Il faut sortir de l’idée que la santé est un marché et que la concurrence est forcément bonne. La solidarité nous coûte moins cher que la concurrence. La santé et la qualité de la santé doivent être replacées au centre. Olivier Milleron, cardiologue hospitalier et membre du collectif inter-hôpitaux, co-auteur avec André Grimaldi du Guide des intox sur notre système de santé (Textuel, 2024), décrypte les idées reçues qui se rapportent au système de santé, le vocabulaire qui lui est associé et appelle à un changement d’état d’esprit pour l’améliorer.

Laurent Ottavi (Élucid) : Les intox sur le système de santé ont-elles été à ce point intégrées qu’il devenait nécessaire de faire une grande clarification ?
Olivier Milleron : J’en suis venu à militer pour notre système de santé assez tardivement, après avoir milité dans d’autres domaines auparavant. J’ai commencé à le faire en 2018-2019 en participant à la création du collectif inter-hôpitaux, dans un contexte où nous n’étions plus en situation de soigner correctement les patients. Ce collectif visait à réunir les usagers et toutes les professions de l’hôpital pour échapper aux corporatismes habituels des syndicats de médecins ou de non-médecins, et même de syndicats de praticiens hospitaliers ou de professeurs, et à la situation d’éclatement des luttes qui en résultait. Nous nous sommes alors aperçus que le fonctionnement du système de santé était mal compris et que ce déficit de compréhension permettait de justifier des réformes éminemment politiques sous couvert de réformes techniques.
Ce livre a pour but de donner aux gens les éléments de compréhension de notre système de santé pour en refaire un sujet politique. Il répond à des questions simples : comment le système de santé fonctionne-t-il ? Comment est-il financé ? Qu’est-ce qu’une cotisation sociale ou une exonération de cotisation ? Etc. Il permet par exemple de contredire le discours selon lequel les riches financent les pauvres et les « assistés ». Quand on regarde qui paie quoi, on se rend compte que les actifs des quartiers populaires financent les retraites et les médicaments des séniors du Var, qui votent massivement pour les candidats… qui veulent détruire notre système de protection sociale !
« Derrière les fausses promesses, il y a toujours une volonté politique de démanteler notre système solidaire. »
Élucid : Quelle est l’intox principale que vous cherchez à démentir dans le livre ?
Olivier Milleron : Dans les années 1980, on a commencé à nous dire qu’il fallait réformer le système, non pas parce qu’il marchait mal (il était d’ailleurs envié dans le monde entier et nous étions très bien classés dans les classements de l’OMS), mais parce que l’on considérait que les coûts augmentaient trop vite. En l’occurrence, les dépenses de santé augmentaient plus vite que la croissance. Depuis lors, les gouvernements, de gauche comme de droite, ont soutenu l’idée qu’un marché de la santé et l’introduction du privé dans le système allaient pouvoir améliorer les choses. C’est là l’intox principale à mes yeux.
Quand on donne 100 euros à la Sécu, trois vont aux frais de gestion. Quand on en donne 100 à un organisme complémentaire, 19 vont aux frais de gestion ! La concurrence en la matière est donc très inflationniste, car le fait d’avoir plusieurs organismes qui gèrent les remboursements génère de la bureaucratie et les complémentaires doivent faire de la publicité pour se faire connaître et doivent verser des dividendes à leurs actionnaires.
Le 100 % Sécu serait donc dans notre intérêt à tous. Malgré les mobilisations du monde de la santé en 2019 et malgré le Covid, rien n’a changé. Derrière les fausses promesses, il y a toujours une volonté politique de démanteler notre système solidaire, mis en place par le Conseil national de la Résistance et auquel la majorité de la population est attachée.
Cette conception d’un marché de la santé est à l’origine de la T2A ou tarification à l’activité, créée en 2004. De quoi s’agit-il ?
La tarification à l’activité repose sur l’idée qu’il serait possible d’évaluer l’ensemble des coûts que représente une appendicite par exemple (le coût du personnel infirmier, du médecin, de l’entretien des bâtiments, etc.) et on en déduit le fait de donner la même chose à tous les hôpitaux malgré leurs différences (l’ancienneté des bâtiments, le classement de certains d’entre eux en monuments historiques, etc.). La T2A, qui plus est, a été introduite dans un système où l’enveloppe était fermée, c’est-à-dire que les dépenses de santé sont décidées et votées par le Parlement (l’objectif national de dépenses de l’Assurance Maladie).
Chaque hôpital doit donc augmenter l’activité pour essayer de gagner le plus d’argent possible pour compenser la hausse des coûts (des salaires, de l’inflation, etc.), mais, comme l’enveloppe est fermée, il faut diminuer les tarifs. Si on donnait 100 euros, typiquement, pour l’appendicite soignée en 2014, on en donnait plus que 95 l’année d’après. La variable d’ajustement a fatalement été la masse salariale, qui représente 70 % du budget. On a donc diminué le personnel, augmenté le temps de travail et dégradé les conditions d’exercice. C’est travailler plus pour gagner moins ! Il y a donc eu des départs, au point qu’énormément de lits sont fermés dans les hôpitaux par manque de personnel.
« La faillite de l’hôpital devenu une entreprise fait qu’aujourd’hui un tiers des postes de médecins dans les hôpitaux publics est vacant et qu’un nombre incalculable de postes d’infirmiers l’est aussi. »
Quelle est l’autre faillite de l’idée d’hôpital-entreprise en plus de la T2A que vous avez évoquée ?
Les activités les plus rentables ont été privilégiées, entraînant une distinction implicite entre des bons et des mauvais malades. Il est très dur pour les équipes de soin de se dire qu’il faut faire les soins les plus « valorisés », qui ne sont pas forcément les plus utiles, d’autant plus que le système n’est plus adapté désormais aux besoins de la population.
Notre pays vieillit, avec plus de 20 millions de personnes atteintes de maladies chroniques. Or, ce sont elles qui ont besoin d’être hospitalisées régulièrement. Elles ont ce qu’on appelle une décomposition de leur maladie chronique, qui échappe à la logique de la tarification à l’activité contrairement à la cataracte ou à la prothèse de hanche. On ne peut pas leur faire un acte technique, les faire sortir et facturer à la Sécurité sociale. Une personne âgée polypathologique (qui a du diabète, qui a une insuffisance cardiaque ou des problèmes à marcher) va ainsi rester sur les brancards des urgences parce que les services n’ont pas intérêt à l’admettre. Elle représente l’inconvénient de devoir être hospitalisée longtemps, elle ne va pas donner lieu à beaucoup d’actes techniques et elle ne va donc pas rapporter beaucoup d’argent.
La faillite de l’hôpital devenu une entreprise fait qu’aujourd’hui un tiers des postes de médecins dans les hôpitaux publics est vacant et qu’un nombre incalculable de postes d’infirmiers l’est aussi. Des services d’urgences ferment donc inéluctablement et régulièrement, tout comme des blocs opératoires. Un tiers des lits de cardiologie est fermé dans le service dans lequel je travaille par manque d’infirmières.
Pouvez-vous citer l’exemple de l’amputation donné dans le livre comme illustration de ce que vous venez d’expliquer ?
Une partie des diabétiques est très assidue sur sa prise de médicament et n’aura pas besoin de voir des docteurs régulièrement ; une autre partie aura besoin d’un suivi important, non seulement de docteurs mais de soignants, pour des raisons psychologiques ou culturelles. Nous pensons d’ailleurs qu’il faudrait développer les équipes multidisciplinaires avec des infirmières formées aux pathologies chroniques, des diététiciens, etc. Tout cela ne rentre pas dans un modèle technologique.
Si le diabétique a ses artères qui se bouchent petit à petit, un des risques possibles pour lui est d’avoir des plaies par manque d’irrigation et donc une infection sévère qui rend nécessaire d’amputer pour enlever la partie infectée (les orteils, le pied, parfois plus haut). Soigner ces personnes en essayant de leur sauver leurs membres exige des hospitalisations très longues avec des pansements, des traitements très coûteux. Pour le système, cela coûte donc moins cher d’amputer directement !
« Les grands groupes internationaux financiarisés savent que la Sécurité sociale rend les gens solvables et ils sont donc à l’affût d’activités rentables. »
La financiarisation de la santé et la domination des grands groupes sont-elles une autre conséquence de la marchandisation de la santé qui conduit à de telles extrémités ?
Notre système de santé, qu’on dit toujours « au bord du gouffre », va tellement mal qu’un grand nombre d’entreprises capitalistiques financières viennent y investir, des grands groupes internationaux financiarisés. Ils savent que la Sécurité sociale rend les gens solvables et ils sont donc à l’affût d’activités rentables. Leurs actionnaires, qui ne sont pas du tout des acteurs de la santé à la base, rachètent les cliniques privées (60 % des cliniques privées leur appartiennent aujourd’hui). On n’y trouve pas de pédiatrie ou de service de maladies infectieuses. C’est pourquoi, l’hôpital public a géré 85 % des malades au moment de la pandémie de Covid.
Au printemps dernier, les grands groupes internationaux financiarisés ont montré à quel point ils étaient puissants dans le système de soins. Quelques jours avant les élections européennes, ils ont menacé de se mettre en grève – ce qui impliquait de fermer les maternités – pour s’opposer à un projet de réviser les sommes versées aux cliniques pour certaines activités, pour favoriser celles comme la maternité ou la pédiatrie et limiter celles qui sont les plus rentables pour les cliniques.
Les grands groupes n’ont même pas eu besoin de mettre leur grève à exécution pour obtenir satisfaction. L’État s’est engagé à apporter son aide aux cliniques en cas de difficulté et à laisser les bénéfices aux actionnaires. Autrement dit, quand les cliniques font des bénéfices avec l’argent de la Sécu, elles sont privatisées, mais dans le cas contraire, la collectivité leur vient en aide.
Vous rappelez dans votre livre les responsabilités de la gauche dite « de gouvernement » dans la dégradation du système de santé. Pouvez-vous en donner quelques éléments ?
Dans les années 1980, on a commencé à dire qu’il fallait limiter le budget. La gauche de gouvernement n’a pas fait exception. Elle s’est même convertie pleinement au marché et à l’idée de l’hôpital-entreprise. En 1983, sous la présidence de François Mitterrand, le budget global a été instauré. Alors qu’auparavant il y avait un prix de journée à l’hôpital, c’est-à-dire qu’on payait l’hôpital en fonction du nombre de patients dans un lit par jour, on donnait désormais une enveloppe avec laquelle l’hôpital devait se débrouiller, sans quoi il ne pouvait plus soigner les gens.
À la fin des années 1980, Claude Évin a, lui, laissé les assurances privées entrer, en plus des mutuelles, dans le système des complémentaires. Nous sommes à peu près le seul pays à avoir un double système, avec une partie remboursée par la Sécu (à peu près 80 % des remboursements en France) et une partie remboursée par les mutuelles ou les assurances privées (15 %).
François Hollande, enfin, a instauré une obligation de mutuelle pour tous les salariés, ce qui revient à privatiser une partie du système de santé au détriment des Français qui paient plus cher. La présidence Hollande a aussi été caractérisée par la diminution massive des cotisations payées par les employeurs pour financer la Sécu, compensée par des taxes.
Vous évoquez par ailleurs dans votre livre l’abrogation de la loi Veil sous la présidence Macron. Quel a été son effet ?
Le budget de la santé de la France est sanctuarisé, c’est-à-dire qu’il n’est pas un budget parmi d’autres aux côtés de l’éducation par exemple. Notre système de cotisations sociales constitue le budget de la Sécu et paie principalement l’Assurance Maladie et les Retraites. Jusqu’à maintenant, la loi Veil reposait sur le principe suivant : si le gouvernement veut faire des exemptions de cotisation – ce qui a été fait de façon massive au cours des dernières années, principalement sur les cotisations patronales (appelées « charges ») et sur le SMIC jusqu’à 1,8 fois le SMIC au prétexte de favoriser l’emploi – il devait compenser. La compensation qui a été trouvée est la TVA, qui touche tout le monde en tant qu’impôt sur la consommation, alors que la cotisation est plus juste, car proportionnelle aux salaires.
La loi Veil protégeait les revenus de la Sécu jusqu’à maintenant ; or, au moment des Gilets jaunes, il y a eu une non-compensation de votée pour la première fois sur les heures supplémentaires et les exonérations d’impôts et de cotisations sociales. On baisse les charges dans l’idée d’augmenter le salaire net des gens, ce qui accentue le « trou de la Sécu », et on en vient pour cela à baisser les remboursements et à augmenter les franchises, bref, à fragiliser le système de protection sociale qui protège avant tout les plus fragiles. Ce qui est pris d’une main est repris de l’autre !
« La médecine libérale est d’abord un lobby politique très fort qui milite contre l’intérêt général, avec certains de leurs syndicats qui continuent à être contre l’État et contre la Sécurité sociale. »
Vous soulignez dans votre livre l’importance du vocabulaire (« charges sociales », « trou de la sécu »). Quel est l’exemple le plus significatif de comment il est utilisé pour détruire notre modèle social tout en prétendant pourtant le sauver ?
Le plus intéressant des exemples est celui de la médecine libérale. Le mot « libéral » suggère la liberté d’entreprendre et, derrière cette idée, on pense à des gens qui prennent des risques, qui investissent et sont en concurrence, des personnes, donc, qui mériteraient de gagner beaucoup d’argent. La médecine libérale, en vérité, est née dans les années 1930 du rassemblement des mutuelles et des sociétés de secours qui ont commencé à négocier avec les docteurs un prix de consultation qui soit remboursé par les mutuelles.
Il y avait l’idée d’une négociation entre les sociétés de secours mutuel et les docteurs et, dès ce moment-là, les docteurs ont refusé qu’il y ait une organisation collective face à eux. Ils ont donc posé les principes de la médecine libérale, ce qu’ils appellent « la libre entente », soit le fait de pouvoir fixer eux-mêmes le prix demandé aux patients. Ils ont toujours défendu aussi la liberté de prescription qui pose un problème encore aujourd’hui, puisqu’on ne contrôle pas qui prescrit quoi et l’utilité des prescriptions en lien avec l’état des connaissances scientifiques. S’ajoute, enfin, aujourd’hui, la liberté d’installation qui est une sorte de totem de la médecine libérale.
En somme, ces médecins formés par le service public – car les études de médecine sont quasi gratuites en France – reçoivent de l’argent principalement de la protection sociale. Il n’y a rien de concurrentiel là-dedans ! La médecine libérale est d’abord un lobby politique très fort qui milite contre l’intérêt général, avec certains de leurs syndicats qui continuent à être contre l’État, contre la Sécurité sociale et à avoir une vision assez mercantiliste de la médecine, qui refuse tout contrôle de la Sécurité sociale.
Quel vous semble être le principal moyen de restaurer voire d'améliorer notre système de santé ?
La solution essentielle tient à un changement d’état d’esprit. Il faut sortir de l’idée que la santé est un marché et que la concurrence est forcément bonne. La solidarité nous coûte moins cher que la concurrence. La santé et la qualité de la santé doivent être replacées au centre. Cela implique d’abandonner la notion de paiement à l’activité, que ce soit à l’hôpital ou en ville.
Partons du principe que les besoins principaux de la population consistent en la prise en charge de patients âgés, polypathologiques et atteints de maladies chroniques. Pour la médecine de ville, passons à des paiements au forfait, mettons en place des centres de santé avec des équipes salariées pluridisciplinaires (des médecins, des infirmiers, des kinés, etc.) financées en fonction des besoins. Pour la médecine hospitalière, fixons dans la loi, par spécialité, un nombre maximum de patients par infirmière et sanctuarisons la masse salariale, qui dépend aujourd’hui de la tarification à l’activité. Les études montrent que la qualité des soins est d’abord dépendante du nombre de patients dont doit s’occuper une infirmière. Ainsi peut-on garantir aux gens de travailler dans de bonnes conditions.
Un tel changement de paradigme changerait aussi complètement les choses pour les directions. Elles n’auraient plus à se poser la question de faire de l’activité pour payer la masse salariale ou de baisser leur masse salariale pour faire face aux déficits. Les patients, enfin, auraient tout à y gagner. Le fait d’avoir des ratios adéquats permet de diminuer les complications au cours d’une hospitalisation, les réhospitalisations et aussi les décès.
Propos recueillis par Laurent Ottavi.
Photo d'ouverture : Gorodenkoff - @Shutterstock