modeste niveau, au rapprochement des points de vue, à la mise en cohérence des discours et des politiques nationales dans le sens d’un intérêt européen dont l’existence même est incertaine. Avec ce nouveau poste, l’UE aggrave en fait le bazar institutionnel qui la caractérise et qui la rend illisible aux citoyens ordinaires. Il n’est pas certain qu’elle y gagne à terme, sauf à se payer durablement de mots et de simulacres.
Rapport du Conseil d’État sur la souveraineté : l’UE identifiée comme un problème
Les juges du Conseil d’État ne sont pas payés pour être des éléments subversifs ou révolutionnaires, c’est un fait. Cependant, dans le cadre de leur longue étude sur la souveraineté, récemment publiée, il faut constater qu’à défaut de radicalité, le Conseil opère dans ses raisonnements et propositions quelques glissements successifs révélateurs du changement d’époque en cours. C’est le cas dans la section consacrée à l’Union européenne, intitulée : « Mieux articuler la souveraineté et l’appartenance à l’Union européenne ».
Les juges en appellent par exemple à un respect plus strict du principe de subsidiarité face aux empiétements réguliers des institutions bruxelloises. Il s’agit d’un retournement significatif. Ce principe, selon lequel une compétence doit être exercée par l’échelon de pouvoir le plus susceptible de se montrer efficace, a été surexploité depuis trente ans par la rhétorique européiste pour justifier l’abaissement de l’État et la réduction de ses prérogatives au profit de l’UE.
Le Conseil d’État estime aujourd’hui qu’il faut, à l’inverse, défendre avec plus de fermeté lesdites prérogatives en appelant, à propos des traités, à ce que « la lettre de leurs stipulations soit respectée, en particulier lorsqu’elle pose des limites à la compétence de l’Union ou de ses institutions ». Une telle prose relevait de l’impensable il y a quelques années encore. Elle témoigne de l’épuisement de l’européisme, aujourd’hui mis en cause par son excès et son impasse jusque dans les cénacles qui l’ont historiquement porté.
La suite du propos confirme ce retournement. Le Conseil souhaite en effet une plus grande vigilance des négociateurs nationaux dans l’élaboration des textes européens, insistant sur leur nécessaire anticipation des difficultés que peut causer à terme chacun de ces textes au moment de leur transposition en droit français. Il estime même nécessaire de multiplier des « clauses boucliers », garantes des particularismes nationaux, lors des négociations.
Plus fortement, il enjoint les responsables politiques à œuvrer à une neutralisation de la capacité de nuisance de la CJUE dans l’exercice de la souveraineté, rappelant une vérité fondamentale que les tenants de « l’Europe » s’acharnent à nier depuis toujours :
« La Cour a tendance à développer une jurisprudence qui envisage les limites posées par les traités à la compétence de l’Union et de ses institutions comme des exceptions classiques qui doivent, comme telles, être interprétées de manière restrictive, ce qui peut être discuté puisque, au contraire, ce sont les compétences de l’Union qui sont des exceptions par rapport à la compétence générale des États membres. »
Ce rappel est salutaire. Quand on sait l’importance centrale du Droit dans la construction européenne, de la science juridique comme vecteur de l’affirmation des institutions de l’UE face aux États, on conçoit qu’il y a dans ce rappel une limite claire pour le projet européiste, le droit lui-même devant in fine borner étroitement son ambition.
Dernier exemple de ce glissement : le Conseil, après avoir rappelé « la réussite remarquable des Européens dans le domaine aéronautique grâce au succès d’Airbus », plaide en faveur de la coopération intergouvernementale, présentée comme un moyen d’aboutir à des réalisations concrètes souvent « plus pertinentes » que la « méthode communautaire ». Il faut voir dans cet éloge aussi bien un appel au pragmatisme qu’une réhabilitation de l’intérêt national, longtemps vilipendé comme le vestige honteux d’un temps révolu.
En somme, le Conseil d’État s’autorise à rappeler ce que tout le monde devrait avoir en tête : qu’il est aussi possible de faire l’Europe sans l’Union européenne.
L’espace Schengen en déliquescence
Près de quarante ans après la signature de l’accord qui l’a vu naître, l’espace Schengen fait l’objet d’une remise en cause rampante, qui a peut-être atteint ces dernières semaines un point de non-retour. L’Allemagne a en effet décidé d’étendre à toutes ses frontières terrestres, pour une durée de six mois à ce stade, les contrôles aux frontières qu’elle avait déjà réintroduit en mai-juin dernier avec la Suisse, la Pologne, la République tchèque et l’Autriche.
Si une telle remise en cause provisoire de la libre circulation des personnes ne soulève pas en soi de problème juridique – elle est explicitement prévue dans le CFS (code frontière Schengen) –, elle possède cependant une dimension inédite, car il s’agit de l’Allemagne, poids lourd de la construction européenne, et de toutes ses frontières terrestres.
De nombreux États l’ont certes précédée ces dernières années, mais sans aller aussi loin. Surtout, alors que les textes prévoient une possible suspension provisoire « lorsque l’ordre public ou la sécurité nationale l’exigent », les motifs publiquement mis en avant par les autorités allemandes pour expliquer leur décision ouvrent la voie à une interprétation extensive de cette formule.
Si la décision intervient quelques semaines après un crime odieux qui a ému l’opinion publique outre-Rhin, elle vise plus généralement à lutter avec une efficacité accrue contre l’immigration illégale, un sujet devenu particulièrement sensible en Allemagne ces dernières années, la majorité de la population évoluant vers des positions conservatrices. Or, on ne voit pas ce qui, au plan migratoire, autoriserait dans six mois le retour à la libre circulation des personnes. La gestion commune de cette épineuse question est depuis de nombreuses années spectaculairement inefficace, et ce n’est pas la récente réforme du Pacte sur la migration et l’asile qui changera quoi que ce soit de notable à ce sujet.
L’inquiétude des Allemands et parfois même leur colère face à l’immigration illégale a vocation à durer et sans doute même à s’amplifier, quoi qu’on en pense, tant que leur État n’aura pas apporté la preuve de sa capacité à y faire face en la contrôlant plus étroitement afin de la juguler. Il y a évidemment, dans ce retour de l’État sur un sujet de type régalien, un constat d’échec pour le projet européiste, qui marque une limite : la limite de ce qu’il est possible de gérer sur un mode supranational sans que les citoyens éprouvent à un moment donné le sentiment d’une dépossession souveraine qui condamne leur État à l’impuissance.
Le contexte est d’autant plus inquiétant pour Bruxelles que les Allemands ne sont pas les seuls à souhaiter le rétablissement des contrôles aux frontières. Selon un sondage effectué au lendemain de la décision allemande, 77 % des Français estiment nécessaire que le gouvernement de leur pays prenne une mesure identique.
Ces évolutions témoignent d’un changement du rapport des peuples à l’Union européenne, jusque dans les pays où elle bénéficiait jusque-là, malgré les critiques dont elle faisait l’objet, d’un soutien tacite très majoritaire. Il y est désormais concevable de remettre en cause sans trembler un de ses principaux acquis. Une illustration éclairante de ce que « l’Europe » n’est plus la fin en soi qu’elle était depuis quelques décennies, qu’elle redevient un moyen au service des États, qu’ils peuvent et doivent remettre en cause s’il ne leur semble pas adéquat. Un reflux de l’européisme à portée historique qui menace dans son principe même la construction européenne.
Le rapport Draghi et l’échec de l’UE
Par son alarmisme autant que par son ampleur (800 pages), le rapport récemment remis aux institutions bruxelloises par l’ancien président de la BCE, Mario Draghi, constitue un aveu d’échec spectaculaire pour « l’Europe ». Il n’y est en effet question que du décrochage économique de l’UE face aux États-Unis et à la Chine et des remèdes draconiens qui seuls pourraient permettre d’y remédier.
Ceux qui se souviennent des éléments de langage qui prévalaient dans les années 1990, au moment de la naissance de l’UE, à propos de ce qu’elle devait apporter aux peuples qui l’acceptaient, ne peuvent que constater la faillite du projet européiste. Le marché unique et l’euro devaient, à eux seuls ou presque, stimuler la croissance et apporter à tous la prospérité, réduire le chômage et les inégalités ; tout au plus nécessiteraient-ils, à titre de complément, des stratégies communes telles que celle décidée à Lisbonne en 2000, censées faire de l’UE « l’économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde d'ici à 2010 » – un objectif qui n’a manifestement toujours pas été atteint quatorze après l’échéance fixée.
Cela n’empêche pas les préconisations du rapport de s’inscrire systématiquement dans la perspective d’une intégration européenne accrue. Rédigé par une figure du monde bruxellois à l’intention prioritaire de ce dernier, il était impensable que le rapport concédât la moindre inflexion dans la soumission au dogme européiste.
À l’échec de l’UE ne peut donc répondre qu’un supplément « d’Europe ». Concrètement, les nombreux défis à relever supposent des financements gigantesques, de l’ordre de 800 milliards d’euros annuels. S’il est hors de question pour l’élite européiste de recourir plus qu’elle ne l’a déjà fait à la monétisation de la dette – doxa ordolibérale oblige –, il lui semble opportun en revanche d’accélérer la fuite en avant dans l’endettement, avec l’idée que cet endettement, pour être acceptable et efficace, doit être commun au 27, à la suite de ce qu’ils ont décidé collectivement au lendemain de la pandémie de Covid dans le cadre du fameux plan de relance.
Quoi que l’on pense d’une telle ambition, il faut constater qu’elle n’est pas réaliste : d’abord, parce que personne ne sait à ce stade comment sera financé le remboursement de la dette commune du plan de relance, ce qui promet de beaux affrontements dans les salons feutrés du Conseil européen. Ensuite, car l’instrumentalisation coercitive de ce plan par la Commission européenne a de quoi faire réfléchir bien des dirigeants, peu soucieux d’accroître le risque d’une mise sous tutelle de leur pays par Bruxelles. Enfin, car le veto de principe des certains États tels que l’Allemagne ne sera pas levé : les responsables politiques, tout autant que, dans le cas allemand, la Cour constitutionnelle, veillent à ce que la dette commune conjoncturelle du plan de relance n’ait pas de prolongement structurel.
L’autre voie à explorer à la recherche de vastes financements en commun réside, selon Mario Draghi, dans le projet d’union des marchés de capitaux. Il en est attendu davantage de fluidité dans la circulation du capital et de facilité dans l’élaboration de vastes plans d’investissement public ou privé. S’il devait se réaliser, ce projet permettrait en outre de relancer une dynamique d’intégration communautaire en cale sèche depuis longtemps.
Mais l'époque où un supplément de dérégulation et de sophistication financière était systématiquement perçu comme la voie royale vers une meilleure allocation des ressources et un fonctionnement optimal de l’économie est désormais terminée. Il y a dans cette ambition quelque chose de daté idéologiquement, qui illustre la sénescence du projet européiste.
Outre son efficacité douteuse, sa mise en œuvre se heurterait à de redoutables obstacles réglementaires et politiques, dans la mesure où elle ferait perdre aux États le peu de contrôle qu’il leur reste sur la sphère financière, au risque de devoir batailler sans fin contre les instances communautaires et d’autres États membres pour préserver leur intérêt national.
L’Allemagne ne s’y trompe pas quand elle met, une semaine après la publication du rapport Draghi, son veto à la tentative de rachat de la Commerzbank par la compagnie italienne Unicrédit ; une manière d’affirmer que, face à la prise en compte de ce qu’elle perçoit comme son intérêt stratégique, l’Allemagne écarte d’un revers de la main les ambitions démesurées de Mario Draghi.
Selon toute vraisemblance, le rapport de ce dernier ne constituera en conséquence rien de plus qu’un jalon marquant le déclin du projet européiste, une manifestation de l’extrême limite atteinte par l’intégration communautaire au-delà de laquelle plus rien n’est possible – les États, indépendamment de leur taille, étant les seuls acteurs à pouvoir agir en toute légitimité pour préserver leur avenir et celui des peuples dont ils servent la volonté.
Photo d'ouverture : (Photo par FREDERICK FLORIN / AFP)