Pour l'ancien insider de la Commission Trilatérale, les mécanismes d'accumulation de liquidités ont pour une large part provoqué le cataclysme de la crise financière. Dans cet entretien exclusif réalisé par Olivier Berruyer en 2013, Hervé de Carmoy, fin connaisseur du milieu bancaire, analyse les dérives du système financier.
Hervé de Carmoy (1937 -) est un ancien dirigeant de banque. Il a été, entre autres, Directeur général pour l’Europe de la Chase Manhattan Bank NA (1963-1978), Directeur général à la Midland Bank PLC Londres et Président de Thomas Cook PLC (1978-1988). Il a également été Président de la Section française de la Commission Trilatérale (1989-2004), organisation privée créée en 1973 et regroupant diverses personnalités (hommes d’affaires, hommes politiques, décideurs, etc.).
Olivier Berruyer (Élucid) : M. de Carmoy, quel regard portez-vous sur la crise économique que nous traversons ?
Hervé de Carmoy : Selon moi, la crise est liée à l’accumulation de capital dans d’immenses proportions – des trillions de dollars pour la Chine, le Japon et les pays pétroliers d’Afrique du Nord ou les Émirats en ce qui concerne le capital liquide. Dans ces pays, les sommes disponibles et non investies sont colossales. Les États, devant la baisse des taux d’intérêts provoqués par cette masse d’argent, augmentent leur endettement. À partir du moment où cet argent est disponible à des taux faibles, cela permet de financer les dépenses au lieu de financer l’investissement.
Les États-Unis, par exemple, ont ainsi déboursé beaucoup plus que par le passé pour leurs dépenses militaires. Ils ont également sauvé certaines banques dépensant des montants énormes, de l’ordre de centaines de milliards de dollars. Ils ont aussi accordé des facilités à d’autres segments de la population. La France n’a pas fait différemment. Elle a augmenté ses dépenses considérablement. Tous les pays l’ont fait. La disponibilité des liquidités a explosé et la baisse des taux en est l’explication.
Certains pays, au fur et à mesure qu’ils amassent des liquidités, sont de plus en plus tolérants en ce qui concerne les risques qu’ils prennent. Et lorsqu'on réalise que le déficit a augmenté, que la balance des paiements est encore plus mauvaise, que l’endettement de la France s’est détérioré, ces choses ont peu d’impact sur les marchés tant les liquidités sont importantes.
O. Berruyer : Comment avez-vous vécu la crise financière en septembre 2008 ?
H. de Carmoy : J’appréhendais cette crise depuis deux ans déjà. Pourquoi ? À cause de l’explosion du hors bilan qui fragilisait toutes les banques. De 1998 à 2012, il est passé de 100 000 à 700 000 milliards. C’est ça, la racine du mal. Le gigantisme économique a atteint ses limites.
À l’époque, je m'étais rendu voir des amis à Bâle, à la Federal Reserve, pour avoir les chiffres exacts. La banque d’Angleterre a très amicalement discuté de ces chiffres avec moi et il m’est apparu que nous avions quasiment perdu le contrôle de la banque. J’ai donc quitté ma banque pour une autre qui ne faisait pas de produits dérivés.
Avez-vous craint que tout s’écroule ?
Oui, parce que j’ai senti que les montants ne pouvaient en aucun cas être compensés par le marché. Quand j’ai vu de grandes banques françaises ou européennes comme la Deutsche Bank, absorber dans leurs bilans (c’est-à-dire dans leurs comptes propres) des montants faramineux d’obligations d’État, je me suis inquiété. Elles les absorbaient énormément : l’État sortait un emprunt de 50 milliards, elles en prenaient entre un et cinq milliards sur leurs fonds propres.
L’indépendance de l’État et de sa gouvernance à l’égard des banques s’affaiblissait. Vous ne pouvez pas remettre en question la survie d’une grande institution qui a pris plusieurs dizaines de milliards d’obligations publiques. Vous préférerez dire à votre banque centrale de l’aider à la moindre difficulté qu’elle aura.
« Les 80 % des Français qui vivent entre 1 et 3 SMIC n’accumulent plus assez d’épargne ; ils ont des comptes-épargne qui ne rapportent que 1 à 2 %, et ce pour des montants très faibles. Où se situe l’accumulation ? Dans les 1 % de la population la plus riche. »
Les excès que nous avons rencontrés découlent directement de cette osmose entre les États surdépensiers et les banques qui ont beaucoup moins de crédits et ont jugé superficiellement les crédits des États comme étant sans risque.
Malheureusement, le monde est désormais à la merci d’une hausse des taux d’intérêt...
Absolument. Récemment, je suis allé au Japon où l’un des principaux responsables de banque m’a dit : « Si les taux japonais montent de 2 %, l’intégralité des fonds propres des banques japonaises est perdue ».
D'autre part, il y a une inégalité explosive dans les endroits où le capital s’accumule. Les 80 % des Français qui vivent entre 1 et 3 SMIC n’accumulent plus assez d’épargne ; ils ont des comptes-épargne qui ne rapportent que 1 à 2 %, et ce pour des montants très faibles. Où se situe l’accumulation ? Dans les 1 % de la population la plus riche.
Mon souci avec la situation actuelle, c’est que les gens qui ont de très grandes fortunes financières n’investissent pas dans l’industrie. C’est la grande faiblesse des États-Unis. Il y a de nombreux de millionnaires financiers qui, parce qu’ils ont réussi à devenir millionnaires en regardant leur écran, ne cherchent pas à créer suffisamment d’emplois, de nouvelles entreprises, etc.
En tant qu'ancien banquier, quel regard portez-vous sur l’évolution de ce métier entre l’époque où vous avez débuté votre carrière et celle où vous l’avez finie ?
Le métier de banquier consiste (on a tendance à l’oublier) à placer l’argent des clients de façon prudente pour que cet argent serve à créer de nouvelles richesses. C’était 60 à 70 % de l’activité du banquier. Historiquement, le métier consistait donc à prendre des positions longues avec de l’argent court. Cette idée existe toujours. Simplement, les banques se sont rendu compte que l’on gagne très mal sa vie avec ça, tandis que les nouveaux outils et technologies de l’information permettent de transformer leurs gains modestes en montants considérables. Les banques ont alors compris qu’elles pouvaient accroître leur bonus grâce aux activités plus spéculatives.
Vous avez des banques qui prêtent à de vrais clients, comme des PME et des entreprises plus importantes, dix fois leurs fonds propres et qui prennent des risques en « hors bilan », pour 50 à 80 fois leurs fonds propres. Le bilan et le hors bilan de la seule Deutsche Bank était égal à la moitié du PNB de l’Allemagne !
Le développement de ces activités, autorisées par les pouvoirs publics, les banques centrales, les conseils d’administration, s’est fait sans contrôle, en l’absence, dans les banques centrales, de personnes capables d’analyser ce qui se faisait, de contrôler et de prendre des mesures. En conséquence, la banque traditionnelle a décru en importance et, maintenant, entre 20 et 40 % du résultat des banques appartient aux banques spéculatives.
« En 1970, le salaire du président de General Motors était cinquante fois le salaire d’un ouvrier. Aujourd’hui, c’est 500 fois ! »
De plus, les dirigeants de banques françaises sont rarement d’anciens banquiers, mais de hauts fonctionnaires. C’est une autre raison de l’orientation des banques vers la spéculation.
Par ailleurs, un troisième métier est monté en force : celui de la gestion de fortune. Entre 1970 et aujourd’hui, le nombre de millionnaires a été multiplié par mille dans le monde. Or, il faut gérer leur argent. C’est une activité relativement rentable pour les banques. La gestion de fortune et l’exubérance dans les activités de marché ont permis à des individus clés des comités de direction de gagner énormément d’argent et à certains établissements d’être très profitables.
Parlons des rémunérations justement. Les rémunérations des dirigeants sont restées assez stables au XXe siècle, avant d’exploser dans les années 2000. Qu’en pensez-vous ?
L’ensemble des modes de rémunération des hauts dirigeants a été déconnecté de beaucoup de réalités. En 1970, le salaire du président de General Motors était cinquante fois le salaire d’un ouvrier. Aujourd’hui, c’est 500 fois !
Mais je pense que cela va changer. La FED et la BCE ont interdit aux banques les prises de position sur les marchés pour compte propre. Cette source majeure, entre 15 et 30 % selon les établissements, de rémunération de peu d’individus — 50 traders et 10 membres du comité de direction — va disparaître.
Vous avez beaucoup écrit sur l’avenir de la banque au XXIe siècle. Après le scandale du Libor mi-2012, beaucoup de grands banquiers anglo-saxons ont pris position assez fermement pour la séparation des activités bancaires. Qu’en pensez-vous ?
Je crois qu’une banque doit pouvoir exercer quatre ou cinq métiers avec une haute compétence : prêter au tissu industriel, gérer les patrimoines, gérer des sociétés multinationales et avoir une capacité à comprendre les marchés et à mouvoir les fonds. Ce sont les quatre grandes fonctions des banques. Je laisserais la banque d’affaires dans la banque, en exigeant qu’elle ait des fonds propres pour les opérations spéculatives. Vous verrez à ce moment-là que les opérations spéculatives vont se dégonfler de 40 à 70 %.
Quelle serait la banque de l’avenir ? Il s’agirait d’une banque où l’élément spéculatif pour compte propre a été éliminé, où il n’y a plus d’actifs toxiques dans ses livres. Il faut voir qu’entre 2009 et 2010, les crédits douteux, les actifs toxiques sur les banques européennes étaient de l’ordre de 700 à 800 milliards d’euros. C’est énorme !
Propos recueillis par Olivier Berruyer, le 11 décembre 2013.
Découvrez la suite de cet entretien la semaine prochaine...