L’immobilier, le pilier central sur lequel repose la croissance chinoise, montre des signes de craquelures, sinon des crevasses profondes qui seraient à même d’emporter tout l’édifice. L’une d’elles se dénomme Evergrande, un conglomérat dont les dettes dépassent les 300 milliards de dollars. Sa faillite pourrait générer un « moment Lehman Brothers », l’instant de panique où les investisseurs perdent pied, déclenchant ainsi un remake de la crise financière de 2008. Le responsable est tout trouvé : c’est le président Xi Jinping lui-même qui aurait ouvert la boîte de Pandore.

Démesure, c’est le mot qui vient à l’esprit lorsque l’on emprunte l’un des gros ferries qui s’engouffrent par grappe de six dans les écluses du barrage des trois gorges (2,3 km de longueur). Les vannes se referment, l’eau monte d’une vingtaine de mètres, un sas s’ouvre sur l’écluse suivante. Cinq écluses et quatre heures plus tard, le ferry est enfin libre.
– « Vous avez des barrages aussi grands en France ? » taquine une jeune Chinoise.
– « Euh non, cela ne risque pas. »
Devant nous s’étale le lac de retenue, quelque 640 km jusqu’à Chongqing, approximativement la distance entre Paris et… Stuttgart. La démesure de la Chine vous éclate à la figure ; il a fallu 13 ans pour construire cet ouvrage pharaonique qui a englouti 13 villes, 4 500 villages et 162 sites archéologiques. Accessoirement, plus de 1,3 million de personnes furent déplacées. Nous étions alors en 2006, l’époque révolue d’une mondialisation heureuse qui suscitait les espoirs et convoitises d’un Occident attiré par la croissance à deux chiffres de l’Atelier du monde.
Un bien immobilier, sinon rien
C’est peu d’écrire que le secteur de la construction est au cœur de l’économie chinoise, c’est la pierre angulaire d’un développement reposant sur un modèle purement industriel. En chiffres, il représente entre 25 et 30 % du PIB de la Chine. En 2008, alors que les vagues destructrices de la crise américaine des subprimes déferlaient sur le monde, Pékin ne ferla pas ses voiles pour affronter la tempête. Au contraire, le pouvoir chinois les déploya en injectant 4 000 milliards de yuans (512 milliards d’euros) dans son économie. Cette débauche de crédits et d’investissements, spécialement dans les infrastructures, a permis à l’économie chinoise de croître de +8,7 % en 2009, puis de +10,4 % en 2010, entraînant à sa suite le reste du monde. La Chine asseyait alors sa position enviée de « locomotive de l’économie mondiale ».
Or, ce modèle de développement basé sur les infrastructures est arrivé à maturité, le secteur de l’immobilier est non seulement saturé (85 à 90 % des Chinois sont propriétaires de leur logement), mais il a généré une bulle. Plus de 20 % des logements sont inoccupés ; les ménages ont parié sur l’expansion continue du marché et spéculé sans retenue. Cet optimisme se comprend : jusqu’en 2020, l’immobilier se révélait le placement familial par excellence. De plus, socialement parlant, posséder un appartement concrétise un sésame de choix pour ouvrir le cœur de celle avec qui l’on souhaite convoler.
L’engouement débuta en 1998, lorsque Pékin abandonna le système socialiste d’attribution des logements pour un système basé sur le marché, en autorisant les ménages à devenir propriétaire. D’un coup, ce furent plus de 1,2 milliard de primo-accédants potentiels qui déboulèrent sur le marché. Couplée à un exode rural vers les villes, la demande avait de quoi faire chavirer les têtes des promoteurs immobiliers les plus équilibrées. Ne serait-ce que par la croissance démographique et industrielle, la demande était déjà conséquente et l’État accorda, dès 1994, la possibilité aux entrepreneurs de vendre sur plan – une pratique répandue à travers le monde, sauf qu’en Chine, l’acquéreur paie comptant son achat au constructeur. Ainsi, celui-ci n’a pas besoin de fonds propres importants pour organiser les préventes, se procurer les terrains auprès des municipalités et commencer les travaux.
Tant que le marché demeurait en expansion, acheter sur plan ne posait guère de souci. Ce système a permis le boom fulgurant des géants de l’immobilier tels Evergrande et Country Garden nés dans les années 1990. Toutefois, par certains aspects, le financement de l’immobilier chinois relève d’une pyramide de Ponzi, c’est flagrant pour Evergrande. Le groupe a spéculé sans vergogne, investissant dans des terrains, misant sur les plus-values futures de parcs immobiliers, etc. Ceci en laissant sa dette gonfler, en escomptant qu’elle serait toujours couverte par les avances des futurs clients.
Jusqu’en 2019, l’euphorie régnait dans un secteur devenu très spéculatif ; à son apogée, il représentait 70 % de la richesse des ménages. Les craintes d’un retournement de la conjoncture ne douchaient pas l’enthousiasme des ménages et des entreprises. Et pourquoi s’en seraient-ils inquiétés outre mesure ? Depuis son ouverture au monde au début des années 1990, Pékin est toujours venu à la rescousse en cas de ralentissement économique, en supportant massivement le secteur de la construction. Les 4 000 milliards de yuans alloués en 2008 représentent 12,5 % du PIB chinois de cette année noire. L’effort consenti par Pékin fut le triple de celui concédé par Washington.
Revers de la médaille, la dette chinoise commença à bourgeonner, de 5 % de la dette mondiale en 2008, elle est estimée aujourd’hui à 20 % selon le FMI. Particulièrement mise à contribution pour concrétiser les grands travaux de relance, les collectivités locales ont recouru à l’emprunt via un système singulièrement opaque, les local government financing vehicles (LGFV), des instruments financiers soutenus par la vente de terrains. Cette « dette cachée » des collectivités locales – la somme des emprunts financés hors des circuits bancaires et non inscrits dans les bilans de l’État – est passée de 10 700 milliards de yuans en 2011 à plus de 30 000 milliards de yuans (3 850 milliards d’euros) en 2022.
Les trois lignes rouges
Ce ballonnement – hors de contrôle ? – de la dette chinoise et particulièrement de celle des collectivités locales liées à la dérive spéculative du marché immobilier ont alerté le pouvoir central. En 2017, Xi Jinping martela une phrase lapidaire qui résonne encore aujourd’hui : « le logement est fait pour l’habitation, pas pour la spéculation ». Autrement dit, le président a pleinement conscience que le marché de l’immobilier doit être assaini, l’abcès spéculatif crevé. La Banque centrale et le ministère du Logement chinois passeront à l’action en août 2020, trois « lignes rouges » sont alors imposées aux constructeurs :
- un actif supérieur à 70 % du passif
- des fonds propres supérieurs à 100 % de la dette nette
- une trésorerie à même de couvrir à 100 % la dette à court terme
En 2020, très peu d’entreprises respectaient ces critères ; elles commencèrent alors à s’y conformer, enfin essayèrent, mais en pleine pandémie de Covid-19, l’opération se révéla très vite une gageure insurmontable. L’année 2021 fut marquée par le confinement total des mégalopoles chinoises (comme Shanghai) durant des semaines. Les transactions immobilières se figèrent, les prix décrochèrent. Pratiquement sans apports de liquidités fraîches pour régler les dettes à court terme et sans possibilité d’emprunter du fait de l’application des trois lignes rouges, les sociétés immobilières se retrouvèrent brutalement en mal de liquidités. La plus affectée est Evergrande, avec plus de 300 milliards d’euros de dettes.
En septembre 2021, alors que le prix de l’immobilier chute de 20 % en un an, la valeur des actions de la société s’effondre en bourse, sa cotation est suspendue. Les craintes sont vives, le champion de l’immobilier ne serait plus en mesure de faire face à ses échéances. Or, Evergrande détient plus de 1,3 million de logements vendus, mais inachevés, et emploie 200 000 personnes. Indirectement, 3,8 millions d’emplois sont menacés. La peur d’une contagion aux autres géants de l’immobilier se répand, la confiance des acquéreurs potentiels s’effrite, ils repoussent leurs achats. Faute de liquidités, les chantiers sont à l’arrêt. Par dizaines de milliers, des ménages ploient sous les emprunts à rembourser, mais sans appartement à la clé. Certains refusent de continuer à verser leurs mensualités aux organismes de crédits et descendent dans la rue. Le pouvoir chinois s’en émeut. Au nom de la stabilité sociale, les forces de l’ordre dispersent les manifestations.
Cette fois-ci la bulle immobilière a bel et bien éclaté et c’est au tour des comptes des collectivités locales de virer au rouge. Les confinements à répétition avec les dépistages quotidiens, etc., ont déjà asséché leurs trésoreries. Pire, les grandes villes et provinces ne peuvent plus se refinancer via leurs LGFV. Ceux-ci dépendent de la vente de terrains qui ne trouvent plus d’acquéreurs dans un marché atone. Les dettes des collectivités locales grimpent en flèche. Elles atteignent aujourd’hui des sommes démentielles : 66 000 milliards de yuans (près de 8 500 milliards d’euros) en 2023 selon le FMI, soit plus de la moitié du PIB chinois.
2021 fut l’annus horribilis de l’immobilier chinois. L’année 2022 se révéla tout aussi catastrophique sinon plus, Evergande erra de Charybde en Scylla sans parvenir à restructurer sa dette. Les comptes d’autres groupes immobiliers virèrent à l’écarlate. Le plus notable est Country Garden, un conglomérat spécialisé dans le développement des petites villes avec plus de 3 000 projets en cours. En décembre 2022, la dette de Country Garden est estimée à 180 milliards d’euros. Las, la contraction du marché immobilier se poursuit. Les 100 premières sociétés immobilières ont vu leurs ventes chuter de 42 % en 2022, soit -67 milliards de dollars.
Toutefois, un regain d’optimisme souffle sur la Chine post Covid-19 : en novembre, Pékin met un terme brutal aux mesures sanitaires. Le pays peut enfin respirer, chacun s’attend à une envolée de la consommation. Le 6 janvier 2023, le ministre du Logement, Ni Hong, se montre rassurant « la Chine [va] travailler à promouvoir la reprise et le développement stable du marché immobilier ». La règle des trois lignes rouges serait assouplie.
Déception, l’embellie ne survit pas au printemps et les ventes immobilières reculent à nouveau. Injonction émanant de Pékin, les constructeurs sont sommés de terminer les chantiers en cours. Country Garden s’engage à compléter la construction de 700 000 logements dans l’année. À la fin du premier semestre, moins de la moitié de son objectif est atteint. Le mois d’août se révèle particulièrement calamiteux, la Chine entre en déflation, le marasme économique est perceptible ; en juillet les exportations ont régressé de 14,5 %.
Sans réelle surprise, Evergrande se déclare en faillite le 17 août aux États-Unis afin de préserver ses actifs américains. L’entreprise tente désespérément de gagner du temps pour réussir la restructuration d’une dette évaluée à 340 milliards de dollars. De son côté, Country Garden dévoile qu’elle traverse une période « difficile ». Un euphémisme : au cours des huit premiers mois de l’année, les ventes de la société ont reculé de 44 % par rapport à 2022, une année déjà noire.
En septembre, la faillite d’Evergrande se précise. Xu Jiayin, son fondateur, est placé en résidence surveillée. « L’entreprise a fait l’objet d’une notification des services compétents selon laquelle M. Xu Jiayin [...] fait l’objet de mesures coercitives en raison de soupçons de crime ou délit en infraction à la loi », annonce l’entreprise dans un communiqué. La troisième fortune chinoise (42,5 milliards de dollars en 2017 selon Forbes) qui se dressait au côté de Xi Jinping lors des festivités organisées pour le 100e anniversaire de la fondation du parti communiste chinois (PCC) en 2021 n’est plus rien. Le 29 octobre, la haute cour de justice de Hong Kong ajourne la liquidation d’Evergrande. Le groupe a de nouveau rendez-vous le 4 décembre avec la haute cour. Celle-ci a précisé qu’elle signerait l’ordonnance de liquidation si aucune solution viable de restructuration de la dette d’Evergrande n’était proposée d’ici là (Finalement, Pékin n'a pu se résoudre à liquider Evergrande le 4 décembre, ndlr).
De son côté, Country Garden a réglé in extremis une échéance de 22,5 millions de dollars en septembre en recourant au délai de grâce de 30 jours. Le 17 octobre, une nouvelle échéance de 15 millions de dollars n’a pas été honorée. Une seconde faillite d’un géant de l’immobilier – en admettant que celle d’Evergrande est désormais acquise… – ne peut laisser le pouvoir chinois indifférent. Avec plus de 100 000 ménages « propriétaires » de logements inachevés, l’enjeu est trop important, ne serait-ce que pour la stabilité sociale et la légitimité du PCC.
Le dilemme de Pékin
D’une part, Pékin ne peut rester inerte lorsque le pilier central de l’économie s’effrite. D’autre par,t il n’est pas souhaitable de le soutenir comme par le passé et recréer ainsi une bulle spéculative. En début d’année, le pouvoir a donné des gages de bonne volonté en abaissant les taux d’emprunts hypothécaires et en réduisant le montant des acomptes versés par les acheteurs. Les constructeurs bénéficiant, eux, d’accès facilités au crédit pour achever les chantiers en cours.
En septembre, Pékin a révisé sa copie en minorant à nouveau les taux d’emprunts et en diminuant le montant des apports des primo-accédants de 30 à 20 %. Surtout, 1 000 milliards de yuans (128 milliards d’euros) ont été déposés sur la table. Ils soutiendront des projets de « reconstruction et d’amélioration des capacités de prévention des catastrophes naturelles », a déclaré Zhu Zhongming, le vice-ministre des Finances. Ces 1 000 milliards ne sont pas sans rappeler les 4 000 milliards de 2008 ; l’objectif est identique : revitaliser l’économie. Toutefois, l’orientation « verte » montre que cette manne pékinoise n’est pas directement destinée au secteur immobilier traditionnel. Ce serait futile et même dangereux.
Futile, le déclin démographique chinois est amorcé. Relancer la construction frénétique de nouveaux logements quand 20 % de ceux-ci sont inoccupés paraît d’autant moins viable que le chômage des jeunes atteint des records, 21,3 % des 16-24 ans en juin. Depuis, le Bureau national des statistiques (BNS) ne publie plus de chiffres sur ce sujet trop sensible. Dangereux, après trois décennies de chantiers pharaoniques tels le barrage des trois gorges, le modèle de développement industriel monomaniaque arrive en fin de vie.
Pékin en a bien conscience. La possibilité d’un Lehman brothers aux caractéristiques chinoises – petit clin d’œil au phrasé cher au PCC toujours prompt à se démarquer de l’Occident – ne peut être écartée. Nous ne sommes plus en 2008, la dette chinoise représente aujourd’hui 20 % de la dette mondiale. En comparaison, la dette américaine en représente 29 % ; ceci dit elle demeure relativement stable, celle des Chinois a explosé depuis la pandémie du Covid-19.
Deux scénarios divergents sont retenus par les économistes. Le plus consensuel envisage un marasme persistant en Chine qui prendrait le chemin du Japon des années 1990 avec une longue stagnation, ou convalescence si l’on veut rester optimiste. Le moins consensuel consisterait en un élargissement de la crise immobilière vers le secteur financier. Les analystes se montrent très prudents sur ce scénario catastrophe. En soi, cela se comprend, attiser les craintes au moment où les Chinois s’interrogent sur l’avenir est tout, sauf avisé.
Pour l’heure, la déchéance du fondateur d’Evergrande augure – sauf surprise de dernière minute – la liquidation de la société le 4 décembre prochain. L’affaire s’éternisant depuis plus de deux ans, nombre d’entreprises exposées – notamment les multinationales étrangères – ont eu le temps de prendre les mesures appropriées. Le premier défaut de paiement de Country Garden survenu le 17 octobre est plus problématique vu les 3 000 chantiers en cours de la compagnie. Ceci dit, la dette de Country Garden n’est pas aussi abyssale que celle d’Evergrande, sa faillite n’est pas à l’ordre du jour. Par ailleurs, le marché de l’immobilier s’est stabilisé en septembre et octobre.
Par contre, en août – et c’est un signe que la crise immobilière gagne le secteur financier –, le Zhongzhi Enterprise Group (un conglomérat financier estimé à 138 milliards de dollars) a raté l’une de ses échéances. Cette société pratique le « shadow banking ». En simplifié, elle mise sur des activités bancaires assez peu réglementées issues de la titrisation et agit en marge des banques traditionnelles, ceci sans filet de sécurité. Avantage, Zhongzhi rémunère ses dépôts entre 6 et 10 %, la mise minimum est de 136 700 dollars. Sa faillite entraînerait des particuliers et surtout les entreprises qui lui ont confié leurs économies. La Chine se rapprocherait alors dangereusement d’un instant Lehman Brothers. Sans surprise, Zhonghi observe un mutisme glacé face aux questions des médias.
Difficile sinon impossible de prévoir si, à terme, le secteur financier sera rattrapé par la crise immobilière. À l’instar de n’importe quel gouvernement, le pouvoir chinois affiche un optimisme de façade. La croissance chinoise atteindra les objectifs fixés, cette année, plus de 5 %. N’en déplaise au président américain Joe Biden, la Chine n’est pas « une bombe à retardement ». Au contraire, son économie semble en bonne voie de rétablissement. Détail planétaire, chaque point de croissance de la Chine se traduit par un gain de +0,3 % de la croissance mondiale selon le FMI.
Laissons le mot de la fin à l’ancien Premier ministre Li Kekiang récemment décédé. Connu pour son franc parlé, il déclara en 2007 à un diplomate américain que les chiffres du PIB étaient particulièrement « arrangés », des données « pour référence seulement », aurait-il précisé avec un sourire.
Rien n’indique que la valeur des datas publiées par le BNS soit différente de nos jours, l’état réel de l’économie chinoise demeure voilé. Est-elle au bord de la catastrophe ? Stable ? En voie de recouvrement ? Le mystère se dévoilera peut-être dans quelques semaines ou mois.
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