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L'appauvrissement de la langue : maladie moderne ou symptôme d'un mal profond ?

« Encore un siècle de journalisme et tous les mots pueront », disait Nietzsche. Qu’aurait-il dit à l’époque des coachs en développement personnel, des porte-parole du gouvernement et des romans de Marlène Schiappa ou d'Aymeric Caron ? On peut s’amuser de cet appauvrissement contemporain et de l’invasion d’une novlangue paresseuse et codifiée, mais on peut aussi se demander si elle ne contribue pas à la polarisation des débats, à l’absence de nuances, ou à la fascination pour les discours outranciers.

Article Société
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publié le 01/09/2022 Par Samuel Piquet
L'appauvrissement de la langue : maladie moderne ou symptôme d'un mal profond ?
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« La question, bien sûr, est indissociablement littéraire et politique. Une société n’obéit pas au cloisonnement des rubriques d’un quotidien. Un romancier nul et un élu qui pratique la langue de polystyrène renvoient rigoureusement au même état de crise », avertit avec sagacité l’écrivain Pierre Mari dans son essai Contrecœur. Si l’appauvrissement est manifeste dans tous les domaines (scolaire, littéraire, politique ou journalistique), c’est peut-être dans ce dernier qu’il est le plus inquiétant, car il atteint tout le monde de ses mots creux, voire insignifiants, alors qu’il pourrait précisément contribuer à combler les lacunes des citoyens. C’est ce que déplore Ingrid Riocreux dans son essai La Langue des médias :

« Au lieu de donner à entendre une belle langue, ou du moins une langue correcte, qui pourrait servir de modèle à ceux, nombreux, qui n’en maîtrisent pas bien le fonctionnement [les médias] entretiennent cette dégénérescence générale, voire y contribuent. »

Le langage médiatique reprend à l’excès les mêmes formules, au point que selon l’essayiste, « à une réalité multiple ne correspond plus qu’un seul mot, totalement inapte à rendre compte de la variété des phénomènes observés ». Et au risque d’imposer une idéologie sans même s’en rendre compte. Au risque aussi d’aplatir les aspérités et de gommer les nuances ; de polariser tous les débats en les réduisant à un simple affrontement entre « pro » et « anti ».

Ainsi, dans la langue médiatique, la réplique de telle personnalité est nécessairement cinglante, elle visait toujours à recadrer l’adversaire. Le fait divers est forcément glaçant. Un propos fortement polémique ne peut être qu’un dérapage, et le journaliste l’emploie d’ailleurs très souvent sans se rendre compte qu’il porte un jugement sur ledit propos. Telle série ou telle musique est forcément addictive, mot très intéressant pour ce qu’il dit de notre société de consommation, l’addiction étant vue dans ce cas-là comme quelque chose de positif. Aurait-on intériorisé à ce point la conquête du temps de cerveau disponible des citoyens ? C’est fort possible. L’évolution du mot consommer est très intéressante de ce point de vue là. Il y a une époque où on consommait essentiellement des aliments, désormais tout peut être consommé. Quant au débat, il se résume bien souvent à une opposition entre « pro » et « anti ».

Smokedsalmon - @Shutterstock

Sur le plan politique, avec le règne des communicants, le constat est le même : on a importé dans les discours une foule de mots très commodes venant de l’entreprise pour remplir un discours creux. Pierre Mari déplore : « Pourquoi cette rhétorique de consultants qui remettent un rapport d’audit à une grande entreprise en mutation ? ». On va louer les compétences des ministres, leur agilité, leur capacité à se réinventer, à être bienveillants et proactifs, à changer de paradigme, à faire preuve de pédagogie (habile façon de faire comprendre au peuple que s’il est mécontent et conteste les décisions, c’est parce qu’on ne lui a pas suffisamment expliqué ce qui allait se passer et qu’il n’avait donc pas compris).

On va vanter sa propre capacité à travailler en synergie avec les autres. Sa faculté à rebondir, à mieux se positionner et à piloter des dispositifs engagés voire éthiques en utilisant tous les leviers possibles, tout un faisceau de mesures et de réformes qu’on va muscler et qu’on inscrira à l’agenda en sollicitant toutes les solidarités (le passage de ce terme du singulier au pluriel révélant la difficulté croissante à éviter la communautarisation et à considérer tous les citoyens comme faisant partie de la même communauté nationale). Le tout en espérant que ces idées infusent la société, confessant ainsi en creux que pour eux, la bataille des idées n’est qu’une guerre de communication.

Dans le domaine de l’édition, l’affaissement de la langue, déjà constaté par Gracq dans les années 50 dans son essai La Littérature à l’estomac est accentué par « une dégradation catastrophique, et qui risque de devenir irréversible, de la relation du public à l’écrit », comme l’explique le philosophe grec Cornelius Castoriadis. On a donc raison de penser que l’école est en perdition, mais tort de penser qu’un changement de façon d’enseigner pourrait enrayer cette spirale. Ne reste alors que le déni. Interrogé, le linguiste Alain Bentolila déplore :

« On a tenté de transformer l’impuissance linguistique de certains élèves en une singularité de langage. Alors qu’en fait, en matière de langage, la singularité n’est une richesse que pour ceux qui possèdent toute la gamme des registres et savent en jouer. Dans la majorité des cas, “l’originalité linguistique”, trop complaisamment louée, n’est que pauvreté et exclusion. […]

L’école a ainsi renoncé, par peur de “discriminer” certains de ses élèves, à offrir à tous le meilleur de notre langue, c’est-à-dire une langue juste, efficace, partagée et… pourquoi pas élégante. Balançant ainsi entre réaction et démagogie, l’enseignement médiocre de la langue orale et écrite a laissé sur le bord du chemin de l’école deux sur dix de nos élèves. »

Là encore, ce n’est pas sans conséquences pour le linguiste : « La défaite de la langue se conjugue avec la défaite de la pensée. Et la pénurie de mots est une des causes de la violence des adolescents ». L’appauvrissement de la langue est donc loin d’être insignifiant et sans conséquences. Outre celles évoquées plus haut, rappelons que dans un océan de discours sans chair, n’importe quel propos outrancier parsemé de demi-vérités se révèlera tout à coup fort séduisant. Pierre Mari explique :

« Il ne faut donc pas s’étonner que des interrogations inquiètes, erratiques, orphelines, à la recherche des mots qu’une politique et une culture également nécrosées ne peuvent plus leur offrir, se reconnaissent dans une mouvance d’idées, de passions, ou d’appartenances a priori éloignées d’elles : qu’importe en somme le flacon, pourvu qu’on ait l’ivresse, fût-elle éphémère, fût-elle trompeuse — de quelques gorgées d’authenticité. »

Ajoutons que la surabondance de termes à connotation positive dans les champs médiatique, politique ou dans le domaine de l’entreprise ne sert bien souvent qu’à masquer des réalités peu glorieuses. Si ce vocabulaire peut volontiers paraître inoffensif — voire positif et encourageant — ce qui le sous-tend, c’est l’idéologie de la réussite et de la performance selon laquelle, si vous rencontrez des problèmes, c’est à vous seul de les résoudre, car vous en êtes le seul responsable. Quand on affirme à l’employé qu’il faut savoir faire preuve d’agilité ou savoir rebondir après un déclassement ou un licenciement, on élude en partie les raisons économiques et sociales qui l’ont amené là.

La résilience aussi, dans le domaine de l’entreprise, peut vite se transformer en manipulation, le symbole de cette victoire de l’individu sur le collectif étant la figure du chief hapiness officer qui somme l’employé d’être heureux en dehors de toute considération structurelle ou sociale. C’est aussi par le langage qu’insidieusement, les multinationales ont tué les organisations et les contrepouvoirs, le management horizontal étant un autre concept qui donne faussement l’impression qu’il n’y a plus de hiérarchie et que tout le monde est au même niveau.

Il y a des mots qui incitent à l’action. Il y a des discours qui donnent envie de se lever et se battre. Il y a des mots qui changent la vie des Hommes. Mais comme nous le prouve régulièrement la médiocrité de la littérature contemporaine, nous sommes entrés dans une ère non littéraire où l’on est très satisfait d’aligner de simples éléments de langage. On est loin de la définition que donnait Pierre Jourde de la littérature dans son pamphlet La littérature sans estomac : « La littérature, ce sont des mots qui ne se satisfont pas de n'être que des mots. Ou plus exactement, un usage des mots tel qu'il manifeste l'insatisfaction du langage ».

Toute perte langagière est une perte de liberté. Pour le philosophe Olivier Reboul, nous ne sommes pas totalement libres d’utiliser les mots que nous voulons, nous sommes conditionnés par le sous-code idéologique, autrement dit ce que nous percevons le plus souvent inconsciemment comme la pensée dominante. Dans Langage et idéologie, il explique : « l’idéologie n’est pas la pensée d’un individu ; elle est le fait que cette pensée se situe dans un déjà pensé qui la détermine à son insu ».

« Au commencement était la Parole, et la Parole était avec Dieu, et la Parole était Dieu. Et la parole a été faite chair, et elle a habité parmi nous, pleine de grâce et de vérité ; et nous avons contemplé sa gloire, une gloire comme la gloire du Fils unique venu du Père » dit l’Évangile de Jean. Qu’on soit croyant ou non, il est saisissant de constater à quel point la parole contemporaine a perdu toute chair.

Doit-on en conclure que cette langue complètement vide et désincarnée qui est désormais la nôtre, annonce la fin et nous prévient de l’Apocalypse ? Il serait audacieux d’aller jusque-là. Mais ce serait une erreur de ne pas considérer ce sujet comme fondamental. Notamment, car la crise de l’enseignement que nous vivons ne laisse pas présager d’amélioration pour tout de suite, c’est le moins que l’on puisse dire.

Photo d'ouverture : Branko Devic — @Shutterstock

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