Le projet critique, qui cherche à explorer l’essence cachée des choses, triomphe en même temps qu’il bute sur ses limites. Le philosophe et juriste Laurent de Sutter, auteur de Superfaible : penser au XXIe siècle aux éditions Flammarion (Climats, 2023), met en lumière la force excessive inhérente à ce projet, la logique mortifère qui l’imprègne et réfléchit à une manière d’en tourner la page en évitant le travers de la critique de la critique.

publié le 01/09/2024 Par Laurent Ottavi

Laurent Ottavi (Élucid) : À quand remonte le projet critique ? Quels chemins et plus précisément quelles lectures vous ont amené à vous intéresser à ce sujet ?

Laurent de Sutter : Le projet critique est né dans la culture occidentale entre la toute fin du XVIe siècle et la fin du XVIIIe siècle. Il est toujours notre actualité et sans doute nous empreigne-t-il encore davantage aujourd’hui que par le passé. Je fais moi-même partie d’une génération qui a grandi intellectuellement avec les instruments hérités de la tradition critique telle qu’elle s’est métamorphosée depuis le XVIIIe siècle sous l’effet notamment de Marx, de l’École de Francfort et de la pensée critique française des années 1960.

Ils ont permis d’ébranler les idées officielles d’une certaine manière, celles de l’université, et tout particulièrement des facultés de droit, des idées du libéralisme des années 1980 représentées par des figures comme Habermas ou Rawls, cherchant à donner une justification théorique à un état des choses politico-moral masquant bien mal les mécanismes de domination et de violence. Il n’empêche que les instruments de la tradition critique, intellectuelle, philosophique, de théorie politique, de théorie morale et d’épistémologie, commencent à ne plus fonctionner aussi bien.

Bruno Latour, dans un article retentissant en anglais et, de manière symptomatique, jamais traduit, décrivait leur puissance et leur force particulières. Les instruments de la tradition critique, expliquait-il, confèrent à celui qui les utilise une puissance démesurée, en l’occurrence la puissance d’avoir toujours raison. Avoir les lunettes critiques signifie exposer un fait, décrire toutes les déterminations externes au fait, qui expliquent que le fait n’est pas du tout un fait, mais le produit de toute une série de processus historiques.

De même, toute croyance ou toute conviction, dans cette vision des choses, est expliquée par un ensemble de facteurs objectifs comme la classe, la race, l’histoire ou le capital. Dans les deux cas, le fait ou la croyance, il y a donc toujours moyen de gagner.

« Dans l’histoire de la pensée occidentale, il a toujours été question de gagner, d’avoir la meilleure idée, le concept le plus puissant, laissant de côté l’essentiel : la vie. »

Élucid : Votre livre est traversé par ce que vous appelez la « posture de Musashi ». De quoi s’agit-il et quel lien faites-vous avec votre précédent propos ?

Laurent de Sutter : La figure de Musashi m’a parlé à deux points de vue. Elle incarne dans les récits de Yoshikawa – et dans les nombreux films qui en ont été tirés au Japon – celui qui triomphe toujours. Il est le plus fort parce qu’il a réussi à se doter des compétences les plus écrasantes, mais il finit par se rendre compte qu’il n’a rien gagné du tout, seulement la confirmation de ce qu’il savait déjà et était déjà.

Je mentionne la scène extraordinaire de la moquerie d’un moine qu’il croise, dont il sent la puissance redoutable, mais parfaitement discrète. « Tes victoires, dit-il à Musashi, t’éloignent de tout gain possible véritable, car tu es trop fort ». En devenant le plus puissant des samouraïs, il avait perdu la vie en tant que telle, car la vie n’est pas une question de force, peut-être est-elle même le contraire de toute force. Dans la vie, on ne gagne jamais, le triomphe est une vanité, comme l’est la grandeur que l’on imagine pouvoir en tirer.

Voilà qui résume bien le problème de la critique aujourd’hui. Elle s’inscrit dans une histoire beaucoup plus vaste qu’elle-même, celle de la pensée occidentale, qui est celle du choix de la force comme facteur qui détermine si une idée est bonne ou mauvaise, si une position est valable ou pas valable, si une théorie est solide ou pas solide, si un argument mérite considération ou pas considération.

En d’autres termes, il y a toujours été question de gagner, d’avoir la meilleure idée, le concept le plus puissant, laissant de côté l’essentiel : la vie. Nous sommes arrivés à un moment où nous assistons au triomphe de la posture de Musashi. J’ouvre aussi le livre par cette scène, car il est important à mes yeux de se référer à d’autres cultures, même si je parle d’un certain point de vue, d’une tradition avec ses contrariétés, ses complexités et ses ambigüités. La pensée européenne n’a pas de grandeur spécifique par rapport aux autres.

« L’idée de la mort hante la critique et elle rend la force consubstantielle à la pensée. Il faudrait tuer les choses pour avoir raison. »

Que pensez-vous de l'idée de « saturation du projet critique », c'est-à-dire l’idée qu’il a apporté du positif dans un certain contexte, mais qu'il est arrivé au bout de sa logique ?

On peut parler de saturation si on la comprend comme le succès absolu du projet critique. Il a trop bien fonctionné à deux points de vue. Au point de vue théorique, il a permis de forger des instruments intellectuels, à la fois tout-terrain et auxquels rien ne résiste. Au point de vue sociologique ou social (car les deux sont parfaitement liés dans l’histoire de la critique, il n’est qu’à regarder les catégories les plus élémentaires du monument à la pensée critique que sont les trois critiques d’Emmanuel Kant), les bases de la pensée critique se sont répandues, disséminées dans toutes les strates de la société, à travers l’école, l’histoire des médias et d’autres institutions, de gauche comme de droite, réactionnaires comme progressistes.

Autrement dit, la critique comme mode de pensée est devenue le logiciel de base de tout le monde. La critique est donc arrivée à se réaliser parfaitement, mais, en se réalisant, ses instruments (la force des arguments, des idées, des concepts, des catégories) dessinent un cadre du pensable qui sélectionne par avance ce qui est acceptable ou non, ce qui est pensable ou pas, ce qui est faisable ou pas faisable. C’est une négation profonde de ce qui vient, de ce qui relève d’une singularité qui obligerait à formuler des outils propres.

À l’époque de Kant ou à l’époque des médias à accès non-démocratique (c’est-à-dire jusqu’à Internet), on pouvait créer des espèces de garde-fous qui permettaient de s’assurer que les gens qui participent au jeu de la discussion à propos des règles de la raison et de ses conséquences dans le domaine politique, économique ou autre soient soigneusement sélectionnés. La démocratisation, depuis, a eu lieu. Or, elle ne produit pas du tout les effets attendus, car cela a engendré des positions, des points de vue et des discours qu’auraient rejetés ceux qui défendaient cette idée de la critique, et conduit à un immense marécage où les uns et les autres s’engloutissent.

Ceux pour qui la terre est plate ont par exemple recours à des arguments rationnels issus de la communauté scientifique pour défendre leur point de vue. Aussi, ce n’est pas en faisant la promotion des hiérarchies en matière de savoir et de la distinction entre faits et fiction que l’on fera baisser le nombre de platistes !

J’avance de mon côté l’hypothèse qu’il est temps d’abandonner les instruments de la critique, c’est-à-dire ce que j’ai décrit dans le livre comme de l’ordre de la juridicisation de la pensée, de l’ordre de l’inscription de la pensée dans l’espace du tribunal, de la police, du procureur, des dossiers et des huissiers, tous ces personnes qui ne cessent de hanter le discours de la critique. Il s’agit pour la critique de trancher, donc de tuer. L’idée de la mort hante la critique et la force y est consubstantielle à la pensée. Il faut tuer les choses pour avoir raison. Je soutiens pour ma part qu’il est possible de ne pas avoir besoin de tuer les choses pour avoir raison.

Quels liens faites-vous entre le projet critique et la modernité ? Le triomphe absolu de ce projet critique est-il aussi le triomphe absolu de la modernité ?  

La modernité est une catégorie mobilisée à tout bout de champ, sans trop savoir si l’on en parle du point de vue historique ou comme une sorte de portrait métaphysique. Quand Habermas parle du discours philosophique de la modernité, il commet l’erreur, qui était peut-être celle de Lyotard d’ailleurs, d’assimiler l’histoire de la critique à l’histoire de la modernité. S’il faut trouver des liens historiques avec des périodes, malgré les controverses qui les caractérisent, je tracerais un pont entre le projet critique et l’âge des Lumières et l’âge de la Raison.

Pour Bruno Latour, nous n’avons jamais été modernes, peut-être espérait-il d’ailleurs qu’on ne le soit jamais. J’aurai plutôt tendance à dire que si nous avons été modernes, peut-être ne le sommes nous pas encore assez. La modernité est encore devant nous. Je ne vois pas en effet de rupture fondamentale entre le dernier siècle ou le dernier demi-siècle et le XVIIe siècle ou le XVIIIe siècle.

« L’histoire culturelle de l’Occident et de l’Europe est obsédée par cette question de la réalité. C’est peut-être là le cœur du problème. »

Quelle est la conception de la réalité propre à la critique ?

C’est peut-être là le cœur du problème. L’histoire culturelle, au sens large, de l’Occident et de l’Europe est obsédée par cette question de la réalité. Or, je n’ai jamais rencontré quelqu’un qui se mettrait à faire de la philosophie, de la théorie, de l’économie qui vous dirait qu’il ne se préoccupe pas de la réalité ! L’histoire récente est une compétition accélérée entre des formes de réalisme. La critique est partie gagnante, car elle a formalisé cette compétition comme un espace où la réalité serait ce point à atteindre à partir de la vérité la plus puissante, de la théorie la plus complète, de l’argument le plus fort. Telle est l’idée qui gouverne la philosophie et d’une certaine manière la science depuis la Renaissance.

La réalité, de ce point de vue, est ce qui s’épuise – ce qui est parfaitement questionnable. Si la réalité se trouve une fois qu’on a atteint un nœud, un cœur vital, un cœur battant qui dirait quelque chose, sinon la vérité, le vrai, du monde dans lequel nous vivons, cela implique de soustraire un maximum de choses, tout ce qu’on a enlevé pour arriver à ce qui reste. Ce mouvement de pensée ne peut donc qu’aboutir à rien. Enlever toujours davantage conduit au mieux à une fin ultime, au zéro ou à l’infini, mais dans tous les cas il ne reste pas grand-chose. Tout ce qui est assimilé aux croyances, aux apparences, est laissé de côté, aux poubelles de l’Histoire. C’est une logique mortifère.

Alors que faut-il opposer comme conception de la réalité ?

L’hypothèse de Bruno Latour, qu’il doit à Gabriel Tarde, est que partir à la rencontre d’une réalité, quelle qu’elle soit, ne se fait jamais dans la soustraction, mais dans l’addition. Cette chose que je rencontre est d’abord une accumulation. Pour obtenir, non pas la vérité de cette chose, mais au moins une description de cette chose qui nous permette d’en faire quelque chose, on a besoin du maximum. La critique rend gorge à la réalité en expliquant tout par le capitalisme, le patriarcat, l’islamo-gauchisme ou que sais-je encore selon les bords politiques et laisse seulement du vide. Pourtant, les traits impersonnels définissent ma personnalité (ma taille, mon travail, la couleur de mes yeux, etc.). Il en va de même pour tout objet.

Ces traits impersonnels finissent par fabriquer un agencement de choses, d’être, d’images qui disent ce qu’il y a à dire d’une réalité telle qu’elle est. C’est un geste que la critique ne peut pas faire. Elle ne peut pas rajouter, car elle coupe. Là où la critique base la description sur une réalité toujours soustraite, je propose de la fonder sur le flou et le vague de l’accumulation des traits impersonnels qui requièrent de nous de leur donner une signification, un usage. Il y a des rencontres indifférentes au sens où l’on ne fait rien avec, mais lorsque l’on rencontre quelque chose, l’important tient à la nécessité, à l’exigence de fabriquer quelque chose, et cela ne tient pas à l’essence de cette chose, mais à l’acceptation de l’accumulation de ses traits impersonnels.

Au lieu d’aller chercher derrière la cérémonie des Jeux olympiques ce qui est dessous, derrière, ce qui nous intéresse est de savoir comment elle répond à toute une catégorie d’idées, de déterminations qu’on possédait déjà. Il me semble bien plus intéressant de se poser la question de savoir ce que cet évènement fait faire. C’est toute la différence faite par Isabelle Stengers entre la question des causes et l’art des conséquences qui définit l’enseignement du pragmatisme américain incarné par William James.

« J’en appelle donc à une pensée futuriste, qui ne cherche pas à être plus réaliste ou fidèle à la réalité, mais seulement fidèle à l’évènement de l’irruption d’une singularité dans une existence. »

Cette approche-là est-elle précisément le moyen de ne pas tomber dans l’impasse de « la critique de la critique » et de sortir du régime de la force que la critique a inauguré ?

J’ai tendance à le croire oui. La critique ne peut pas prendre au sérieux la rencontre. Elle n’a pas été faite pour cela, elle est faite pour avoir raison en trouvant la raison des choses. Elle nous a rendu des services fondamentaux en mettant en lumière toutes sortes d’absolutismes, religieux, scientifiques, politiques. Une fois qu’elle a fait cela, elle ne nous a pas aidés à nous remettre à avancer.

J’en appelle donc à une pensée futuriste, qui ne cherche pas à être plus réaliste ou fidèle à la réalité, mais seulement fidèle à l’évènement de l’irruption d’une singularité dans une existence, une trajectoire qui nous oblige, car elle requiert de nous de forger des instruments adéquats à la production d’un usage de cette chose, de cette personne, de cette idée, de cette institution. Cela brise une impasse historique qui est aussi une impasse de l’Histoire. Elle ouvre, ne serait-ce qu’à titre de chantier, une pensée des usages, des opérations des choses, du faire qui ne soit pas juste une pensée des makers.

Il est possible d’en tirer un certain nombre de leçons sur les problèmes contemporains. Aujourd’hui, c’est critiques contre critiques. En matière d’écologie par exemple, chaque camp a des arguments merveilleusement bien forgés : on peut nourrir tout le monde avec de l’agriculture non-industrielle dit l’un, mais vous ne vous rendez pas compte de la quantité de sols que cela requiert répond l’autre, et les arguments s’opposent sans fin.

Le fait de regarder les choses du point de vue de leur conséquence, c’est-à-dire de ce que cela oblige ou implique, m’intéresse davantage. Il induit qu’il n’est pas possible de fabriquer des différences fondamentales entre le haut et le bas, la gauche et la droite, qui opèrent un tri dans ce qui est. Tout est d’une certaine manière de la même importance ou sans importance. Rien n’importe parce que tout importe. N’importe quoi importe ! Il me semble assez décisif, donc, de fabriquer une philosophie du n’importe quoi.

Est-ce une façon aussi de ré-ouvrir les possibles ?

Si la question n’est pas celle des causes, des possibles, des garanties, mais des usages et des conséquences, il faut pouvoir assurer et assumer que de n’importe quoi on puisse tirer n’importe quel usage… pour autant qu’on le tire ! L’usage n’est pas donné, il faut le fabriquer. Cela signifie alors effectivement que tout est possible – une thèse malheureusement déformée par le courant du développement personnel aujourd’hui.

Cela ne veut pas dire que vous pouvez devenir le séducteur que vous avez toujours rêvé d’être, mais qu’il est possible que nous soyons dans un espace à 15 dimensions par exemple, pour autant que ces possibilités donnent lieu à la fabrication de choses. Que la terre soit plate ou ronde n’a aucune importance de ce point de vue, cela, en l’occurrence, ne nous aide pas à mieux faire voler les avions. Il en va de même de beaucoup d’idées.

Cet horizon que je décris, qui tourne la page du projet critique, n’est pas un système, mais il frappe un certain nombre de coins dans l’édifice de la critique. Il ne vise pas à faire disparaître la critique pour autant. Historiquement, celle-ci a fabriqué des choses même si elle ne fonctionnait pas forcément du point de vue théorique. Il s’agit donc aussi de restituer à la critique sa capacité à produire des différences qu’elle n’est plus capable de produire.

Propos recueillis par Laurent Ottavi.

Photo d'ouverture : fran_kie - @Shutterstock