Derrière une grande variété d’approches, la pensée décroissante contemporaine reste très marquée par une conception critique vis-à-vis du progrès en général, et du développement en particulier. Dans cette quatrième chronique pour Élucid, l'économiste David Cayla décortique les fondements théoriques de cette critique et s’interroge sur ses implications philosophiques. En rejetant le principe du développement, ne risque-t-on pas de renoncer à l’idéal universaliste des Lumières et de justifier l’obscurantisme ?
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1- La décroissance est-elle indispensable ?
2- Doit-on se débarrasser du PIB ?
3- La décroissance implique-t-elle une décroissance technologique ?
4- La décroissance implique-t-elle de renoncer au développement ?
5 - Publication à venir...
Dans la chronique précédente, nous avons présenté deux manières d’envisager la décroissance. L’approche « scientifique » fait l’hypothèse que la décroissance est nécessaire pour répondre à un triple problème : l’épuisement des ressources énergétiques et minérales, les dommages causés aux écosystèmes et le bouleversement engendré par le changement climatique. Contrairement à la doctrine de la croissance verte, cette approche estime que, face aux enjeux environnementaux, il n’existe pas de solution purement technologique.
Ses partisans insistent sur la nécessité de changer le système économique, ce qui implique que la solution soit autant politique que technique. L’ingénieur Clément Caudron souligne par exemple que si les solutions technologiques doivent être mises en œuvre autant que faire se peut, il ne sera pas possible pour autant de limiter suffisamment nos atteintes à l’environnement sans une remise en question du capitalisme, et sans organiser une baisse globale des revenus au sein des pays riches.
L’approche « philosophique » de la décroissance est très différente. Historiquement, elle trouve sa source dans les débats des années 1960 et 1970, à une époque où la question climatique ne se posait pas comme elle se pose aujourd’hui. Cette approche s’appuie sur les réflexions de philosophes tels que Jacques Ellul (1912-1994), Ivan Illich (1926-2002), Cornelius Castoriadis (1922-1997), ou sur celles de l’économiste Serge Latouche (né en 1940).
Durant les années 1970, la désillusion vis-à-vis du « socialisme réel » suscite l’apparition de nouveaux mouvements politiques parmi lesquels l’écologie politique. Cette dernière entend renouveler le discours de la gauche radicale en portant le double rejet du capitalisme occidental et du socialisme étatique. Tous deux sont accusés de proposer deux versions d’un même modèle fondé sur « l’expansion illimitée de la maîtrise rationnelle », pour reprendre les mots de Castoriadis. L’écologie politique entend rompre avec la logique du système « techno-industriel » et proposer un autre modèle de société. De ce fait, ses partisans s’opposent autant à la croissance pour ses effets écologiques que pour le modèle de société qu’elle induit.
Quelle est donc cette société que refusent les partisans de la décroissance philosophique et pour quel type de société militent-ils ? Ce sont ces questions qu’il nous faut à présent aborder. Nous verrons à cette occasion pourquoi la question du développement occupe une place centrale dans cette approche et les raisons pour lesquelles ils en rejettent la logique.
La critique du développement
La croissance n’est pas le développement. La première est quantitative alors que le second est qualitatif. La croissance peut se calculer de manière objective, à partir de l’évolution du PIB ou de tout autre indicateur. Le développement est soumis à un jugement politique en partie subjectif. Il inclut une dimension de progrès, c’est-à-dire un processus d’amélioration continue de la société dans son ensemble. Le développement possède en outre une dimension téléologique dans le sens où il se présente comme un processus d’évolution qui prend une direction prédéterminée. C’est cette téléologie qui est contestée par les partisans de la décroissance. L’idée de développement impliquerait que la destinée de toutes les sociétés serait de se conformer à des normes imposées par la civilisation occidentale. Il faudrait nécessairement passer par un progrès technique et scientifique, par une phase de révolution industrielle, pour parvenir enfin à une modernité sociétale susceptible de transformer les mœurs.
Critiques de cette vision du développement, les partisans de la décroissance estiment qu’il n’est pas possible de comparer la société occidentale moderne aux sociétés traditionnelles. « Nous ne pouvons donc absolument pas dire qu’il y a progrès de 1250 à 1950, car nous tenterions de comparer des incomparables ; nous dirions aussi bien qu’un avion est un progrès par rapport à un souvenir », écrit Jacques Ellul en 1954 dans La Technique ou l’enjeu du siècle. Pour Ellul, toute comparaison nécessite d’établir des normes objectives. Or, les normes sont nécessairement le produit des sociétés elles-mêmes :
« Lorsque tout un peuple est orienté vers la recherche de la justice ou de la pureté, lorsqu’il obéit en profondeur au primat du spirituel, il n’éprouve pas de souffrance à ce qui lui manque matériellement ; exactement et inversement comme aujourd’hui la masse ne souffre pas de ce qui lui manque spirituellement. C’est une affaire de jugement et de civilisation. »
La critique du développement s’appuie sur deux principes. Tout d’abord, il y a le fait que la société moderne, entièrement façonnée par la technique, possède sa propre normativité. Elle excelle donc, mais uniquement dans les dimensions qui lui sont propres. Certes, l’homme médiéval est matériellement plus pauvre ; mais si nous devions juger la société contemporaine à l’aune des valeurs médiévales, ce serait notre société qui serait pauvre.
Le second principe est que le capitalisme industriel ne serait que le produit d’un occidentalisme qui ne peut prétendre à l’universalité. Le siècle des Lumières aurait engendré une rupture anthropologique fondamentale portée par le culte de la science, du progrès et de la raison, lesquels auraient enfanté l’homo economicus, c’est-à-dire un être mû par le seul intérêt et détaché de toute valeur qui ne soit pas économiquement rationnelle.
Ainsi, pour les partisans de la décroissance, accepter le développement ne serait rien d’autre qu’accepter un néocolonialisme qui pourrait éradiquer ce qui reste des sociétés traditionnelles.
Serge Latouche raconte, dans un ouvrage récent, comment ses idées ont été marquées par sa découverte de l’Afrique au milieu des années 1960, et comment son marxisme originel est « devenu tiers-mondiste » à la faveur de ses rencontres avec les acteurs d’ONG et de mouvements militants des pays du Sud (1). Si le concept de décroissance a fini par s’imposer dans les sphères militantes et écologiques, explique-t-il, c’est justement parce qu’il permettait de s’affranchir d’un autre concept, celui de « développement durable » (sustainable development en anglais), mis en avant par l’ONU dans un rapport de 1987. Pour Latouche, l’idée de développement durable est un « oxymore », « une tentative incantatoire de sauvetage de la croissance » (2). « C’est la fascination de la soutenabilité qui permet de “sauver” le développement et explique en partie l’étonnante résilience du concept », écrit-il.
Le développement durable ne serait, en fin de compte, que l’autre nom de la « croissance verte », poussée par les classes dominantes afin de préserver la logique du système capitaliste. Non seulement le développement durable est un mythe, mais ce serait surtout un « concept fourre-tout » donnant l’illusion de concilier les intérêts du monde des affaires avec les désirs « des rêveurs, des naïfs et des idéologues ». De plus, l’idée de développement durable s’insère parfaitement dans la vision téléologique de Rostow des étapes de la croissance, en constituant la sixième et ultime étape du processus de développement (3).
Un refus de la société centralisée et de l’État
Le développement, c’est aussi le progrès, et plus spécifiquement le progrès technique. Dans la chronique précédente, nous avons souligné les raisons pour lesquelles les partisans de la décroissance philosophique s’en méfient. Toute solution technique suppose de déléguer une partie de son bien-être à un outil ou une machine dont le bon fonctionnement doit être géré par un spécialiste, un ingénieur ou un technicien. Les solutions technologiques supposent donc de confier certains aspects de sa vie à un inconnu, ce qui engendre une perte d’autonomie et de contrôle vis-à-vis de sa propre existence.
C’est cette dépendance produite par la technique que rejettent, au fond, les partisans de la décroissance. La préférence pour l’énergie éolienne et le rejet du nucléaire n’ont pas d’autre origine. La centrale nucléaire est le royaume de l’ingénieur qui, seul, peut en comprendre le fonctionnement. À l’inverse, le mécanisme d’une éolienne ou celui d’une centrale thermique apparaissent plus simples. Intuitivement, on peut se sentir capable de démonter et de réparer une éolienne, alors que personne ne s’aventurerait au sein d’un réacteur nucléaire sans avoir au préalable acquis de solides compétences théoriques et techniques. Je suis persuadé qu’on ne peut comprendre le choix a priori irrationnel, fait en 2023 par les écologistes allemands, de prolonger les centrales à charbon tout en fermant les derniers réacteurs nucléaires, si l’on ne fait pas l’hypothèse que, derrière ce choix, il y a une obsession du contrôle et la crainte d’une dépendance vis-à-vis d’un système technique maîtrisé par des spécialistes.
Dans son ouvrage de 1954, Ellul décrit parfaitement les transformations que fait peser, selon lui, le progrès technique à la société. Pour Ellul, le développement technologique engendre un processus autonome fonctionnant selon sa propre logique et qui échappe à tout contrôle. Ainsi, la société est amenée à s’adapter à la technique. « La technique suppose toujours un centralisme, écrit Ellul. Lorsque je me sers du gaz ou de l’électricité, ou du téléphone, ce n’est pas un appareil nu et simple à ma disposition qui entre en jeu, c’est une organisation centralisée ».
Or, pour éviter que chacune de ces solutions techniques ne fonctionne de manière indépendante les unes des autres, il faut qu’il y ait un organe de coordination supérieur. Cet organe ne peut être que l’État, estime Ellul. L’État constitue « l’organe d’élection du centralisme technique ». Ainsi, le progrès technique, parce qu’il suppose une complexification croissante de la société et une dépendance accrue de ses membres les uns envers les autres, en vient à instaurer la mainmise de la société par l’État :
« Cette double relation qui fait que l’État assure toute la vie de la nation, et que tout ce qui est de la nation converge vers l’État, se précise, se renforce, se pétrifie lorsque les éléments techniques entrent en jeu. Ce qui était tendance devient cadre, ce qui était discours devient moyen, ce qui était relation d’administration à peuple devient organisation. »
Pourquoi le développement de l’État constitue-t-il un problème ? Pour Ellul, l’État, tout comme la technique, fonctionne selon une logique qui échappe au citoyen. Le danger est donc que le développement conjoint de la technique et de l’État participe à creuser un moule incompatible avec l’autonomie des individus. À terme, la croissance de l’État engendrerait nécessairement une organisation autoritaire de la société. « L’économie fondée entièrement sur la technique ne peut pas être une économie libérale », écrit-il. L’autoritarisme doit nécessairement se développer avec la technique, car « la standardisation suppose singulièrement une action très autoritaire de l’État, un contrôle minutieux, une centralisation de plus en plus poussée, un esprit de décision très peu démocratique ».
Le refus obsessionnel du nucléaire par les écologistes est, au fond, un refus de l’État, lui-même porté par la crainte que son expansion soit porteuse de centralisme et d’autoritarisme. L’éloge du libéralisme qu’on retrouve chez Ellul est pour sa part assez logique, et il ne faut pas s’étonner qu’une partie de la mouvance écologique en vienne à être assez perméable à une autre mainmise, celle qu’impose le marché à la société et qui leur pose souvent moins question. Jusqu’aux années 1990, on ne trouvait que rarement, dans le discours écologique porté par les partisans de la décroissance, une critique argumentée du marché. Le propos critique est presque exclusivement tourné contre la technique, la centralisation, la rationalité économique et l’État lui-même, du fait qu’il se trouve à la synthèse des trois éléments précédents.
La vision d’Ellul, même si elle date de 1954, imprègne encore aujourd’hui les représentations portées par les militants de la décroissance. L’idéal social de la décroissance est clairement celui de la petite communauté autonome et auto-gérée. « Small is beautiful », écrit le militant Vincent Liegey en proposant de « trouver des équilibres, des solidarités et de la convivialité dans des communautés humaines de taille mesurée » (4). Dans la même page, il propose un encadré sur l’autonomie, définie comme la capacité de « s’auto-instituer ses propres règles de manière responsable ». Il ajoute que l’autonomie représente « un concept philosophique centrale pour la décroissance ». Logiquement, Liegey milite pour un contrôle démocratique de la science et de la technologie :
« Qui choisit d’orienter les dépenses publiques vers la 5G ou les nanotechnologies ? Notre rapport au progrès, donc à l’innovation technique, et au développement de nos sociétés devrait être démocratique. Il serait souhaitable d’organiser des consultations citoyennes, des délibérations ou des conventions comme celle qui a eu lieu sur le climat, autour des investissements lourds en termes de recherche et d’infrastructures. »
La vision proposée par Liegey illustre également une défiance vis-à-vis de l’État et des principes de la démocratie représentative. Évoquant l’expérience des ZAD « zones à défendre », Liegey rappelle que « des collectifs font déjà sécession » et que « de nombreux projets d’infrastructure sont rejetés par les populations locales », oubliant au passage que le référendum sur la construction de l’aéroport Notre-Dame-des-Landes avait finalement été remporté par les partisans du projet.
Une société organisée implique une dépendance accrue envers les autres. À mesure que la technologie et la division du travail se développent, cette dépendance ne peut que se renforcer. Le développement entraîne donc logiquement une certaine perte d’autonomie. Faire le pari de la décroissance c’est, au fond, refuser cette logique. Ainsi, le sentiment qui irrigue ses partisans n’est pas la foi dans le genre humain, mais plutôt la défiance vis-à-vis de l’autre, en particulier lorsque ce dernier entend s’extraire de la communauté en lui imposant des savoirs complexes. La fulgurance de Sandrine Rousseau qui déclarait dans Charlie Hebdo : « Je préfère des femmes qui jettent des sorts plutôt que des hommes qui construisent des EPR » en est une belle illustration.
Une critique de la modernité
L’accès d’une société à la modernité engendre un désenchantement dans les deux sens du terme. Le passage à la modernité suscite d’abord une forme de désillusion. La richesse et l’abondance promise par la production industrielle et la consommation de masse ne suffisent pas à satisfaire les besoins. Chaque besoin, une fois rassasié, crée automatiquement un autre besoin, tant est si bien que la satisfaction face à la vie n’arrive jamais. « Une vue simpliste annonce le repos pour tous et l’abondance, grâce à cette technique. Les choses ne sont hélas pas aussi claires et nous sommes en présence d’un phénomène qui provoquera une véritable mutation économique », estime Ellul. « On a trop bien cru à la Grande Relève et à l’Abondance : on ne veut plus tomber dans le panneau ».
Le désenchantement apporté par la modernité illustre aussi la disparition de la dimension spirituelle, la perte des croyances et l’affaiblissement du religieux. Ce qui est reproché à la modernité, c’est donc aussi la perte de sens, une transformation des valeurs, le goût pour la matérialité et le renoncement à la transcendance.
Nous avons écrit plus haut que le refus du développement s’expliquait par le refus de l’occidentalisation du monde, et que les partisans de la décroissance estiment qu’on ne peut comparer les sociétés entre elles du fait de systèmes de valeur différents. Mais cette posture relativiste comporte également un jugement de valeur qui entend démontrer la supériorité des sociétés traditionnelles sur la société capitaliste occidentale.
Interrogé sur France Inter le 25 novembre 2023, le physicien et philosophe Aurélien Barrau commence ainsi par dénoncer le « néocolonialisme ambiant » des Occidentaux dont l’idéologie, selon lui, « ravage » la planète. Pour répondre à cette destruction, il rejette toute solution technique qu’il qualifie de « prosaïque ». « Le techno-solutionnisme relève d’une abjection suprême », affirme-t-il. Cela aurait pour effet d’engendrer une « désublimation du réel ». « Nous ne sommes pas face à un problème scientifique. Nous sommes face à un problème de vision du monde », explique-t-il en soulignant l’importance de la poésie en tant que rempart contre la généralisation du prosaïque.
La technologie est comparée à un cancer : « Je crois que notre technologie aujourd’hui est devenue autonome. Ce sont des machines qui construisent des machines, des programmes qui conçoivent des programmes, et cette autonomie est devenue littéralement métastatique ». Mais pour Barrau, si l’Occident a échoué, il n’en va pas de même des sociétés traditionnelles et de ceux qui ne sont pas soumis à l’idéologie occidentale :
« Il suffit de regarder les autres cultures. La quasi-totalité des êtres humains avec lesquels nous avons partagé cette planète n’avait pas du tout notre rapport de prédation nécrophile à leur environnement et aux autres vivants. […] La question aujourd’hui n’est pas : comment allons-nous expliquer la catastrophe écologique aux Africains ? La question est : comment peut-on apprendre des Africains d’autres manières de vivre ? »
Ces réflexions sont partagées par d’autres théoriciens de la décroissance. Ainsi, bien qu’il persiste à se qualifier comme « un fils de la Révolution française, donc un produit des Lumières », Serge Latouche propose pourtant de dresser un inventaire de la modernité, considérant qu’il convient de rejeter certains de ses aspects (5). Plus précisément, Latouche critique la rationalité économique, inventée au XVIIIe siècle, et qui s’est imposée avec la révolution industrielle. Ce produit de la modernité est jugé profondément néfaste :
« Cette mégamachine, cette machine sociale et technologique, qui opère sous la règle et la domination de la rationalité technoscientifique, cette absorption du social dans les machines qui se produit avec l’autonomisation du technique et de l’économique – c’est-à-dire leur séparation du social –, est fondé, à tous égards sur la démesure et prétend être rationnelle. La rationalité cependant, c’est toujours et exclusivement la rationalité économique, qui est la poursuite du profit, du plus grand profit possible. »
Inversement Latouche semble porter le plus grand respect pour les modes de vie traditionnels qu’il estime empreints de sagesse, de modération et de discernement. « La sage “reproduction” des écosystèmes sociaux traditionnels n’impliquait pas nécessairement la stagnation, et encore moins la régression, mais une évolution mesurée hors du culte obsessionnel de la croissance », écrit-il dans Le Pari de la décroissance.
Comme Barrau, Latouche affirme que la solution à la crise écologique ne peut pas être technique. Elle est d’abord philosophique et morale. Il faudrait en premier lieu « sortir de l’économie », c’est-à-dire de la représentation économique et utilitaire de l’organisation sociale qui constitue, pour Latouche, une véritable « religion », « un totalitarisme économiciste, développementiste et progressiste ». Face à cette religion, il faudrait « décoloniser l’imaginaire » de l’empreinte que l’Occident lui a laissé. Cela permettrait d’appréhender les problèmes de manière différente. Ainsi, Latouche estime que la pauvreté n’est un problème que si l’on considère la richesse comme un but en soi :
« En se polarisant sur la richesse économique dans une société marchande, on sélectionne la pauvreté comme un problème et une injustice contre lesquels il faut lutter. Or, combattre la pauvreté est vain, car le seuil de pauvreté se déplace toujours vers le haut avec la croissance […]. Pour rendre sa dignité à la pauvreté matérielle, éliminer la misère et retrouver le sens des “vraies richesses”, il faut mettre des bornes à l’enrichissement économique. »
Comme le dit Sénèque, « le pauvre n’est pas celui qui a peu, mais celui qui en veut toujours plus ». Dans ce sens, décoloniser l’imaginaire de l’obsession de la croissance serait la seule façon de lutter vraiment contre la pauvreté.
Que tirer de ces réflexions ? Ce qui surprend, c’est la proximité du discours décroissant avec les idéologies passéistes. L’économiste Jean-Marie Harribey ne dit pas autre chose :« Le paradoxe est que le courant de la décroissance adopte une posture très critique à l’égard du capitalisme. Mais la critique de celui-ci se fait le plus souvent au nom du passé. Les communautés traditionnelles sont magnifiées alors qu’elles connaissaient pour la plupart des phénomènes de domination, notamment des hommes sur les femmes ». Mais le plus problématique n’est pas tant la critique de la modernité en général que ce qui est critiqué. « Pour les théoriciens de la décroissance et du refus du développement, la coupable est finalement la Raison, confondue avec la rationalité capitaliste, qui a désacralisé, “désenchanté” le monde », écrit Harribey (6).
Une théologie de la décroissance ?
D’une certaine manière, les partisans de la décroissance ont raison d’affirmer que « la décroissance n’est pas la récession ». La société qu’ils entendent bâtir n’est pas juste l’inverse de la société de croissance, mais une société fondée sur autre vision du monde. Aussi, la question n’est pas de décroître économiquement en laissant le reste des institutions inchangé, mais de tout remettre à plat. C’est pour cette raison que de nombreux auteurs de la décroissance préfèrent se qualifier d’a-croissants ou de post-croissants.
Pourtant, la question qui vient immédiatement après avoir rejeté, non la croissance, mais bien l’idéologie qui sous-tend la croissance, est de savoir par quoi la remplacer et sur quoi refonder une nouvelle société. Et puis comment, concrètement, changer l’imaginaire ? Pour les auteurs décroissants, cette question doit avant tout être posée sur un plan moral. Dans un entretien accordé au Monde en décembre 1991, Cornelius Castoriadis dessine les contours de sa société idéale :
« Un changement d’attitude envers la nature est indispensable. Nous devons nous défaire des fantasmes de la maîtrise et de l’expansion illimitées, arrêter l’exploitation sans bornes de notre planète, cohabiter avec elle amoureusement, comme un jardinier avec un jardin anglais. »
Les mots employés relèvent davantage du registre des sentiments que de celui de l’argumentation rationnelle. C’est sur ce plan que les théoriciens de la décroissance entendent se positionner, et ce n’est pas un hasard ; car contre la raison, il faut faire valoir l’émotion, les sentiments et la transcendance.
Il convient de ne pas sous-estimer l’importance de la religion et de la théologie qui irrigue les théories de la décroissance. Universitaire et historien du droit, Jacques Ellul est également un théologien converti au protestantisme à l’âge de 18 ans, après une révélation mystique. « La rencontre avec Dieu a provoqué le bouleversement de tout mon être, à commencer par un reclassement de ma pensée », déclare-t-il (7). Ivan Illich, pour sa part, est certes un philosophe, mais aussi un théologien et un prêtre catholique. La critique qu’ils adressent à la technologie et à la modernité est un appel au retour de la foi au sein de la société. « Alors que la modernité avait laïcisé la société, confinant la religion à la sphère privée, le religieux est réintroduit dans l’ordre politique pour détruire celui-ci comme lieu de construction de la cohabitation entre les humains », écrit Harribey.
Le retour du religieux comme principe fondateur de l’écologie n’est pas toujours implicite. Dans Le Tao de l’écologie, publié en 1993, le philosophe franco-britannique Edward Goldsmith, qui est aussi le fondateur de la revue The Ecologist, en appelle explicitement à la foi, à l’émotion et à la subjectivité comme principes cardinaux d’une refondation de l’écologie et de la société (8) :
« Il semble qu’aucun des principes de l’écologie de Gaïa ne puisse se conformer au paradigme des sciences, de même que jamais la conception moderniste ne pourra s’accommoder des politiques nécessaires, pour mettre fin à la destruction de la planète et développer un mode de vie satisfaisant et épanouissant. Nous avons besoin d’une autre vision du monde pour satisfaire à ces exigences. »
Pour Goldsmith, « les chercheurs éclairés sont parfaitement conscients que la science est, elle aussi, une foi ». Autrement dit, contrairement à ce qu’elles proclament, « les sciences ne sont pas objectives ». Or, toute remise en question de la croyance fondamentale du modernisme reviendrait selon lui à « blasphémer contre l’évangile moderniste ».
Là encore, il ne faut pas croire que ces discours n’exercent aucune influence sur les représentations des militants de l’écologie et de la décroissance. De fait, le rejet de la Raison et de la science conduit naturellement au retour du refoulé, c’est-à-dire de la foi et des croyances. Dans un fil sur X, la militante écologique Camille Hachez, ancienne secrétaire nationale des Jeunes écologistes, a mis en garde son mouvement à ce sujet. En décembre 2023, lors du meeting de lancement de leur campagne aux élections européennes, les Écologistes ont en effet organisé une séance de « body therapy » d’une vingtaine de minutes qui a suscité la perplexité. Pour Hachez, cette séquence est symptomatique de la manière dont « l’ésotérisme et autres outils de développement personnel » s’insinuent dans le discours politique de l’écologie. Or, ces pratiques s’inspirent d’une spiritualité New Âge qui n’a absolument rien de rationnel, et qui peut même, selon la militante, conduire à des dérives sectaires.
En guise de conclusion
Les théories de la décroissance sont marquées par une grande diversité ; certaines approches ne sont pas a priori contradictoires avec un discours rationnel. Après tout, il n’est pas déraisonnable de penser que le système économique actuel, mû par le capitalisme néolibéral, est insoutenable. Aussi, à l’heure de l’anthropocène, proposer de rompre avec cette logique pour préserver les grands équilibres de la biosphère doit être envisagé très sérieusement. Mais cette réflexion, légitime, ne doit pas être un prétexte pour défendre une vision passéiste et obscurantiste du monde. Or, une partie des théoriciens de la décroissance proposent une telle vision.
Le problème est que le discours sur la décroissance proposé au grand public, tel celui développé par l’économiste Timothé Parrique par exemple, pose un voile discret sur les conceptions philosophiques antimodernistes de nombre de théoriciens de la décroissance. Peut-on citer des auteurs comme Ellul, Illich ou Latouche en faisant systématiquement l’impasse sur les aspects réactionnaires de leur pensée ? Peut-on concilier une vision progressiste et humaniste de la société avec une pensée qui renie explicitement une partie de l’héritage des Lumières ?
Les militants de la décroissance devraient engager un sérieux débat avec eux-mêmes et choisir clairement un camp. Soit ils se rangent du côté de la Raison, du progrès et de la science, soit ils privilégient la spiritualité, le relativisme sociétal et la sensibilité subjective. Mais vouloir faire la synthèse de ces deux visions au nom de la cause militante sans en dévoiler les contradictions relève tout simplement de l’imposture.
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Notes
[1] Latouche (2023), Penser un monde nouveau, Payot-Rivages, p. 14.
[2] Latouche (2006) Le Pari de la décroissance, Pluriel, p. 113.
[3] Pour l’économiste américain Walt Whitman Rostow (1916-2003), il existerait cinq étapes de la croissance économique. 1/ la société traditionnelle, 2/la réunion des conditions préalables au développement, 3/le décollage économique, 4/la marche vers la maturité, 5/la société de consommation de masse.
[4] Vincent Liegey (2021), Décroissance. Fake or not ?, Tana éditions, p. 79.
[5] Latouche 2023, op. cit., p. 37-38.
[6] Harribey (2007), « Les Théories de la décroissance : enjeux et limites », Cahiers français, « Développement et environnement », n° 337.
[7] Patrick Troude-Chastenet (1994), Sur Jacques Ellul : un penseur de notre temps, Bordeaux-le-Bouscat, L'Esprit du temps, 1994, p. 88.
[8] Goldsmith (1993), Le Tao de l’écologie. Une vision écologique du monde, Edition du Rocher, p. 12.
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